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savants et populaires

4. Leitmotivs du loup : la parole et l’écrit, le souffle sauvage

Une fois encore, le traitement de ce motif étonnant que constitue le regard hypnotique531 révèle son caractère essentiel. En effet, il se trouve au cœur même de notre sujet d’étude en ce qu’il trahit l’affinité du loup avec la question du langage humain dans les consciences médiévales. Dans cette perspective, l’on ne s’étonnera guère de constater, à partir du tableau constitué en amont, que ce leitmotiv constitue avec l’automutilation l’une des deux natures du loup les plus souvent reprises par les auteurs et traducteurs de bestiaires. Avec

Bestiaire de Cambrai, dont la brièveté significative atteste un choix original d’évacuer des

interprétations didactiques532, l’on constate que lorsqu’il ne s’agit de retenir que deux natures, le choix se porte d’une part sur le pouvoir paralysant du regard du loup et d’autre part sur sa tendance à se mordre la patte lorsqu’il a fait du bruit pendant la chasse :

La nature dou leu si est que, quant il voit premiers .i. home anchois que li hons le voie, li hons en pert de se forche et de se vois et converso. Et quant il effosse par nuit et il passe et fait noise au passer, il mort sen piet.

[Bestiaire de Cambrai, notice 26, p. 76.]

Quel est le sens de pareille sélection ? L’on pourrait penser qu’il s’agit là d’un signe de fidélité à la tradition, le regard hypnotique du loup ayant été déjà largement relevé depuis

529 Voire à réciter pour lui-même la formule d’Ambroise ?

530 Ibid., p. 44-47.

531 Notons d’ailleurs que cette prépondérance se vérifiera aisément dans l’étude iconographique.

532 Sauf dans les notices 9 et 32, respectivement consacrées à la grue et au lion. Cf. KOSTA-THEFAINE J.-F., Le

bestiaire de Cambrai : 1260, éd. Jean-François Kosta-Théfaine, Rouen, C. Chomant (coll. « Textes anciens »),

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Pline l’Ancien, puis relayé au Moyen Âge par Isidore de Séville ; mais l’on se rend compte également qu’une fois de plus, le motif de l’automutilation échappe à la règle. En effet, celui-ci ne figure ni dans les Etymologiae ni dans le Physiologus où il est certes question d’un boitillement du loup mais pas d’autopunition. Au contraire, « le Physiologue dit » que le loup qui boîte joue en réalité la comédie533. Par ailleurs, l’on pourrait postuler que ces deux natures jouissent d’un potentiel allégorique fort, ce qui est indéniablement le cas concernant le regard paralysant ; c’est d’ailleurs ce qu’a pu le démontrer l’étude du Bestiaire de Pierre de Beauvais et c’est aussi ce que l’on observe chez Richard de Fournival :

qant il a amour entre aus deus, si li um puet perchevoir par le femme meisme premerains qu’ele l’aint, et qu’il sache tant qu’il li fache reconnoistre, elle a puis perdu le hardement d’escondire. Mais pour che que je ne me poi tenir ne souffrir de vos dire mon corage avant que je seusse riens del vostre, m’aviés vous eskievé. Che vous ai jou oï dire aucune fois, et puis que je fui premerains veüs, selonc le nature du leu, j’en dui bien perdre le vois.

[RICHARD DE FOURNIVAL, Bestiaire d’Amour, p. 162-164534.]

Comme le résume Jean Bichon, « Le loup, c’est la dame. Richard a été ‘vu’ le premier, parce qu’il a eu l’imprudence de montrer son cœur en avouant son amour. Il a donc perdu sa voix.535 ». L’assimilation de l’amant à l’homme étourdi par le pouvoir du sauvage ainsi que l’analogie entre la femme inaccessible et ce loup « magique », incarnation du sauvage et de l’altérité, sont en effets très riches, allant même jusqu’à préfigurer peut-être le mal-être à venir dans l’univers courtois.

Cependant, en ce qui concerne le motif de l’automutilation et conformément au mouvement d’ « assouplissement des conventions génériques du genre536 », Richard de Fournival est le seul à persévérer dans l’exégèse, exégèse courtoise et non théologique ni moralisante ; ce qui invalide aussi l’hypothèse selon laquelle ces deux motifs auraient été retenu en raison de leur seul potentiel exégétique :

si est que s’ele va si avant de parole que li hom s’aperchoive qu’ele l’aint, tout aussi que li leus se venge par se bouche de son pié set ele trop bien par forche

de parole racouvrir et ramanteler chou que ele a trop avant alé ; car volentiers

veut savoir d’autrui che que ele ne veut mie que on sache de li, et d’omme q’ele cuide qu’i l’aint, se set ele tres fierement warder.

[RICHARD DE FOURNIVAL, Bestiaire d’Amour, p. 168-70.]

