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savants et populaires

A. Les noms du loup : pour une approche ethnolinguistique de l’animal sauvage

1. Nommer le loup : la marque du sauvage

Comme le précisent e nriette Walter et Pierre Avenas, le nom d’un animal est riche en possibles signifiants, étant donné qu’il constitue le « point de départ de nouvelles formes permettant de désigner d’autres réalités265 », voire « des constructions nées de son [l’homme] imagination ou de sa réflexion266 ». En effet, dès que la bête interfère avec le langage humain, elle se transforme et se fait autre, à la tangente entre sa nature intrinsèque et la culture imagée

261 BOTOYIYE G.A.D., Le as sage à l’écriture…op. cit., p. 67.

262 STIENNON J., L’écriture…op. cit., p. 45.

263 Ibid., p. 47.

264 Ibid., p. 47 : l’auteur parle d’une « vertu magique qui les [nomina sacra] apparente à une amulette ».

265 WALTER H. avec AVENAS P., L’étonnante histoire des noms de mammif res…op. cit., p. 10.

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qu’elle inspire à l’imagination créatrice des hommes. Ainsi, le nom est un puits de savoir pour qui s’intéresse aux relations, notamment culturelles, unissant l’homme et la bête :

Les noms même des animaux apportent des informations sur les raisons pour lesquelles ils se sont imposés à l’homme267.

Cette idée se retrouve d’ailleurs chez un clerc promoteur de la culture écrite, Isidore de Séville268 pour qui l’« initiation à l’essence de tous les êtres » se fait « par la connaissance de leur sens intime, que révèle l’intelligence de leur nom269 ».

Retenons à ce titre que le loup se détache d’emblée en imposant aux linguistes un « remarquable consensus270 » linguistique autour de son nom dans les langues indo-européennes. Ainsi retrouve-t-on la racine lukwo- / w kwo- dans l’ensemble des langues latines,

depuis le latin lupus qui a donné loup en français, lupo en italien, lobo en espagnol ainsi qu’en portugais. Dans les langues germaniques ou anglo-saxonnes, l’on retrouve de la même façon

wolf en anglais comme en allemand ou en néerlandais, et ulv en danois. Mais c’est en grec que

le phénomène s’avère le plus intéressant, puisque le nom lukos rassemble les deux racines

lukwo- et leuk- (qui a donné lux en latin), pour signifier à la fois le loup et la lumière. En effet,

la parenté entre les mots de la famille du loup et ceux issus de lux, parmi lesquels le lycaon et le lynx, ce félin que l’on a appelé loup-cervier pendant plusieurs siècles, est tout à fait fascinante. De cette analogie entre le loup et la lumière semble être ainsi née la symbolique ambivalente attachée à cet animal paradoxal, lié au culture solaire, « chéri du Soleil » et « apprécié d’Apollon271 » selon Elien de Préneste272, tout autant qu’il est agent de destruction, dévorateur universel.

À travers la langue transparaît ainsi une forme de fascination inquiète à l’égard de cet animal qui a tant fait débat dans les consciences, les cultures et les langues de l’Europe médiévale. Mais parce que chaque conscience, chaque langue s’est nourri d’un rapport singulier à l’animal sauvage, les langues celtiques n’ont pour leur part « pas adopté le nom indo-européen du loup, alors qu’elles ont accepté celui du chien273 ». Le simple fait de nommer l’animal le rendrait-il d’autant plus menaçant ? L’on observe en tout cas que dans cette famille linguistique, le loup est caractérisé par un terme neutre apparenté à celui qui

267 Ibid., p. 10.

268 Dont il sera justement question un peu plus loin.

269 FONTAINE J., Isidore de Séville et la culture classique dans l’Es ag ne wisigothique, Turnhout, Brepols, 2000, tome I p. 44.

270 Ibid., p. 21.

271 Dont la mère accoucha sous la forme d’une louve.

272 ELIEN, La personnalité des animaux… op. cit., tome II, ELIEN, X, 26, p. 21-22.

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désigne la bête sauvage, belua ; une forme que l’on peut reconnaître dans le breton bleiz ou le gallois blaidd274. En ancien irlandais, aucun terme n’existant pour dire « loup », ce dernier peut être désigné par la périphrase cú aine (« chien sauvage ») ou le nom faolchú, dans lesquels l’on reconnaît le nom du chien, cú.

