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De l’allégorisme à l’empirisme : évolutions des regards, des savoirs, des façons d’écrire

savants et populaires

C. L’écriture encyclopédique et la place du loup dans le Livre-Monde sauvage

3. De l’allégorisme à l’empirisme : évolutions des regards, des savoirs, des façons d’écrire

Toutefois, si l’animal sauvage n’occupe qu’un « espace textuel572 » dans les encyclopédies médiévales, contrairement aux auteurs de Bestiaires, les encyclopédistes du XIIIe siècle ne se basent pas seulement sur la tradition littéraire pour construire leurs notices sur les animaux, chacune pouvant donner lieu à une interrogation sur la part de l’observé et celle de l’héritage livresque. Dans le sillage de l’ouverture scientifique suscitée par les Écoles de Chartes ou de Saint-Victor, dans la lignée de la redécouverte de la physique aristotélicienne et du savoir arabe, l’héritage livresque ne va, effectivementn plus tellement de soi au XIIIe siècle. La description zoologique prend une nouvelle importance et entre en concurrence avec le merveilleux attaché à nombre d’animaux573, lequel demeure cependant toujours aussi attendu574. Mais c’est surtout du point de vue de la méthode que l’on constate une nette évolution : si le lien entre la partie descriptive et la partie allégoriques des Bestiaires va en s’étiolant après le XIIe siècle, l’écriture encyclopédique adopte une méthode tout aussi systématique quoique débarrassée de tout dualisme. De fait, les notices des encyclopédistes du XIIIe siècle sont rarement bipartites mais fonctionnent plutôt comme des tiroirs compartimentés, des fiches consultables où l’on distingue de prime abord quelques considérations étymologiques ; si l’on y trouve parfois quelques tentatives de rapprochement avec d’autres animaux suivant une méthode comparatiste575, la description de l’animal à proprement parler, avec ses natures et caractéristiques propres, assortie de quelques anecdotes amusantes, occupe la première place. C’est notamment le cas dans le Tractatus de naturis

animalium d’Engelbert d’Admont576 mais aussi de façon très nette dans le Speculum naturale de Vincent de Beauvais, où la notice « De lupo » s’articule comme suit577 : « De lupo », « De

572 RIBEMONT B., De natura rerum…op. cit., p. 412.

573 Ibid., p. 393.

574 Pour ces pistes de réflexion, Ibid., p. 430.

575 Le loup est ainsi dit ennemi du chien mais aussi « canis silvestris » chez Thomas de Cantimpré, tandis qu’ ildegarde de Bingen souligne la proximité pas seulement étymologique qui existe entre le loup et cet autre prédateur qu’est le lion ; quant à Brunetto Latini, il précise que pour lui le loup-cervier, le lynx donc, se situe entre le loup et les grands félins.

576 Éd. M.SCHMITZ dans sa thèse soutenue en 2007 à l’Université de Louvain-la-Neuve.

577 VINCENT DE BEAUVAIS, Speculum naturale, Hermannus Liechtenstein, 1494 (ouvrage numérisé en 2007 par l’Université Complutense de Madrid).

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artistia », « De malitia et nocietate », « De cibis », « De generatione », « De diversis genreibus lupos », « De medicinis ex lupo ». À la description générale de l’animal succède rapidement des considérations orientées, avant que l’on revienne à des éléments plus nettement aristotéliciens tels que la nourriture et le mode de reproduction ; ensuite, la perspective s’élargit à d’autres espèces animales avant que la notice ne s’achève sur des anecdotes qui font aussi de ces ouvrages théoriques quelque chose comme des « livres pratiques ».

Outre les comportements animaux susceptibles de frapper l’imagination, soulignons à ce titre combien l’attention portée à la pharmacopée marque une différence entre l’écriture des Bestiaires et l’écriture encyclopédique, laquelle fait surgir dans le texte des natures insoupçonnées chez les animaux décrits, notamment le loup : ainsi Hildegarde de Bingen conseille-t-elle, dans son Subtilitatum Diversarum Naturarum Creaturarum, la graisse de loup pour lutter contre la goutte578, avant de livrer à ses lecteurs un étonnant remède contre les maux de tête à base de bouillon de loup, tout en précisant qu’il ne faut surtout pas que le liquide pénètre par un quelconque orifice, sous peine de voir le patient sombrer dans la folie :

Et si quis prae infirmitate pestium in capito furit et frenetius est, crines de capite abrade, et lupum in aqua coque, pelle et visceribus abjectis, et caput furentis in broch ejusdem aquae lava, oculis et auribus ac ore illius cum panno ligatis, ne in oculos aut in aures aut in os illius intret, quia si de bracho illo corpus ejus utraverit, magis furit, quia ei velut venenum esset ; et sic fac per tres dies, et quamvis furor fortis sit, ille sensus suos respiciet.

