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Les natures du loup dans les Bestiaires et l’évolution du genre au XIII e siècle

savants et populaires

3. Les natures du loup dans les Bestiaires et l’évolution du genre au XIII e siècle

Héritiers directs ou simples traductions du Physiologus, les Bestiaires des XIIe et XIIIe siècles s’en remettent ainsi, pour la plupart, à son autorité ainsi qu’à celle des Anciens515, suivant la même ligne directrice que le Bestiarum vocabuluum d’Alexandrie :

Les Bestiaires, quoiqu’ils nous donnent le meilleur aperçu sur les conceptions médiévales de l’histoire naturelle au Moyen Âge, se soucient autant d’allégorie que des animaux eux-mêmes, ces derniers devenant prétexte à une volonté d’édification morale des humains516.

Dans cette perspective, le loup s’impose comme d’autres ferae par son potentiel polysémique, s’offrant à nos yeux dans diverses postures révélatrices de messages complexes et différents, mais propres à cette bête « constamment dépassée par la vérité qu’elle sert517 ». En effet, les vérités du monde sauvage sont des « vérités » mouvantes, qui se modifient selon la perspective adoptée par les auteurs qui les reçoivent. Dans un premiers temps, l’on s’attachera donc à cerner les motifs obsédants attachés au loup dans un échantillon de Bestiaires, non sans remarquer au passage les absences remarquables du loup chez des auteurs pourtant canoniques : ainsi le loup est-il absent dans l’œuvre de Philippe de Taon (1121), auteur du premier « Livre-Bête » en français et sous la plume duquel est apparu pour la première fois le mot « bestiaire518 », ainsi que dans celle de Guillaume le Clerc (vers 1210).

En raison de leur longueur et leur richesse, nous considérerons donc ici le Bestiaire de Pierre de Beauvais (1180-1206519) ainsi que la version longue qui lui a été attribuée, datée de la seconde moitié du XIIIe siècle. Pour sa brièveté au contraire, nous relirons aussi le Bestiaire

de Cambrai (vers 1260) ainsi que le Bestiaire d’Amour de Richard de Fournival (milieu du

XIIIe siècle) et son héritier, le Bestiaire d’Amour rimé, pour leur originalité. Enfin, nous avons choisi d’étudier le Bestiaire d’Aberdeen520, en raison de sa complétude et de la précision de

515 BENTON REBOLD J., Bestiaire médiéval…op. cit., p. 67 : « ainsi a-t-on pu croire à une immense crédulité des hommes du Moyen Âge, qui n’était en fait que la croyance en l’autorité des Anciens ».

516 Ibid., p. 66.

517 VOISENET J., Bêtes et hommes dans le Monde médiéval. Le Bestiaire Des Clercs Du Vème au XIIème Siècle, Turnhout, Brepols, 2000, p. 413.

518 Etant donné l’importance accordée aux mots dans cette tradition, nous ne pouvions omettre ce détail.

519 BAKER C., Le Bestiaire : version longue attribuée à Pierre de Beauvais, Paris, H. Champion, 2010, « Introduction », p. 16.

520 Manuscrit consultable en ligne sur http://www.abdn.ac.uk/bestiary/bestiary.hti. Pour plus d’information, cf.

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ses notices. Dans ces quelques textes, nous avons pu relever plusieurs natures récurrentes du loup, ainsi que les jeux d’interprétation qu’elles ont suscitées chez leurs auteurs, regroupés À dans un tableau récapitulatif reproduit en annexe521, et à partir duquel l’on peut voir différents éléments se dégager pour nous aider à mieux cerner la perception du loup véhiculée par les Bestiaires, ainsi que le rapport problématique que ces textes ont pu entretenir avec la matière sauvage.

Le Bestiaire d’Aberdeen s’impose d’emblée comme le plus complet tant du point de vue du contenu que de la glose. Lui aussi rédigé en latin, il reste ainsi très proche des propos d’Isidore de Séville au sujet du loup ; mais surtout, le Bestiaire d’Aberdeen propose une interprétation allégorique quasi systématique des natures présentées en première partie. Il apparaît ainsi que celles-ci n’existent dans le geste de l’écriture que dans le but d’un dévoilement, dévoilement auquel œuvraient déjà le Physiologue et Isidore. La visée du bestiaire est en effet de révéler le sens caché de la personnalité522 des animaux pour donner une signification à leur existence, ce que Pierre de Beauvais ne manque pas de préciser : « Li leus senefie li deables », souligne-t-il dans la partie interprétative de la notice consacrée à cet animal, laquelle suit communément l’énumération des différentes natures relevées : « par allegorie couvient les sens dire : Par le leus entendons li deable523 ». Rien de très original dans ce bestiaire en langue vernaculaire, si ce n’est que ce travail exégétique, lorsqu’il n’est pas détourné par des auteurs tels que Richard de Fournival ou celui du Bestiaire d’amour rimé en analyse amoureuse, tend quelque peu à se perdre dans l’évolution du genre. En effet, de la version courte à la version longue du Bestiaire attribuée elle aussi à Pierre de Beauvais, la part de l’exégèse s’est considérablement réduite : ainsi l’anecdote concernant le soin pris par la louve de chasser loin de la lovière ou couchent ses petits n’est-elle plus glosée dans la deuxième version du texte, de même que le fait que la puissance du loup se concentre sur l’avant du corps et se perdre à l’arrière524. Par ailleurs, la seconde partie de la notice dans la version longue n’est plus qu’une sorte de collage de l’interprétation systématique de la version courte. Celle-ci reprenait en effet scrupuleusement, point par point, presque chaque nature énoncée en première partie pour en fournir une interprétation théologique. Dans la version longue au contraire, l’on sent comme un décalage entre les différents caractéristiques du loup (anatomie disharmonieuse, manque de souplesse, reproduction et éducation des petits,

521 Cf. VOLUME II,ANNEXE III :« LES NATURES DU LOUP D’APRES QUELQUES BESTIAIRES DES XIIE ET XIIIE

SIECLES ».