En français au contraire, l’on ne peut passer outre la richesse sémantique attachée au nom du loup depuis le Moyen : le Dictionnaire de Frédéric Godefroy275 stipule ainsi qu’au XIVe siècle, le loup signifiait déjà, entre autres, un ulcère gangréneux comparé à des loups dévorants, ainsi qu’une machine de guerre aussi appelée « corbeau ». Le lynx était alors depuis longtemps qualifié de « loup-cervier » ou loup cervin, bien avant d’être reclassé parmi les félins. Par ailleurs, le loup a donné lieu à de nombreux dérivés en ancien français, tels que le loupasson (« loup marin »), le loupin ou le loupot désignant tous deux le petit de l’animal. En moyen français, le spectre sémantique du loup s’est agrandi tout en se précisant, comme en atteste le Dictionnaire du Moyen Français276 où l’animal désigne l’animal féroce et sanguinaire, « vorace » et étrangleur de surcroît, rapide et furieux donc « redoutable » ; mais celui-cise trouve également à l’origine de tout un bestiaire composé du loup-garou mais aussi du bar, du phoque et du lynx. Sont aussi qualifiés de « loup » une voile de navire noire et un filet de pêche, de sorte qu’en cette époque de Grandes Découvertes, le nom du loup semble évolue naturellement vers la sphère de la navigation, alors en pleine expansion. Mais ne pourrait-on pas voir là, aussi, le souvenir dénotant d’un lien plus ancien avec l’univers maritime277 ?

En français moderne, le bestiaire du loup s’est enrichi au fil du temps puisque le nom du loup désigne également une araignée qui ne tisse pas de toile, la lycose, ainsi qu’un papillon depuis 1807, le lycène278. Mais derrière le nom du loup se cachent aussi le lupus, une maladie de la peau en forme de morsure de loup, une « poussière jaune des cônes de houblon279 » appelée lupulin ainsi qu’une plante, le lupin, dont la parenté avec l’animal prédateur demeure encore aujourd’hui mystérieuse aux yeux des linguistes280. Le loup entre également dans de nombreux mots composés désignant des éléments naturels, de la gueule-de-loup (muflier) à la vesse-gueule-de-loup (champignon) en passant par le pied-gueule-de-loup (plante dont

274 Ibid., p. 22.

275GODEFROY F., Dictionnaire de l’ancienne langue française…op. cit.,article « Loup » p. 39-40.

276 Dictionnaire du Moyen Français (1330-1500), version 2012 (DMF 2012), ATILF, CNRS & Université de Lorraine, accessible en ligne sur http://www.atilf.fr/dmf/.

277 Une question que l’on reposera au moment de relire quelques récits de loups-garous. Cf. infra., « Deuxième Partie », p. 307-308.

278 WALTER H. avec AVENAS P., L’étonnante histoire des noms de mammif res…op. cit., p. 24-25.

279 Ibid., p. 24.

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la poudre est « extrêmement inflammable281 ») et autres patte-de-loup (chanvre d’eau) et tête-de-loup (brosse ronde282). En effet, le loup sert également à désigner un certain nombre d’objets, dont un « demi-masque de velours », une tenaille et un appareil destiné à diviser la laine, « en référence aux dents pointues du loup283 ». La louve n’est pas en reste, car outre la connotation péjorative qui lui est attachée, en référence à l’univers de la prostitution, elle désigne également un engin de levage qui « fut l’un des instruments de base des bâtisseurs et l’un des outils emblématiques des francs-maçons284 ».

Loin du tabou populaire qui impose de ne pas prononcer le nom d’un ennemi redouté, le loup inonde ainsi la langue française depuis le Moyen Âge, allant même jusqu’à se qualifier de façon autotélique, comme dans le mot « loup-garou » : en effet, celui-ci constitue un pléonasme285 puisque du point de vue étymologique, il signifiait préalablement « homme-loup » avant d’être mal interprété au XIVe siècle, lorsque une fausse étymologie lui a été attribuée, faisant du garou « celui dont on doit se garer », c’est-à-dire se méfier286. Mais parce que dans le champ des possibles offert par la vigueur des langues, l’homme et le loup ne craignent plus de se croiser, notons enfin que dans certaines langues germaniques où le terme apparenté à celui de « loup-garou » n’a pas subi de déformation sémantique, derrière la racine

wariwulf se cache en réalité des noms d’ethnies anciennes tels que « les Volsques en Italie et

les Volques en Gaule dans la Narbonnaise, peuples ainsi appelés en référence au loup287 ».

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