[HILDEGARDE DE BINGEN, Subtilitatum Diversarum Naturarum Creaturarum

Libri Novem, XIX, p. 1327579.]

L’on retrouve ici le conseil bien connu de ne jamais avaler quoi que ce soit qui provienne du loup, sa viande n’étant pas considérée comme comestible ; ce que répète d’ailleurs Hildegarde dans le prologue de son livre consacré aux animaux580. Mais pourquoi un tel « acharnement thérapeutique » ? Les soins apportés au fou présumé seraient-ils un bon moyen d’exorciser celle attachée au loup ravisseur qui, dans la tradition encyclopédique, porte son nom en raison de la rage qui lui est corrélée ?

Dans le De naturis rerum d’Alexandre Neckam, il est question du lien entre la colique et le sang ainsi que les excréments du loup, alors que l’on apprend dans le Liber de

proprietatibus rerum de Barthélémy l’Anglais que la dent de loup guérit le « mal lunatique »

chez les enfants. Quant à Brunetto Latini, il explique dans son Livre dou trésor que la queue

578 HILDEGARDE DE BINGEN, Subtilitatum Diversarum Naturarum Creaturarum Libri Novem...op. cit., p. 1326. Trad. dans Le Livre des subtilités des créatures divines…op. cit., p. 215.

579 Trad. dans ibid., p. 216.

580 HILDEGARDE DE BINGEN, Subtilitatum Diversarum Naturarum Creaturarum…op. cit., p. 1312 : « Sed animalia quae alia devorant et quae pravis cibis uutrintur et generando fetus multiplicant, ut lupus, canis et porcus, ut inutiles herbae ad comedendum, naturae hominis contraria sunt, quia homo sic non facit. ». Trad. dans

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du loup contient une espèce de talisman en forme de philtre d’amour, que la beste prend soin d’arracher lorsqu’elle se sent poursuivie, bien consciente qu’on la pourchasse pour ce précieux attribut :

Et en la fin de sa coue a une laine d’amour, que li leus oste a ses dens quant il crient k’il soit pris.

[BRUNETTO LATINI, Li Livres dou trésor, « Histoire naturelle », CLXXXX, p. 167581.]

De la pharmacopée aux propriétés et comportements merveilleux, il n’y a qu’un pas que l’on franchit aisément au fil de l’écriture encyclopédique. Toujours avec Hildegarde, l’on découvre que la peau, les os et les poils de loup rendent irascibles, comme le sous-tendait le remède présenté plus tôt :

Et in quaeumquo domo pellis aut crinis au tossa lupi sunt, in illa homines libenter rixantur et certamina faciunt, et aerei spiritus582 propter pessimam naturam ipsius ibi liberter discerunt.

[HILDEGARDE DE BINGEN, Subtilitatum Diversarum Naturarum Creaturarum

Libri Novem, XIX, p. 1327583.]

L’écriture encyclopédique révèle ainsi de nouvelles natures ou facettes du loup, notamment l’aspect très social de l’animal dont la vie en meute revêt, un caractère égalitaire. Si l’on en croit le même Thomas de Cantimpré, le loup ne se reproduit pas tant que ses parents sont en vie et ne mâchent pas leur nourriture ; par contre, ils aiment à se purger avec des herbes. Toujours au sujet de l’alimentation, dans la courte notice qu’il consacre au loup au sein de son immense Image du monde, Gossuin de Metz précise que le loup ne dévore pas sa proie avant de s’être mis à l’abri des regards ; quant à Brunet Latin, il se fait l’écho de la croyance selon laquelle le loup certes se nourrit de vent, mais aussi de terre584. Par ailleurs, l’on retrouve dans le Livre dou trésor des natures déjà relevées dans les Bestiaires avec en tête le regard hypnotique du loup. De fait, la question du langage – ou du mutisme – hanterait-elle aussi bien les Bestiaires que les encyclopédies ? Ce qui est sûr, c’est le développement de cette tension nouvelle entre une description zoologique en train de s’affiner et le merveilleux qui envahit le texte au détriment de l’allégorisation : très succincte chez Neckam, elle est rejetée dans le prologue du Subtilitatum Diversarum Naturarum Creaturarum, tandis que Brunetto Latini la laisse complètement de côté, lui qui a fait le choix de la langue

