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savants et populaires

A. Les noms du loup : pour une approche ethnolinguistique de l’animal sauvage

3. La géographie des mots sur le chemin des loups

Forêt du loup, noms du loup…Indissociable de l’anthroponymie, la toponymie fait « partie intégrante du patrimoine culturel, historique voire identitaire305 » et fonctionne

298 BOTOYIYE G.A.D., Le passage à l'écriture…op. cit., p. 66.

299 Ibid., p. 67.

300 TRIN A., Les loups dans la légende et dans l'histoire, Rodez, Subervie, 1980, p. 48-49.

301 Ibid., p. 49.

302 RIBARD J., Le Moyen âge : littérature et symbolisme, Paris, H. Champion, 1984, p. 73.

303 Ibid., p. 81.

304 Ibid., p. 86.

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comme agent de « transmission du savoir306 ». Ainsi les noms de lieux portant la marque du loup témoignent-ils du passage de la bête, de sa présence voire de son influence, lesquelles perdurent à travers les siècles dans la toponymie, là même où toute trace du monde sauvage a parfois disparu depuis longtemps : c’est le cas au Louvre dont le nom proviendrait de Lupara qui désigne « un lieu hanté par les loups307 ». Dans d’autres lieux, le lien n’est point aussi ténu et les endroits baptisés du nom du loup sont le plus souvent situés en forêt, tel Saint-Leu-la-Forêt dans le Val d’Oise, dont l’orthographe a conservé sa forme médiévale. Partout en France, l’on rencontre des lieux-dits dont l’appellation témoigne de la guerre menée contre la

beste noire : ainsi en est-il des Tuloup ou Dupanloup, lieux où l’on a mis à mort ou pendu le

loup, mais aussi du Pasdeloup par lequel il passait, ou du Virelouvet où tournait l’animal. À l’instar de l’anthroponymie, la toponymie se situe aux confins de l’oralité et de l’écriture pour former un « domaine extrêmement troublant308 » dont la plupart des formes se trouvent « dépourvues d’histoire écrite, fixées tardivement et le plus souvent arbitrairement309 » ; c’est ce que Serge Lewuillon a pu souligner dans son article consacré aux toponymes en –loup :

Toute leur existence [les noms de lieux], dont l’origine se perd pour ainsi dire dans la nuit des campagnes, est empreinte d’une oralité possédant une finalité, des règles et des principes résolument particuliers310.

Mais l’auteur précise aussitôt, non sans s’en amuser, que la stricte application de ces règles est « aussi rare[s] que le loup blanc311 », introduisant ainsi l’idée selon laquelle il existe bel et bien une particularité liée aux toponymes faunistiques, particulièrement « frappants et souvent trompeurs312 ».

En effet, Serge Lewuillon nous met en garde contre les fausses étymologies des toponymes faisant référence aux animaux, en particulier lorsqu’il s’agit du loup, animal dont on a pu voir qu’il recelait mille facettes sémantiques comme autant de masques revêtus dans la langue : « aucun de ces faux amis toponymiques ne l’est autant que le loup313 ». L’on retrouve ici Catherine Bougy, laquelle a beaucoup réfléchi à ces « faux » loups de la

306 Ibid., p. 67.

307 TRIN A., Les lou s dans la légende et dans l’histoire…op. cit., p. 47. Une idée que nous garderons en tête au moment de relire Les Tragiques d’Agrippa D’AUBIGNE (cf. infra., « Troisième Partie » p. 526).

308 LEWUILLON S., « Les toponymes en –loup et le couvert forestier de la Gaule : remarques sur la relativité des appellations faunistiques », dans L’Onomastique, témoin de l activité humaine, colloque du Creusot, 30 mai-2 juin 1984, Fontaine-les-Dijon, Association bourguignonne de dialectologie et d’onomastique, 1985, p. 185.

309 Ibid., p. 186.

310 Ibid., p. 186.

311 Ibid., p. 186.

312 Ibid., p. 187.

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toponymie, « loups masqués314 » qui font référence à des noms de personnes portant la marque de l’animal. Ces toponymes douteux correspondent souvent à des noms de voies anciennes tels que Venelle aux loups ou Chemin des loups, qui portent certes souvent le nom du loup mais désigneraient plutôt des chemins privés appartenant à une famille du type Leloup, un nom largement attesté dans des régions où l’on rencontre ce type de toponymes315. De même pour ceux de type Chasse au loup, qui ne désigneraient pas tant les « sentiers où se faufile le loup316 » que le chemin au bout duquel habite la famille qui en porte le nom. Sans compter qu’il existe une racine pré-indo-européenne lup (« montagne arrondie ») qui se prête tout à fait à quelque malentendu317, Serge Lewuillon prévient contre une confusion possible entre les étymons lucus (« bois sacré ») et lupus318, les croisements avec l’anthroponymie germaniques dérivée des noms Liubo, Loth et Lupinius, ainsi que l’amalgame entre le nom du loup et les racines germaniques loo (« bois ») et warc/warg319 : mais ce terme qui désigne le « marginal » ne s’apparente-t-il pas au loup, lui qui mène aussi une « existence errante et prédatrice au sein des marches forestières320 » ?

