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En guise de conclusion : de l’oralité à l’écriture, vers la littérarisation des savoirs sur le sauvage

savants et populaires

C. En guise de conclusion : de l’oralité à l’écriture, vers la littérarisation des savoirs sur le sauvage

De la mémoire des noms aux livres de proverbes, de la conversation à l’œuvre littéraire en passant par le recueil, le savoir médiéval a connu plusieurs vies comme autant de modes d’inscription dans la parole humaine. Mais peut-être le fossé est-il plus grand entre l’utilisation du proverbe dans le cadre de l’oralité et son inscription dans un recueil plus ou moins ordonné, qu’entre ce mode-ci et l’utilisation du proverbe comme artifice littéraire dans les œuvres narratives ; et ce même dans le cas où l’énoncé proverbial serait employé pour « mimer » une forme d’oralité poétique. En effet, quels que soit ses enjeux, mnémoniques ou plus proprement littéraires, la transcription du proverbe sonne comme une « altération403 » en tant qu’énoncé vivant, ce qui a fait dire à Elisabeth Schulze-Busacker que « l’étude du proverbe médiéval404 » ne pouvait pas tant coïncider avec celle d’une « page de la culture orale405 » que « développer une esquisse de l’histoire d’un procédé rhétorique406 ». En effet,

401 GUILLAUME DE LORRIS, JEAN DE MEUN, Le Roman de la Rose, éd. F. Lecoy, Paris, Librairie Honoré Champion, CFMA, 1975.

402 SCHULZE-BUSACKER E., Proverbes et expressions proverbiales…op. cit., p. 26.

403 Ibid., p. 7.

404 Ibid., p. 7.

405 Ibid., p. 7.

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l’ « influence de l’écrit407 » est devenue prégnante sur l’évolution du genre, à compter de la vogue qu’ont connus l’essor des recueils. Ce phénomène concerne d’ailleurs l’ensemble des modalités d’existence du proverbe, depuis l’emploi exemplaire de la parole proverbiale à sa mise en vers ; et ce jusqu’à son inscription quasi systématique dans les grandes œuvres narratives du XIIe au XVe siècle.

Dans la longue histoire de sa constitution en tant que genre littéraire et son inscription dans la mémoire des lieux ou la littérature, par-delà l’évolution indéniable du savoir sur le sauvage et sur le loup en particulier, l’énoncé médiéval semble n’avoir jamais vraiment perdu le soutien de l’oral, même factice, même trompeur et fictionnel. Contrairement au nom ou à la grammaire toponymique, le proverbe s’est progressivement émancipé de l’oralité pure pour s’intégrer à la sphère de l’écrit, d’abord par le biais de sa mise en recueil puis par l’utilisation de ceux-ci dans le cadre de la prédication. Comme on l’a vu, celui-ci a d’ailleurs démultiplié les possibles formels et signifiants du genre, avant que le proverbe ne se métamorphose une fois encore dans la sphère littéraire et narrative. Mais dans ce cadre-là, le proverbe a existé avant tout pour restaurer dans la tradition écrite un peu de la chaleur et de la présence qui font le charme de l’oralité. D’ailleurs, après avoir existé avant tout dans le récit et notamment dans les prologues, le proverbe a progressivement disparu « dans la narration et la digression auctoriale408 » pour s’épanouir dans le discours et dans le style direct409. Voilà qui laisse penser que dans sa poétisation même, le proverbe n’a jamais cessé d’entretenir un rapport étroit avec l’oralité, s’en détachant pour mieux revenir à elle ; à moins que dans certains cas, le proverbe n’ait pris une autre voie, non pas tant orale et morale que proprement poétique.

Au demeurant, deux recueils semblent se positionner à la tangente de ces deux modalités indémêlables que sont l’oralité et l’écriture, ainsi qu’aux deux extrémités chronologiques de la vogue des proverbes : Li Proverbe au Vilain, daté du dernier quart du XIIe siècle, et les Proverbes en rimes, recueil illustré du XVe siècle. Le premier a marqué un tournant dans l’histoire des relations unissant les proverbes et la littérature, d’une part parce qu’ « il y a peu d’œuvres littéraires […] qui ne s’y réfèrent pas410 » et d’autre part parce que ce recueil a pour la première fois développé une véritable mise en scène textuelle du proverbe. Placé dans la bouche de cet énonciateur fictif qu’est le vilain, l’énoncé proverbial se voit ainsi ritualisé, notamment par la formule « ce dist li vilains », tandis que se profile une première esquisse de sa poétisation : par la mise en rimes ainsi que par la narrativisation, chaque

