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TITRE I. LES ATTEINTES ACTIVES À L’INTEGRITÉ DES PERSONNES DÉTENUES

Section 2. Souffrances et humiliation de la privation de liberté

A. L’impossible définition du critère de l’atteinte prohibée

2. Vaine tentative de définition de l’atteinte intrinsèquement prohibée

302. Pour reprendre les termes de Jean-Marie Delarue, qui confortent les conclusions du premier chapitre de cette étude, « il convient qu’un travail commun de réflexion permette de mieux définir ce qui […] constitue aujourd’hui une atteinte incontestable à la dignité de l’homme et, sans équivoque, une torture ou un traitement cruel, inhumain ou dégradant »689. Les traitements prohibés au nom de la protection conventionnelle ne correspondent à aucune définition univoque, ce qui conduit au constat de l’extrême rareté des comportements intrinsèquement prohibés.

303. Une définition contextuelle. Malgré les oppositions doctrinales formelles à cet égard, le contexte des atteintes alléguées semble déterminer le caractère inhumain ou dégradant ou non d’un traitement. En effet, l’élément central du contrôle étant celui de l’impératif concret de sécurité qui renvoie directement à un contexte lié au profil du requérant, aux agissements antérieurs qui ont pu lui être reprochés, à son appartenance à une organisation criminelle… Ces différents éléments sont bien extérieurs à l’atteinte considérée mais déterminent manifestement la qualification pour laquelle la Cour européenne tranchera. Il apparaît que l’extension du champ de la sécurité réduit d’autant le champ des atteintes conventionnellement prohibées.

304. Il semble primordial de souligner qu’une même pratique, de fouille à nu par exemple, pourra être considérée comme dégradante ou non en fonction d’un contexte

688 CEDH, 4 février 2003, LORSE et autres c. Pays-Bas, req. n° 52750/99, §74 : « The Court considers that in the

situation where Mr Lorsé was already subjected to a great number of control measures, and in the absence of convincing security needs, the practice of weekly strip-searches that was applied to Mr Lorsé for a period of more than six years diminished his human dignity and must have given rise to feelings of anguish and inferiority capable of humiliating and debasing him. Accordingly, the Court concludes that the combination of routine strip-searching with the other stringent security measures in the EBI amounted to inhuman or degrading treatment in violation of Article 3 of the Convention. There has thus been a breach of this provision ».

689 DELARUE J.-M., « Le Comité de prévention de la torture et le Contrôle général des lieux de privation de liberté. Un essai de comparaison », Art. préc., p. 206.

particulier. La justification d’une fouille semble pouvoir lui ôter son caractère dégradant. La Cour se montre particulièrement tolérante lorsqu’il s’agit de détenus placés en quartiers dits « de haute sécurité ». Dans une affaire Mac Feeley c. Royaume-Uni, la Cour a admis la licéité de fouilles à corps intimes comportant des inspections anales qui étaient pratiquées à des intervalles de sept à dix jours avant et après les visites et avant chaque transfert d’un détenu vers une nouvelle aile de la prison de Maze, en Irlande du Nord, où des objets dangereux avaient par le passé été découverts dissimulés dans le rectum de détenus protestataires690.

305. Ainsi, en matière d’isolement, l’absence d’effet physique ou psychique apparent est également prise en considération alors qu’elle constitue un élément extérieur à l’atteinte considérée. Le fait que certaines situations particulièrement graves n’aient pas été sanctionnées a suscité des contestations691. Cette position restrictive et subjective de la Cour a été critiquée. En ce sens, les juges Rozakis, Loucaides et Tulkens ont formulé dans le cadre de l’affaire

Ramirez Sanchez un opinion dissidente, indiquant qu’un examen objectif des faits, à savoir huit

années de maintien à l’isolement strict, aurait du conduire la Cour au constat de violation de l’article 3 de la Convention. Ils ont considéré qu’une telle durée excédait « de manière substantielle le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention », le fait que le requérant ait toujours affirmé être en parfaite santé aurait dû être « sans incidence sur cette question »692. En ce sens, le professeur Pierrette Poncela, qualifiant cette décision de « décevante », soulevait la question suivante : un régime d’« isolement peut-il être contraire à l’art 3 indépendamment des conditions matérielles de détention ? »693.