522 Référence à ELIEN DE PRENESTE.

523 PIERRE DE BEAUVAIS, Le Bestiaire, éd. courte G. R. Mermier, Paris, A. G. Nizet, 1977, p. 90.

524 En effet, le train arrière du loup est très bas, contrairement au chien, ce qui peut donner l’impression d’une espèce de nonchalance dans sa démarche.

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prudence à la chasse automutilation et regard hypnotique) et l’interprétation qui en est donnée dans un second temps :

Nos estiemes en la poesté del Diable ançois que Nostre Sires nos rachatast, et aviemes perdu lumierre et la vois dou crier ; car Dex ne nos ooit mie por nos pechiés, ne n’apelions nul de ses sains en aïe. Pus que Dex li pieus nos envoia son Fil, depsosames par baptesme l’anchien home, don nos fu lumierre rendue clere et restinchelans et vois por crier ; et lors ferimes nos les pieres de l’une main en l’autre ; c’est que nos proions les sains qu’ils nos oient et nos aident envers Deu Nostre Segnor, que nos puisson deservir sa gloire.

[Le Bestiaire, version longue attribuée à Pierre de Beauvais, p. 225.]

Cette glose n’est en réalité qu’une troncature de celle proposée par Pierre de Beauvais dans la version courte ; de fait, elle n’entretient plus avec la notice sur le loup qu’un lien fortement distendu. En effet, tandis que la première version était régie par l’expression « li leus senefie / « ce que li leus…ce est que », l’animal est ici tapi dans l’ombre de l’exégèse. Certes, l’on reconnaît sans trop de mal la croyance dans le pouvoir hypnotique du loup (« aviemes perdu lumierre et la vois dou crier ») ainsi que l’issue heureuse de la rencontre décidée par le Sauveur (« nos fu lumierre rendue clere et restinchelans et vois por crier ») ; mais la dernière partie de la glose, héritée d’une célèbre formule d’Ambroise525, arrive de façon quelque peu abrupte pour qui n’a pas connaissance de la version courte. En effet, la référence finale aux pierres assimilées aux saints consiste en une simple réduction d’un passage plus développé et surtout plus cohérent figurant dans la version courte :

Li hons a qui li leus tot sa force toute de crier quant il le voit, il pert l’aide d’aucun qui loinz est, donc meste li hons ses dras a ses piez, si les desflout et fiere II pierres en ses II mains, adonc toudra au leu sa forche et son hardement et fuira et cil remaindra seurs [….] Par les pierres qu’il fiert d’une main en autre, entendons les apostres et les autres sains, Nostre Seignor meismes.

[PIERRE DE BEAUVAIS, Le Bestiaire, notice XXXVI, p. 90.]

Sans aller chercher dans ce décalage quelque ensauvagement de la glose devenue discours échappé ou « discours qui s’échappe526 » dont parle Alain Rey, l’on remarquera que l’interprétation allégorique du loup évolue dans la seconde moitié du XIIIe

siècle ; non pas tant vers une correspondance toujours plus étroite entre le discours sur la nature et celui sur la surnature527 comme l’a affirmé Craig Baker, mais plutôt vers une simplification voire une modernisation de la glose528. En effet, le motif essentiel du regard hypnotique, lequel ne figure que dans la seconde partie – exégétique – de la version courte,

525 « Si le loup menace de bondir sur toi, tu saisis une pierre, il s’enfuit. Ta pierre, c’est le Christ. Si tu te réfugies dans le Christ, il ne pourra plus te faire peur.

526 REY A., Miroirs du monde une histoire de l'encyclopédisme, Paris, Fayard, 2007, p. 14.

527 BAKER C., Le Bestiaire : version longue…op. cit., p. 40.

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passe par exemple dans la version longue au rang de « nature » du loup. Ainsi gagne-t-il une sorte d’autonomie symptomatique : en effet, le passage qui le ceoncerne trouve cette fois sa place dans la première partie de la notice et ne reçoit ensuite aucune interprétation allégorique dans la seconde partie. Tout se passe donc comme si le lecteur était amené à restituer lui-même la glose désormais bien connue529, à moins qu’il ne choisisse lui-même de s’en passer pour se contenter de goûter cette frissonnante anecdote.

Contrairement à son prétendu caractère figé, désuet et répétitif, le genre du bestiaire a donc su se renouveler dans la seconde moitié du XIIe siècle pour se laisser aller un peu plus à la matière sauvage qui lui a donné forme et consistance. De plus, cette évolution implique davantage le public pour lui proposer un cheminement individuel530 sur la voie du salut et du plaisir d’apprendre.

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