533 Rappelons la citation tirée de la troisième collection dans Physiologos : le bestiaire des bestiaires…op. cit., p. 295 : « lorsqu’il rencontre un homme, il fait mine de boiter, alors qu’il n’a pas la moindre blessure à la patte ; son cœur est fourbe et ne pense qu’à la rapine. »

534 RICHARD DE FOURNIVAL, Le Bestiaire d’amour et La Response du bestiaire, éd. G. Bianciotto, Paris, H. Champion, 2009.

535 BICHON J., L’animal dans la littérature des XIIème et XIIIème siècles, Lille, Service de reproduction des thèses de l'Université, 1976, p. 722.

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Là se trouve la clé de la fascination des auteurs médiévaux pour ces deux leitmotivs du loup, entre péché de langue et silence imposé : en effet, le loup entretenant un rapport étroit avec la parole et la voix, avec le souffle même dans l’imaginaire médiéval, ceci fait de lui le réceptacle privilégié d’un questionnement sur la bonne ou la mauvaise parole, la parole séductrice, celle qui ravit537. Comme on l’a vu avec la contre-figure de saint Blaise, le loup lie

et noue les gorges538, et le Bestiaire d’Amour rimé illustre à ce titre le dicton selon lequel celui qui est enroué a vu le loup :

Sui je enroés ? Pour quoy ? […] se li leus premierement Le [l’hons] puet veoir, ains que ve s

Soit de l’omme n’aperçe s , L’omme convient a enroër. [Bestiaire d’Amour rimé, v. 251-9 p. 11.]

Le loup est bel et bien un agent de parole, celui qui donne et qui reprend la faculté de parler, celui qui à loisir peut mentir ou dire la vérité :

et puis que je fui premerains veüs, selonc le nature du leu, j’en dui bien perdre le vois. C’est une raisons par coi chis escris n’est mie fais en chantant, mais

en contant.

[RICHARD DE FOURNIVAL, Bestiaire d’Amour, p. 164.]

L’on remarque ici que l’écriture vient au secours de la parole empêchée pour faire en sorte que le poète ne meure pas sous le coup du sort jeté par le loup ; autrement dit qu’il ne cesse point encore de parler. Pour autant, si Richard ne cesse de clamer son mutisme, le leitmotiv de la rencontre hypnotique avec le loup – entendons, la dame – le rend très prolixe : en effet, celui-ci revient sans cesse dessus dans le cours du Bestiaire, le thème étant repris dès le paragraphe suivant, alors qu’il est question du cygne et non du loup :

car tres dont deusse je bien avoir le vois perdue que le leus me vit premerains, c’est-à-dire que je reconuit que je vous amoie

[RICHARD DE FOURNIVAL, Bestiaire d’Amour, p. 166.]

Dans sa Réponse la dame revient d’ailleurs à son tour sur ce thème avec une insistance peu commune :

Car aussi que vous m’avés dit du leu, que se nature si est tele que se li hom le voit premierement que li leus sui, il pert sa forche et son hardement, et se li leus voit l’omme premiers, li hom en devient esreués et en pert aussi comme le parole, je doi bien dire que je fui premierement veue de vous, que je doi bien tout par cesti raison apeler leu. Car je puis mauvaisement dire

537 Cf. l’étymologie supposée du nom « loup », par exemple dans Le Bestiaire : version longue…op. cit., p. 225 : « D’une beste qui est apelee leus Physiologes nos dist que leus, cis mos, vient de ‘ravisement’ ».

538 Celui qui les dénoue et rend la parole aux hommes n’est autre que Saint Blaise, qui tient son nom du loup mais a également le pouvoir de guérir les gorges malades.

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cose qui puist contrester a vous ; et pour che puis je bien dire que je de vous ai esté veue premiers, dont je me doi bien warder de vous, se je sui sage.

[RICHARD DE FOURNIVAL, Réponse au Bestiaire d’Amour, p. 284-6.]

Les deux amants se livrent ainsi à une lutte sans merci au cours de laquelle chacun accuse l’autre d’être un loup et de lui avoir coupé la parole : pour autant, ce thème la parole empêchée ne débouche-t-il pas sur une impressionnante joute verbale ? Dans cette bataille, la dame aura le dernier mot, signe peut-être qu’en dépit de ses dires (« Je de vous ai esté veue premiers, aussi comme devant a esté dit de le nature du leu539 »), c’est bien elle, le loup qui a vu Richard en premier, lui ôtant par là-même sa voix et sa puissance évocatrice.

Cette dialectique entre parole, écriture et sauvagerie a donc éminemment marqué les auteurs des bestiaires, ainsi que les peintres qui ont enluminé leurs textes. Mais lorsque la parole n’est plus possible et que l’écriture devient difficile, c’est l’image qui vient au secours de l’expression littéraire, formant ainsi un rempart contre le silence allié au caractère sauvage du loup. À moins qu’elle ne lui offre un réceptacle inespéré, une voie d’accès privilégiée et inattendue dans la sphère de l’écriture ?

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