306. La jurisprudence n’a guère évolué en la matière sauf à constater une prise en compte croissante des conditions de détention. Pourtant, « la nature de l’isolement, bien qu’elle caractérise aussi les conditions de détention, doit être traitée séparément » 694. Il a pu être affirmé que « cette décision de condamnation ne masque pas la difficulté à admettre un constat

690

ComEDH, 15 mai 1980, MAC FEELEY c. Royaume-Uni, req. n°8317/78, pp. 60-61.

691 ComEDH, 16 décembre 1982, KROECHER et MOELLER c. Suisse, n°8463/78 : l’isolement a été qualifié de « quasi-total » et n’a donc pas été sanctionné alors que les détenus vivaient seul, à un étage où il n’y avait pas d’autres détenus, fenêtres aveuglées, éclairage artificiel permanent, interdiction de tout contact, interdiction de la presse et de la radio, manque d’exercice physique, surveillance permanente par le circuit interne TV », NIHOUL P., « Les quartiers de sécurité renforcée et l’article 3 de la Convention européenne », RTDH, 1994, p. 596.

692 Opinion dissidente des juges Rozakis, Loucaides et Tulkens, jointe à l’arrêt CEDH [GC], 4 juillet 2006, RAMIREZ SANCHEZ c. France, req. n°59450/00.

693 PONCELA P., « Le placement à l’isolement des détenus. En marge de l’arrêt Ramirez Sanchez c. France du 4 juillet 2006 de la Cour européenne des droits de l’homme », Art. préc., p. 252.

694 Idem.

de violation en matière d’isolement en prison » 695. De plus, « le seuil d’inconventionnalité est désormais placé bien haut et cette décision peut apparaitre comme un recul de la Cour au regard de sa jurisprudence récente concernant les détenus »696. Il semble en effet « nécessaire que la Cour européenne soit plus impérative. Il nous semble que le moment est venu pour elle de dire que les placements à l’isolement de longue durée constituent, quelles que soient les conditions matérielles de détention, un traitement inhumain »697.

307. L’insaisissable traitement intrinsèquement prohibé ou la tolérance généralisée. Quels sont finalement les comportements ou les pratiques carcérales totalement refusées par la Cour européenne et les juridictions administratives ? Le critère retenu par les juridictions est celui de ce qui excède la peine ou le traitement légitime. Encore faudrait-il pouvoir définir les contours de la souffrance et de l’humiliation légitimement inhérentes à la détention. La torture semble soulever moins de difficulté dans la mesure où elle est directement tournée vers un objectif précis ; l’auteur d’actes de torture est nécessairement animé d’une volonté de nuire ou d’exercer des pressions psychiques. Dès lors que cet élément intentionnel est perceptible, peu de difficultés de qualification se posent. Comme cela a pu être évoqué au premier chapitre de cette étude, des mauvais traitements et des brimades sciemment imposées posent peu de difficultés de qualification698, en dehors des questions probatoires. L’absence d’un tel élément intentionnel n’est théoriquement pas un obstacle à la qualification de traitement inhumain ou dégradant, mais dans ces hypothèses il semble que la Cour refuse a priori la qualification de traitement contraire à l’article 3, les atteintes ne sont pas en elles-mêmes considérées comme contraires à l’article 3.

308. Seront alors recherchés les impératifs de sécurité qui pourraient légitimer ces atteintes ou les effets manifestes qu’elles ont pu avoir sur la santé des requérants pour que soit qualifiée la violation. Des atteintes aggravées pour certaines personnes détenues considérées comme dangereuses sont manifestement admises. La justification concrète de la mesure permet d’élever le seuil de gravité de l’atteinte sanctionnée. Ainsi, dans l’arrêt El Shennawy c. France, le requérant affirmait « avoir subi jusqu’à huit fouilles corporelles par jour. Concrètement, les

695 RENUCCI J.-F. et BIRSAN C., « L’affaire Ramirez Sanchez et la question de l’isolement cellulaire », RPDP, 2006, p. 881.

