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savants et populaires

C. L’écriture encyclopédique et la place du loup dans le Livre-Monde sauvage

4. D’une écriture sur le sauvage à une écriture du sauvage

De ce fait, l’écriture encyclopédique semble manifester une complicité étonnante avec le monde sauvage, du point de vue du fond mais aussi de la forme : dans son mode de fonctionnement même, la tentative d’une stricte organisation de la matière sauvage demeure souvent vaine et n’empêche guère le discours encyclopédique de foisonner, de surgir et de surprendre ses lecteurs par son caractère quelque peu aléatoire, déjà remarqué chez Isidore de Séville. Complices de cette écriture foisonnant et plurielle, les animaux s’exposent dans des rubriques comme pour signifier une étonnante caravane qui, défilant sous les yeux du lecteur pourrait tout emporter sur son passage.

En dépit du foisonnement de sa matière animale, l’écriture encyclopédique se caractérise pourtant par un certain dépouillement, une nudité presque sauvage, assortie d’un phrasé généralement « assez simple, reposant sur une structure phrastique particulièrement

596 Ibid., p. 247.

597 Selon les mots de Bernard RIBEMONT dans « Les encyclopédies et la domesticité animale : quelque exemples d’oiseaux ‘à la ferme’ », dans De natura rerum…op. cit., p. 415-34.

598 Sur ces considérations, cf. ibid.

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élémentaire600 ». Hildegarde de Bingen ferait peut-être ici figure d’exception, quoique la notice du loup prenne parfois les accents assez secs d’un livre de cuisine.

Généralement, le style encyclopédique est en effet truffé de verbes d’état assortis de leurs attributs lorsqu’il s’agit de décrire le comportement des animaux, voire de compositions simples à partir d’un verbe d’action et de son complément, avec parfois quelques ramifications formées par des subordonnées relatives, conjonctives ou comparatives. Lorsque la phrase se complexifie, c’est souvent par le biais d’incises ou d’énumérations, de « listes d’attributs601 » par exemple, plus ou moins redondantes et intégrées au jeu de la coordination. Du point de vue extra-syntaxique, l’écriture encyclopédique fonctionne par déroutes et rajouts qui « détournent le texte de son parcours logique602 », presque comme le loup oscillant sur les chemins de traverses. Ainsi aboutit-on à un

palimpseste absolu qui, au détour de chaque ouvrage, introduit les infimes variations qui, partant de la nature des choses, donne au lecteur la nature d’un texte603.

Plus encore que l’écriture du Livre-Bête dont on a vu que ses pages étaient pourtant envahies par le sauvage, l’écriture encyclopédique s’impose finalement comme une écriture de la marge, qui n’expose ses sources que pour mieux les contourner parfois ou leur redonner vie ; une écriture qui, de l’aveu même de Bernard Ribémont, « se situe sur une ligne de faîte, ou sur ses franges604 » pour s’épanouir dans l’espace de la marginalité. Cela, on le remarque notamment dans l’œuvre étonnante d’ ildegarde de Bingen605 où « la question de l’auctoritas est évacuée606 » au profit d’un poétique de la vision, qui nous entraîne loin des héritages dans un monde nouveau où se succède merveilles et recettes miraculeuses.

Là clé de l’écriture encyclopédique se trouverait-elle donc dans ce « dégagement rêvé » vis-à-vis des codes de la tradition, le seul à même de laisser « surgir » une espèce de folie, folie du sauvage et de ses caractères, folie au pays des merveilles et du foisonnement débridé ? Le parcours de quelques notices nous a montré que c’était vers pareille sensibilité que tendait effectivement l’évolution des encyclopédies au XIIIe siècle, en particulier dans les oeuvres rédigées en langue vernaculaire : chez Brunetto Latini, l’accumulation des fantasmes

600 Ibid., p. 70.

601 Ibid., p. 71.

602 RIBEMONT B., La Renaissance du XIIe si cle et l’encyclo é disme…op. cit., p. 190.

603 RIBEMONT B., De natura rerum…op. cit., p. 144.

604 RIBEMONT B., La Renaissance du XIIe si cle et l’encyclo é disme…op. cit., p. 64.

605 Ibid., p. 143.

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exacerbe ainsi les natures du loup jusqu’à lui donner tous les pouvoirs, autrement dit celui du Verbe, pouvoir d’un langage polyphonique en forme de folle omnipotence :

Et quant il usle de sa vois, il maine tousjours son pié devant sa bouche, pour moustrer que ce soit pluors leus

[BRUNETTO LATINI, Li Livres dou trésor, « Histoire naturelle », CLXXXX, p. 167.]

Que penser de cette image plus signifiante encore peut-être du rapport entre le loup et le langage que celle du regard hypnotique ? N’illustre-t-elle pas mieux que toute autre métaphore la polyphonie à l’œuvre dans le verbe encyclopédique, foisonnant palimpseste, concert à plusieurs voix, donné sur une page tant de fois grattée, tant de fois réécrite ? Tel le loup solitaire imitant la voix de ses comparses en plaçant une patte devant sa bouche, le texte encyclopédique s’écrit à plusieurs mains dont une seule travaille au présent. Plus encore, le texte encyclopédique est lui aussi un « appel607 » : un appel aux savants du passé comme aux générations futures, un appel à la réécriture, à la renovatio. Cest du moins ce dont témoigne au XIVe siècle le projet de Jean Corbechon qui, dans son adaptation du Liber de

proprietatibus rerum608, fit le choix de la liberté plus que de la traduction, tout en travaillant à condenser son texte-source voire à le simplifier, dans cette optique de vulgarisation qui a fait son succès609.

En effet, l’évolution du genre encyclopédique semble avoir été dans le sens d’une libération de l’écriture dans la transmission des savoirs, au sein de livres ouverts aux influences diverses et à la rénovation de formes anciennes. Dans cette dynamique, l’écriture des savoirs s’est montrée perméable, surtout à partir du XIIIe siècle, à un certain nombre d’infléchissements dans le traitement de la matière sauvage. C’est ainsi que l’on a vu se développer au siècle suivant une « production littéraire originale et éphémère610 », symptomatique de l’évolution des rapports unissant le livre à l’animalité à la fin du Moyen Âge : il s’agit de la littérature cynégétique ou plutôt des « livres de chasse », selon une formule plus appropriée, à travers laquelle l’on distingue déjà des enjeux essentiels liés à la matérialité du support de l’écriture en tant qu’espace sans cesse redéfini du sauvage et de l’écriture.

607 RIBEMONT B., De natura rerum…op. cit., p. 97.

608 DUCROS J., « Le lexique de Jean Corbechon », dans Bartholomaeus Anglicus "De proprietatibus rerum" :

texte latin et réception vernaculaire, éd. B. Van Den Abeele, H. Meyer, Turnhout, Brepols, 2005, p. 109. Cf.

aussi p. 113 : « Plus qu’une traduction littérale, le traducteur se livre à une réécriture ».

609 Ibid., p. 115.

610 STRUBEL A. et DE SAULNIER C., La poétique de la chasse au Moyen Âge. Les Livres de chasse du XIVe

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D. Fin de partie : les livres de chasse au XIVe siècle et l’aboutissement du

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