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savants et populaires

A. L’évolution de la tradition encyclopédique, de la tradition érudite gréco-latine à Isidore de Séville : la voie ouverte au Livre-Bête

2. Lupus in origo

La méthode aristotélicienne de classement des animaux étant complètement étrangère à Isidore, celui-ci propose une liste des bestiae ou bêtes fauves au second chapitre du Livre XII. Celle-ci commence par une série de grands félins (lion, tigre, panthère, pard et léopard) suivie d’une autre plus éclectique, composée d’animaux pour certains extraordinaires, regroupés soit par leur taille soit par leur caractère exotique (rhinocéros, éléphant, griffon, caméléon). Vient ensuite le lynx, qui s’intercale sans autre explication entre le caméléon et le castor, auquel succède l’ours avec peut-être davantage de cohérence, étant donné le milieu dans lequel évoluent ces deux mammifères. Enfin, nous arrivons au loup, qui forme avec le

434 FONTAINE J., Isidore de Séville : genèse et originalité…op. cit., p. 285.

435 Ibid., p. 285.

436 Ibid., p. 284.

437 FONTAINE J., Isidore de Séville et la culture classique dans l’Es a gne wisigothique…op. cit., tome I p. 50 : « nommer est l’acte premier et essentiel de la connaissance ».

438 Ou de toute autre chose.

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chien et le renard une triade étonnamment harmonieuse à laquelle succède le singe, isolé, puis une suite d’animaux aux noms étonnants ; après quoi le chapitre se referme sur une série de mammifères forestiers plus familiers du public médiéval, tels que le chat, le furet et le blaireau.

Isidore propose deux étymologies concernant le nom du loup, dont l’une s’avère exacte et postule un emprunt au grec, l’une des trois langues sacrées selon l’évêque de Séville, avec le latin et l’hébreu : « Lupus Graeca diriutatione in linguam nostram transfertur440 ». Il est tout d’abord question de la parenté entre le nom grec du loup et celui qui désigne la rage, maladie dont on sait qu’elle touche particulièrement les canidés sauvages :

Autem graece a moribus appellature, quod rabie rapacitatis quaequae inuenerit trucidet.

[ISIDORE DE SEVILLE, Etymologiae, Livre XII, 2, 23, p. 109.]

Quant à la seconde étymologie postulée, elle est sans nul doute beaucoup plus farfelue, mais très intéressante dans la mesure où elle nous permet de remarquer que le rapprochement esquissé entre les deux noms latins, ou entre le nom et le nom grec est avant tout d’ordre phonétique :

Alii lupos uocatos aiunt quasi leopos, quod quasi leonis, ita sit illi uirtus in pedibus441.

[ISIDORE DE SEVILLE, Etymologiae, Livre XII, 2, 23, p. 109.]

Ainsi se profile la question du son et de l’oralité, paradoxalement très présente dans une œuvre élaborée pour enrichir la culture de l’écrit des savoirs sur le monde, et lui offrir ainsi une vitrine à nulle autre pareille. Bien sûr, le recours à l’écriture a très probablement permis à Isidore de développer une réflexion nouvelle sur le mot ; mais cette attention presque obsessionnelle au nom n’était-t-elle pas déjà caractéristique de la tradition orale ? Basée sur des analogies non seulement graphiques mais aussi phonétiques, autrement dit sur le souci d’une correspondance entre l’étymologie et la sonorité du mot, la méthode d’Isidore ne recèle-t-elle pas d’emblée une dimension vocale442 ? Jacques Fontaine n’a d’ailleurs pas hésité à la rapprocher des rythmes verbo-moteurs :

On ne saurait donc s’étonner que, guidé par son dessein didactique envers des clercs dont il fallait meubler la mémoire, Isidore ait retrouvé, à travers l’héritage lointain des procédés de style de la seconde sophistique,

440 ISIDORE DE SEVILLE, Etymologiae, Livre XII…op. cit., 2, 23, p. 109.

441 Ibid., 2, 23, p. 109.

442 ISIDORE DE SEVILLE, Etymologies, III, 15, Paris, Les Belles Lettres, 2009 : « Nisi enim ab homine memoria teneantur soni, pereunt, quia scribi non possunt. » (« seule la mémoire des hommes assure la tradition des sons, ce dont l’écriture est incapable »).

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renforcés par certains aspects de l’expression sémitiques assimilés par ce lecteur de la Bible, les vertus d’un vieil instrument mnémonique des civilisation orales : celles des rythmes verbo-moteurs443.

Quoi qu’il en soit, dans sa quête de vérité, Isidore en arrive aux mêmes conclusions avec une étymologie exacte ou farfelue : est-ce à dire que sa méthode serait douteuse ? Bien sûr, nombre de ses étymologies sont infondées, mais cette pratique a perduré bien au-delà du Haut Moyen Âge et ne permet pas de jeter le discrédit sur la méthode de clercs pour lesquels le vrai est avant tout ce qui fait sens, par-delà toute espèce de jugement empirique. Remarquons à ce titre que les deux étymologies s’accordent sur un point, à savoir la caractérisation du loup rapace et sanguinaire, « quidquid pede presserit non uiuit444 ». Loin des ambiguïtés liées à l’Apollon Lycos, le lukos grec ne renvoie pas à la lumière chez Isidore, fervent chrétien pour qui le loup ne saurait se charger d’une symbolique sinon positive, du moins ambivalente. D’ailleurs, le livre XII se présente sous la forme d’une sorte de « galerie de portraits moraux445 » dans la lignée du Physiologus et du De physiognomonia liber qui présente le loup comme « rapax », « iracundum », « inuidiosum », « audax » et « violentum », dans ce qui sonne comme une terrible définition du sauvage.