Dans ce jeu étymologique et généalogique, où le loup se veut la « métaphore de la forêt et de ses modes d’existence321 », peut surgir l’homme ou la bête à chaque « coin de rue ». De fait, les frontières spatiales et symboliques tendent à s’effacer pour laisser se confondre le monde sauvage et la société humaine, dans un jeu si complexe qu’on a pu être tenté de chercher une grammaire de la langue toponymique. Ddésireuse de percer le mystère de cette langue toponymique, Catherine Bougy a d’ailleurs, dans cette optique, recensé un certain nombre d’occurrences qu’elle a classées selon leurs formes afin de distinguer les substantifs autonomes (Au loup) de ceux déterminés soit par un participe (Le loup pendu), soit par un adjectif (Haut-Loup), soit par un syntagme nominal (La fosse aux loups). Catherine

Bougy a également recensé des substantifs formés à partir d’un dérivé tels que La louvière, attesté dans le Roman de Renart) et des bases verbales comme Chanteloup322. Cette structure

314 BOUGY C. « Le loup dans la toponymie de la Basse-Normandie », dans Repenser le sauvage grâce au retour

du loup. Les sciences humaines interpellées, dir. P. Madeline et J.-J Moriceau, Caen, MRSH, Presses

universitaires de Caen, 2010, p. 139.

315 Ibid., p. 152.

316 Ibid., p. 153.

317 POREBSKI-GARTNER I., Les noms d’animaux en to on ymie française et étrang re, thèse de Doctorat Vétérinaire, Lyon, [s.l.], 2001, p. 40. Cf. VOLUME II, ANNEXE I« LES TOPONYMES DU LOUP EN FRANCE »

d’après I. Porebski-Gartner. 318 Ibid., p. 193. 319 Ibid., p. 194. 320 Ibid., p. 194. 321 Ibid., p. 195. 322 Ibid., p. 140.

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associant l’impératif au vocatif, attestée depuis le XIe siècle, est d’ailleurs caractéristique des toponymes animaliers323.

En effet, nombre des toponymes dont nous gardons trace aujourd’hui sont hérités des différents dialectes qui avaient cours au Moyen Âge, ce qui achève de brouiller les pistes et d’égarer le chercheur dans ce monde sauvage qui, manifestement, dispose de ses propres codes et de sa propre langue. Dans ce monde où le sens menace chaque fois de se dérober à qui emprunte ses chemins tortueux, l’on se demande ce que signifient les énigmatiques

Chanteloup, Chanteleu, Cantaloup ou Canteloup, qui ne désigneraient pas tant le lieu « où

l’on a entendu le loup chanter324 » que le rocher ou le promontoire sur lequel il se dresse. Marie-Thérèse Lorcet estime à ce sujet que « la racine pré indo-européenne canto ‘pierre, hauteur’ semble une hypothèse beaucoup plus probable325 ». Mais alors, que signifie La fosse

aux loups, entre « accident de terrain sur la propriété d’un certain (Le)loup », zone de

piégeage à connaître pour la sécurité des riverains, ou cavité naturelle à éviter326 ? Et que penser de La Louverie, lorsque l’on sait qu’entre le XIIe et le XIVe siècle, de nombreux hameaux familiaux adoptaient des terminaisons en « -ière » ou « -erie » alors que cette appellation conserve la trace du passage de la louveterie327 ?

Avec la toponymie, nous pénétrons au cœur d’une espèce de « langue sauvage », comme le souligne Serge Lewuillon :

La toponymie, qui ne connaît ni Dieu, ni maître ; rime bien souvent avec l’anarchie. Qui oserait revendiquer de l’avoir définitivement apprivoisée328 ?

Le terme employé suggère ainsile caractère indomptable de cette langue étonnante, comme si le sens des messages délivrés par la toponymie du loup se dérobait sans cesse. De fait, l’on ne sait finalement jamais avec certitude si l’on a affaire au loup, à une personne portant son nom, à un marginal ensauvagé, à un bois, au souvenir d’un acte de chasse ou à celui d’une bête « coupable », tuée ou capturée vivante : ainsi le Cul de loup, souvent attesté dans les campagnes françaises, peut-il aussi bien désigner un vallon que suggérer la présence d’un animal ou indiquer de façon métaphorique un lieu difficile d’accès, un « paysage sauvage329 », incontestablement. Mais n’est-ce pas là le charme même de cette langue

323 Ibid., p. 146.

324 Ibid., p. 145.

325 WALTER H. avec AVENAS P., L’étonnante histoire des noms de mammif res…op. cit., p. 31.

326 BOUGY C. « Le loup dans la toponymie…op. cit., p. 147-148.

327 Ibid., p. 150.

328 LEWUILLON S., « Les toponymes en –loup et le couvert forestier de la Gaule : remarques sur la relativité des appellations faunistiques »…op. cit., p. 185.

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énigmatique, protéiforme et polysémique, qui possède autant de facettes et de formes que le loup lui-même ?

D’après ce que l’on a pu conclure de l’étude des noms du loup, l’environnement linguistique qui s’est développé autour de l’animal sauvage fait sens au cœur d’une dialectique entre son caractère insaisissable et les multiples moyens mis en œuvre pour en fixer les différentes formes et significations. Ainsi, derrière une racine étymologique admise par les communautés linguistiques européennes se cachent de nombreux noms du loup, forts d’un éventail sémantique si impressionnant qu’il menacerait presque qui voudrait le déployer. Autrement dit, si l’essence de cette « langue des loups » réside dans sa façon de se dérober à toute univocité dans son interprétation, elle se fond dans des formes qui, telles que la toponymie ou l’anthroponymie, lui imposent une certaine stabilité, encouragée par l’écriture qui, pour autant, ne résout pas tous les mystères du sens. Mais quelle peut bien être l’issue des contradictions liées à cette expression évoluant au gré des fantaisies de la bête sauvage, cette bête que l’on a nommée pour la faire exister et qui depuis n’existe que pour changer de nom, entendons, de forme ? Ces contradictions ont-elles seulement un sens, ou ne posent-elles pas d’autres questions, suggérant d’autres pistes de réflexion pour ouvrir la porte à de nouveaux univers du sens ?

B. Le loup dans la tradition parémiologique, à la croisée de la transmission orale du

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