407 Ibid., p. 43.

408 Ibid., p. 62.

409 Ibid., p. 62.

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proverbe se trouve en effet mis en scène dans un sizain narratif qui plante le décor de la strophe et constitue un contexte fictionnel propre. Ainsi le recueil Li Proverbe au Vilain marque-t-il « le début d’une évolution qui mettra en contact toujours plus étroit et constant la tradition parémiologique et la littérature narrative411 » ; une évolution parachevée ou couronnée par les Proverbes en rimes au XVe siècle. En effet, ce recueil fait le lien entre l’oralité et l’écriture en développant le travail de la figure du récitant, démultipliée de l’ « acteur » à l’âne, en passant par la femme ou le médecin ; en même temps, il marque une évolution du proverbe vers une nouvelle forme de poésie, et ce par le biais d’un remarquable travail de mise en texte de la parole proverbiale. Ainsi les nombreuses illustrations auxquelles donnent lieu les proverbes leur confèrent-ils autant de relief que le proverbe n’en confère à la tradition écrite, tout en réinjectant aussi un peu de ce caractère sauvage du loup dans un recueil conçu pour la lecture privée.

Si le travail de transcription et de mise en page du proverbe ont certes participé de l’uniformisation de l’énoncé parémiologique, les proverbes des loups n’ont finalement jamais cessé d’être des expressions mouvantes, ainsi qu’a pu nous le montrer l’étude, même parcellaire, des différents types de variantes et de variations. Dans une tradition manuscrite elle-même en perpétuelle métamorphose, l’évolution de la tradition parémiologique n’a point été freinée par sa relative fixation, laquelle lui a ouvert le champ des possibles et du sens, la « polylexicalité » dont parle Georges Kleiber étant d’ailleurs au cœur des enjeux du proverbe412.

En définitive, tout l’enjeu de cette réflexion tient à une aporie, elle-même relative aux multiples tentatives d’ordonnancement d’une parole qui reste cependant marquée par le caractère sauvage de sa matière. Il semblerait ainsi que la question de savoir so le proverbe médiéval s’est laissé domestiquer par l’écriture n’a pas vraiment de sens et moins encore de consistance. Quant à savoir s’il a fait entrer dans l’écriture en elle un peu du sauvage, les pages illustrées des Proverbes en rimes ou le flot de la narration littéraire nous ont montré que le sauvage du loup avait pu, par l’entremise du proverbe, imposer au texte sa propre forme sans vraiment la gauchir, ainsi que son propre univers lexical et rhétorique413. Si l’écriture proverbiale a pu mettre en œuvre les moyens pour textualiser la parole liée au loup, elle n’en a donc pas moins hérité de son essence sauvage, laquelle se traduit par une extrême malléabilité de la matière proverbiale, tant du point de la forme que de celui du sens ; une tendance

411 Ibid., p. 93.

412 KLEIBER G., « Proverbe : sens et dénomination » …op. cit., p. 516.

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irréductible à la variabilité et à la métamorphose qui en font aussi, finalement, un matériau rhétorique précieux dans la diversité des possibles qu’il offre à la littérature.

L’étude de ces deux procédés symptomatiques du passage de l’oralité à l’écriture que sont les traditions toponymique et parémiologique aura donc eu pour mérite de mettre en lumière le caractère tendancieux de cette question de l’ensauvagement ou de la domestication de la matière du sauvage par l’écriture. Ainsi pouvons-nous conclure sur l’idée selon laquelle le passage de l’oralité à l’écriture n’est peut-être pas tant affaire de domestication que de circuits d’influence et de jeux de passages, passages infinis du sens d’une forme à une autre. Qu’il s’agisse de la toponymie ou des proverbes, ces « dénominations tout à faits spéciales414 », l’étonnante conservation d’une langue archaïque héritée du Moyen Âge à travers les siècles, la polysémie et le polymorphisme sont autant de preuves de fortes interactions entre une langue parémiologique prétendument sauvage parce qu’étrangère, étrange et difficilement saisissable, nourrie de « transgressions ou écarts vis-à-vis de la langue standard415 » et les moyens mis en œuvre pour la faire entrer dans la culture de l’écrit.

Finalement, si l’oralité n’est pas plus sauvage que l’écriture, le geste scriptural n’est pas non un agent de fixation ou de « domestication » de la matière sauvage. En vérité, le seul fait de nommer le loup ne signifie-t-il pas déjà son aliénation au langage humain ? Toute parole, orale ou écrite, n’est-elle pas déjà un fait de civilisation ? Est-ce à dire que lorsque les hommes ont entrepris de mettre le monde par écrit, de faire rentrer dans un livre la Création et, avec elle, tous les savoirs sur le sauvage, celui-ci a immédiatement cessé d’exister ?