Le nom « loup » fait ainsi partie de ces étymologies qui découlent non pas de la nature de l’être désigné mais de sa « conduite446 », tout en permettant aussi bien de répondre à la question cur qu’à la question unde, essentielle dans l’œuvre : « unde et quidquid pede presserit non uiuit », « Unde et subito tacenti dicitur : ‘Lupus in fabula’ ». Ainsi cette notice sur le loup présente-t-elle le double intérêt de se référer en même temps à la tradition livresque447 et à la culture populaire448 tout en glosant le proverbe bien connu « lupus in fabula449 ». Au sujet de ce dernier, Michel Banniard a d’ailleurs démontré qu’il a probablement eu « une existence populaire authentique, comme invite à le conclure un

443 FONTAINE J., « Théorie et pratique du style chez Isidore de Séville », dans Vigiliae Christianae 14, 1960, p. 92.

444 ISIDORE DE SEVILLE, Etymologiae, Livre XII…op. cit., 2, 23, p. 109.

445 ANDRE J., Etymologiae, Livre XII…op. cit., « Introduction », p. 30.

446 ISIDORE DE SEVILLE, Etymologiae, Livre I, 29, 3 (accessible en ligne sur http://www.thelatinlibrary.com/isidore/1.shtml) : « Sunt autem etymologiae nominum aut ex causa datae, ut "reges’ a [regendo et] recte agendo, aut ex origine, ut "homo" quia sit ex humo, aut ex contrariis ut a lavando "lutum" dum lutum non sit mundum, et "lucus" quia umbra opacus parum luceat. »

447 Cf. entre autres PLINE L’ANCIEN, Historia Naturalis, livre VIII, XXXIV…op. cit., p. 51 ; Scholia in

Theocritum uetera, 14, 22a et b (éd. Wendel, 1967, p. 299) ; PLATON, Res publica, I, 336d ; VIRGILE,

Bucoliques, 9, 53-54.

448 Sur la place de la culture populaire dans le chapitre consacré au loup et notamment sur l’expression très remarquée « de quo rustici aiunt » et qu’Isidore « est le seul à donner », cf. BANNIARD M., Viva voce…op. cit., p. 208-10.

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commentaire de Pline450 », avant de se retrouver chez des auteurs latins tels que Plaute ou Térence. Ainsi l’évêque de Séville passe-t-il sans transition de la langue sacrée au sermo

rusticus et d’une réflexion grammaticale à cette croyance répandue dans la tradition

encyclopédique depuis Pline l’Ancien451, selon laquelle le regard du loup exercerait un pouvoir magnétique capable de frapper de mutisme celui qu’il croise et qui a le malheur de ne pas voir la bête le premier :

Rapax autem bestia et cruoris appetens; de quo rustici aiunt vocem hominem perdere, si eum lupus prior viderit. Vnde et subito tacenti dicitur: ‘Lupus in fabula.’ Certe si se praevisum senserit, deponit feritatis audaciam. [ISIDORE DE SEVILLE, Etymologiae, Livre XII, 2, 24, p. 109.]

Sans transition toujours, Isidore mentionne ensuite une autre anecdote concernant les mœurs du loup mais se rapportant cette fois à la période de leur accouplement452, avant d’enchaîner sur leur mode d’alimentation ; et ce sans que le lecteur sache très bien s’il doit nécessairement faire le lien entre les deux informations :

Lupi toto anno non amplius dies duodecim coeunt; famem diu portant, et post longa ieiunia multum devorant.

[ISIDORE DE SEVILLE, Etymologiae, Livre XII, 2, 24, p. 109-111.]

Là encore, il est rapidement fait référence à une idée répandue depuis l’Antiquité et qui fera la fortune des Bestiaires jusqu’au XIXe siècle, selon laquelle le loup ne se nourrit pas de viande toute l’année durant. Enfin, sans plus d’explication, Isidore conclut son chapitre en rapprochant non plus les mots mais les animaux, pour rapidement mentionner le loup d’Éthiopie dont la description semble correspondre à celle du lycaon. Mais quid du lynx, confondu avec le loup-cervier dans moult encyclopédies médiévales ? Isidore ne s’est pas laissé prendre au piège et, chose encore rare à cette époque, lui a consacré une notice à part.

La progression du propos suit donc assez bien la démarche isidorienne qui part d’une explication étymologique du mot pour en saisir le sens, ce qui donne accès en dernière instance à la « réalité désignée453 ». Mais que signifient tant de soubresauts et de rapprochements plus ou moins heureux mais souvent hasardeux ?

450 BANNIARD M., dans Viva voce…op. cit., p. 209.

451 Et d’ailleurs déjà citée dans I, 37, 28 (accessible en ligne sur http://www.thelatinlibrary.com/isidore/1.shtml) : « Aiunt enim rustici vocem hominem perdere, si eum lupus prior viderit. Vnde et subito tacenti dicitur istud proverbium : ‘Lupus in fabula’ ».

452 Anecdote relatée déjà chez Aristote puis reprise par Pline, Elien et Solin, notamment.

453 FONTAINE J., « Cohérence et originalité de l’étymologie isidorienne », Homenaje a Eleuterio Elorduy, Bilbao, Publicaciones de la Universidad de Deusto, 1978, p. 133 : « on peut distinguer dans le processus de l’interpretatio étymologique trois étapes : l’explication par la cause ou par l’origine ; la saisie rationnelle de la valeur sémantique du vocable ; l’accès ainsi ouvert par la connaissance de cette valeur à celle de la réalité désignée par le mot. »

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