696

CÉRÉ J.-P., « L’isolement en prison d’un terroriste ne constitue pas un traitement inhumain et dégradant, mais viole l’article 13 de la Convention européenne », D., 2005, p. 1273.

697 PONCELA P., « Le placement à l’isolement des détenus. En marge de l’arrêt Ramirez Sanchez c. France du 4 juillet 2006 de la Cour européenne des droits de l’homme », Art. préc., p. 260.

698 CEDH, 6 avril 2000, LABITA c. Italie, req. n°26772/95, §122. Dans cet arrêt « les mauvais traitements dénoncés par le requérant consistaient d’une part en gifles, coups, écrasement des testicules et coups de matraque, et d’autre part en insultes, fouilles corporelles non nécessaires, humiliations telles que le fait de rester menotté pendant les visites médicales, intimidations et menaces ».

ERIS procédaient à la fouille intégrale des personnes détenues qui passaient ensuite entre les mains du GIPN, qui à son tour les fouillait intégralement avant de les menotter dans le dos et de les confier à l’escorte composée d’agents du commissariat. Il précise que ce n’est qu’à compter du lundi 14 avril 2008, après des échanges devant la Cour d’assises la première semaine du procès sur les mesures de sécurité déployées et les recommandations faites à l’administration pénitentiaire pour relâcher la pression sur les accusés, que les fouilles ont été limitées à quatre par jour, le repas de midi se prenant à la souricière du Palais, et celles-ci n’étant plus enregistrées (vidéo) »699. La Cour ne fonde pourtant pas son constat de violation sur les modalité précises des fouilles : répétées jusqu’à 8 fois par jour, le requérant totalement dénudé, contraint de se soumettre à une flexion des genoux, de manière forcée en cas de résistance, par des agents totalement cagoulés, l’opération étant filmée.

309. Ces éléments sont pris en considération et développés mais le constat de violation est essentiellement fondé sur le fait qu’on « ne saurait dire que les fouilles intégrales dont a fait l’objet le requérant pratiquées dans de telles conditions et de manière répétée, plusieurs fois par jour à tout le moins la première semaine du procès, reposent comme il se doit sur un impératif convaincant de sécurité, de défense de l’ordre ou de prévention des infractions pénales »700. La formulation laisse à penser qu’en présence d’un tel impératif, la violation n’aurait peut-être pas été caractérisée. En ce sens également, selon la Cour européenne, le fait d’enfermer des accusés pendant leur procès dans des cages métalliques est contraire à l’article 3 de la Convention car elle « estime que jamais le recours aux cages dans ce contexte ne peut se justifier sur le terrain de l’article 3 (…), contrairement à ce que le Gouvernement soutient dans ses observations en alléguant une menace pour la sécurité (…). En tout état de cause, sur ce dernier point, elle ne reconnaît pas que l’existence d’une telle menace ait été étayée »701. Le contrôle de proportionnalité apparaît dès lors explicitement.

699 CEDH, 20 janvier 2011, EL SHENNAWY c. France, req. n° 51246/08, §22.

700

Ibid., § 46. Voir aussi pour une confirmation de la faiblesse et de la relativité du contrôle : CEDH (déc.), 1er octobre 2013, KHIDER c. France, req. n°56054/12 et CEDH, 31 octobre 2013, JETZEN c. Luxembourg (n°2), req. n°56054/12.

701

CEDH [GC], 17 juillet 2014, SVINARENKO et SLYADNEV c. Russie, req. n°32541/08 s, §136 : « la Cour conclut que l’enfermement des requérants dans une cage à l’intérieur du prétoire pendant leur procès n’a pu que les plonger dans une détresse d’une intensité excédant le niveau inévitable de souffrance inhérent à leur détention lorsqu’ils comparaissent en justice et que ce traitement a atteint le minimum de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3 ».

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