581 BRUNETTO LATINI, Li Livres dou trésor, éd. F. J. Carmody, Genève, Slatkine Reprints, 1998.

582 Derrière ces « aerei spiritus », l’on devine assez aisément des espèces de démons auxquels le loup a partie liée tout au long de la notice rédigée par Hildegarde.

583 Trad. dans HILDEGARDE DE BINGEN, Le Livre des subtilités des créatures divines…op. cit., p. 216 : « Si, dans une maison, se trouve une peau, des poils ou des os de loup, les hommes s’y battent facilement et les esprits aériens s’y promenèrent volontiers à cause de sa nature mauvaise. »

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vernaculaire, la langue des laïcs. Si l’écriture encyclopédique du XIIIe siècle n’est donc pas scientifique au sens moderne du terme, elle prépare bel et bien le terrain à la science moderne à venir en évacuant peu à peu le souci de la glose religieuse au profit d’une curiosité empirique à l’égard du vivant : celle-ci se manifeste notamment par la collecte de diverses anecdotes sur le modèle plinien, mais aussi d’un véritable travail de classification qui, même s’il n’est pas abouti, porte la marque d’un certain progrès en termes de transmission des savoirs. La « modernisation » de l’encyclopédisme au XIIe siècle est donc avant tout modernisation du regard porté sur le monde sauvage, curiosité nouvelle dépourvue d’ambition moralisatrice : à l’allégorie se substitue la merveille et avec elle, c’est l’écriture même du monde sauvage qui s’en trouve en partie renouvelée.

Dans cette perspective, chaque compilateur fait son miel entre tradition et modernité, se faisant « alchimiste585 » pour imposer sa propre vision du sauvage et de l’écriture encyclopédique. Si Alexandre Neckam mêle adroitement grammaire et sciences naturelles dans une optique isidorienne rénovée, ildegarde de Bingen s’intéresse beaucoup à la pharmacopée et s’attache à la poésie du quotidien, tandis que Thomas de Cantimpré écrit pour les « âmes brutes » qui seraient restées insensibles au charme des Écritures et qu’il entend convertir, par sa propre écriture profane, à la contemplation mystique de la Création586. Quant au célèbre Speculum naturale de Vincent de Beauvais, lequel a connu un immense succès tout au long du Moyen Âge et encore au XVIe siècle, il affiche avec fierté sa filiation avec les Anciens tels qu’Ambroise, Aristote, Pline mais aussi le Physiologue587 ; ce qui n’empêche pas son écriture de fonctionner en « palimpseste », c’est-à-dire en réécrivant les sources du passé pour les ajuster aux attentes de ses contemporains. Dans le Tractatus de naturis animalium d’Engerlbert d’Admont, la chose est d’ailleurs plus évidente encore : si le compilateur n’a jamais recours aux sources « modernes » léguées par les Arabes, il travaille à la reformulation des sources anciennes pour produire un propos original588. Finalement, le De Bestiis et aliis

rebus du pseudo-Hugues reste l’ouvrage le plus proche des Bestiaires ; mais même ici, la

moralisation cède un peu le pas à l’observation zoologique, relayée par une « description plus neutre, sinon objective589 », et notamment à partir du Livre III qui « ignore la moralisation des Bestiaires590 ».