414 KLEIBER G., « Proverbe : sens et dénomination » …op. cit., p. 516.

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III. Le chemin des loups sur les voies du savoir : visions du

sauvage dans les traditions encyclopédiques et leurs

renovatii au Moyen Âge

de lupis omni tempore nobis annuntient quantos unusquisque comprehenderit, et ipsas pelles nobis praesentare faciant. Et in mense maio illos lupellos perquirant et comprehendant tam cum pulvere et hamis quam cum fossis et canibus.

[Capitulare de Villis Karaoli Magni, LXIX416.]

En l’an 813, tandis que les loups semblaient avoir déclaré la guerre à l’empire carolingien, semant partout la désolation, comme d’autres en Europe l’empereur Charlemagne a riposté en signant leur arrêt de mort. Ainsi fut créée la première institution française de louveterie dans la lignée de la « loi de Solon » qui, dans l’Antiquité déjà, encourageait la chasse au loup par un système de primes417 et à laquelle avait succédé une loi burgonde du Ve siècle destinée à réglementer la destruction des loups418. Mais au IXe siècle, les luparii ne furent plus employés que dans un seul but : détruire le loup et le faire oublier.

Ut vicarii luparios habeant unusquique in suo ministerio duos. Et ipsi de hoste pergendi et de placito Comitis vel Vicarii ne custodiat, nisi clamor supereum veniat. Et ipsi vertare studeant de hoc ut perfetum exinde habeant et ipsae pelles luporum ad nostrum opus dentur. Et unus quisque de illis qui in illo ministerio placitum custodiunt, detur eis modium de annona.

[Capitulare secundum anni DCCCXIII, VIII, Ut Vicarii luparios habeant419.]

Doit-on voir dans ce capitulaire le premier véritable contact mortifère entre le loup et l’écriture au Moyen Âge ? Annonce-t-il une espèce d’apocalypse à venir pour le peuple sauvage des forêts du monde franc, comme si tout était écrit ? L’on remarquera surtout que la renaissance carolingienne a coïncidé, de près ou de loin, avec le début de l’éradication officielle des loups et surtout avec les premiers écrits concernant sa règlementation. Fallait-il donc que la sauvagerie des loups cède sa place à la culture ainsi qu’au nouvel essor de la production manuscrite ?

416 Texte édité dans VILLEQUEZ F.-F., Du Droit de destruction des animaux malfaisants ou nuisibles et de la

louveterie, Paris, Hachette, 1867, p. 429.

417 Solon a instauré les premières primes de destruction des loups, dont le premier témoignage est rapporté par PLUTARQUE dans la Vie de Solon (46-120). Solon distribuait cinq drachmes par tête de loup et une drachme par tête de louve.

418 BERNARD D., L’homme et le Lou , Paris, Berger-Levrault, 1981.

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Les relations unissant le sauvage et la culture médiévale ne sont fort heureusement point aussi schématiques et il semblerait d’ailleurs que le haut Moyen Âge ait été en même temps une période d’étroits contacts entre ces deux concepts, comme entre la campagne et les centres urbains, la langue du peuple et celle des lettrés, la lingua latina et le sermo rusticus420. Depuis 499 et le baptême de Clovis, repaire aisé dans l’évolution de la civilisation européenne, l’Occident médiéval était pris dans une pleine période de fermentation voire de maturation linguistique et culturelle ; mais le monde sauvage n’en a pas moins trouvé sa place au cœur du Livre Monde qui s’écrivait lentement depuis la fin du VIe siècle. En effet, la « renaissance » carolingienne du IXe siècle a connu d’éminents précurseurs, dont Grégoire le Grand et sa Règle

Pastorale dans laquelle l’on trouve les premières recommandations en ce qui concerne l’usage

de la métaphore421 dans le cadre de la prédication.

Isidore de Séville reste cependant l’écrivain par excellence du Livre-Monde altimédiéval, lui dont la somme des Etymologiae répond déjà aux ambitions affichées plus tard par la politique culturelle de Charlemagne : il fut ainsi le premier à mettre en œuvre la volonté affichée de restaurer une langue correcte, à une époque où le latin avait été corrompu par les invasions barbares. Mais l’évêque de Séville a aussi eu à cœur de développer des écoles chrétiennes, dans un souci d’une transmission des savoirs qui ne prendrait pas en compte que les seules élites422. Plus généralement, il a contribué à renforcer le prestige et l’autorité de la culture de l’écrit, sans jamais cesser de s’interroger sur l’aspect phonétique voire oral de la langue. Par ailleurs, Isidore de Séville a aussi questionné le concept même de sauvage en se lançant à la « recherche d’un savoir global423 », dans une œuvre immense où tout ce qui faisait le monde au VIIe siècle devait trouver sa place.

A. L’évolution de la tradition encyclopédique, de la tradition érudite gréco-latine à

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