585 RIBEMONT B., De natura rerum…op. cit., p. 45.

586 Ibid., p. 70-71.

587 Cf. les lettrines qui leur sont réservées par exemple dans l’éd. ermannus Liechtenstein, 1494.

588 SCHMITZ M., Engelbert d’Admont (ca. 1250-1331) et son Tractatus de naturis animalium, Louvain-la-Neuve, 2007.

589 REY A., Miroirs du monde…op. cit., p. 115.

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La réduction de la part de la moralisation dans l’écriture du Livre-Monde sauvage a donc laissé plus de place au merveilleux ou à la pharmacopée. Mais remarquons également qu’elle a pu dégager un espace de réflexion plus vaste encore sur la notion même de sauvagerie. Si la distinction entre sauvage et domestique n’est pas toujours évidente dans les encyclopédies, voire inexistante chez Hildegarde de Bingen ou chez Brunetto Latini, elle prend une dimension essentielle dans l’œuvre de Jean Corbechon : dans le prologue du Livre

des Propriétés des choses, l’auteur mène une vraie réflexion sur l’opposition entre ces deux

concepts à partir d’un travail de définition qui doit certes beaucoup à la méthode isidorienne, mais développe aussi sa propre approche de la dialectique. L’auteur commence par s’en référer à l’autorité biblique, Moïse, qui distingue entre bêtes sauvages, domestiques et serpentiformes. Il ouvre des perspectives trinitaires au-delà du rapport dualiste entre sauvage et domestique, précisant plus loin que s’il existe des bêtes qui sont « toujours sauvages » et d’autres « toujours familières », certaines telles que l’éléphant sont certes sauvages mais « faciles à apprivoiser ». Tout se passe donc comme si Jean Corbechon cherchait une troisième voie à la stricte opposition entre sauvage et domestique, interrogeant ainsi ses frontières pour mieux la relativiser, et relativiser aussi l’extériorité de ce monde intouchable et hostile inscrit dans la sphère du non-humain

Suivant toujours la tradition vétérotestamentaire, Jean Corbechon définit par ailleurs le sauvage par son caractère « farouche », tout en précisant que les bêtes sauvages sont celles qui « frappent de la corne, de la dent ou du pied591 » et que le loup est le plus sauvage de tous. En effet, dans une rapide galerie de portraits adjectivaux, où s’accordent Aristote et Basile, le qualificatif « sauvage » ne revient qu’au loup, tandis que dans un second temps sa force et sa malignité se trouvent mises en avant592. Outre une volonté affichée d’opérer un classement suivant la méthode aristotélicienne de ressemblances et de différences593, laquelle doit beaucoup à Avicenne594, il est question de différencier, sous l’égide d’Aristote, les bêtes sauvages des animaux domestiques en fonction de leur milieu (« certaines bêtes sont de la ville et d’autres des bois » p. 243) ; l’auteur remarque ensuite dans un jeu de correspondances étroit que chaque espèce domestique a son pendant sauvage, y compris l’homme595. Jean Corbechon ne cesse ainsi de faire dialoguer les deux mondes, précisant par exemple que les

591 Cf. éd. G. Bianciotto, p. 242.

592 Ibid., p. 242.

593 CORBECHON évoque ainsi la différence, cruciale chez ARISTOTE, entre animaux sanguins et non-sanguins, carnivores et herbivores, diurnes et nocturnes, avant de réfléchir aux différents modes de reproduction, d’alimentation ainsi qu’à l’anatomie des multiples « espèces ».

594 Ce dont l’auteur ne se cache point, comme par exemple dans ibid., p. 250 et 254.

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bêtes sauvages ne suivent que leurs instincts et la luxure en particulier ; cela ne va pas sans une mise en garde à l’encontre des hommes pécheurs, adroitement menacés de choir à tout jamais dans la sphère du sauvage. Ceci dit, l’exposé ne s’achève pas sur un sermon mais sur des considérations plus proprement scientifiques, axées sur l’anatomie : « Les bêtes sauvages sont plus chaudes, plus sèches et plus maigres », sans compter que « leur chair est plus dure » et que la forme de leurs dents est significative de leur sauvagerie596.

L’on pourrait ainsi penser que l’écriture encyclopédique a jeté l’anathème sur le sauvage, luxurieux et violent, incontrôlable et « farouche ». Mais à y regarder de plus près, la domesticité n’en est pas moins péjorative voire, les « bêtes de prestige597 » appartiennent plus volontiers à la sphère du sauvage qu’au monde agricole598. Ce dernier est d’ailleurs souvent déprécié, lorsqu’il ne tombe pas dans une espèce de « non-distinction599 » qui n’en fait pas un critère opératoire de l’écriture encyclopédique, contrairement au sauvage. En général, il ne fait pas l’objet d’une analyse aussi précise que le sauvage qui intrigue, inquiète et fascine tout à la fois.

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