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TITRE I. LES ATTEINTES ACTIVES À L’INTEGRITÉ DES PERSONNES DÉTENUES

Section 2. La redéfinition des critères des atteintes prohibées

A. L’émergence de l’absence de justification comme critère essentiel

2. La justification de l’atteinte à l’intégrité

180. À la lecture de la jurisprudence de la Cour européenne, il apparaît qu’à défaut d’impératif de sécurité précis, toute atteinte à l’intégrité de la personne privée de liberté doit être qualifiée de traitement inhumain et dégradant. Cette solution pourrait être expliquée par deux théories différentes. Tout d’abord, en application de la théorie européenne classique qui

415 CEDH, 27 juillet 2007, KURNAZ et autres c. Turquie, req. n°36672/97, §54. Voir aussi CEDH, 10 décembre 2013, LEYLA et ALP c. Turquie, req. n°29675/02, §85.

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CIDH, 19 janvier 1995, NEIRA ALEGRIA et autres c. Pérou, série C, n°21, §75, traduction libre : « the State

has the right and duty to guarantee its security. […]. However, regardless of the seriousness of certain actions and the culpability of the perpetrators of certain crimes, the power of the State is not unlimited, nor may the State resort to any means to attain its ends. The State is subject to law and morality. Disrespect for human dignity cannot serve as the basis for any State action ».

exige une « certaine gravité » de l’atteinte portée à la personne détenue pour qu’elle puisse être qualifiée de contraire à l’article 3, l’absence de justification contribuerait à aggraver l’atteinte considérée, voire en constituerait même l’unique facteur. Elle serait un élément exogène du traitement prohibé, contribuant à la qualification d’une « certaine gravité ». La lecture ici proposée est différente dans la mesure où cette exigence d’un impératif de sécurité à défaut duquel l’article 3 de la Convention doit être considéré comme violé échappe de facto à cette l’application du critère de gravité, sauf à opter pour une définition nouvelle de la gravité. Toute atteinte à l’intégrité physique ou psychique d’une personne détenue est susceptible d’être qualifiée de traitement inhumain ou dégradant dès lors qu’elle n’est pas justifiée. En ce sens, il peut être affirmé que la Cour admet une présomption irréfragable de gravité lorsque l’atteinte portée à la personne détenue est infondée. Cependant, cette solution ne semble applicable qu’aux atteintes actives directement imputables à l’État. Pour que le critère de la nécessité soit prédominant, il doit s’agir du contentieux du fonctionnement carcéral étatique et d’ingérences officiellement décidées. Plusieurs exemples illustrent cette solution.

181. L’exemple des fouilles intégrales. Comme cela a précédemment été évoqué, la Cour européenne considère qu’une fouille corporelle, même isolée, peut s’analyser en un traitement dégradant eu égard à la manière dont elle était pratiquée, aux objectifs d’humiliation et d’avilissement qu’elle pouvait poursuivre et à son caractère injustifié417. La justification du recours à la fouille doit permettre de limiter le sentiment d’arbitraire du détenu qui subit cette mesure intrusive. En ce sens, la Cour européenne affirme que la pratique de la fouille corporelle, même selon des modalités « normales », a un effet dégradant et s’analyse en une violation de l’article 3 dès lors qu’elle a lieu chaque semaine, de manière systématique, routinière et sans justification précise tenant au comportement de la personne détenue418. Le caractère excessivement général, systématique ou routier d’une fouille exclut nécessairement la justification. Dès lors qu’il n’existe aucun impératif de sécurité convaincant, la Cour européenne admet que les détenus concernés, aient le sentiment d’être victimes de mesures arbitraires et donc dégradantes. Elle conçoit d’ailleurs que ce sentiment soit accentué par le large pouvoir d’appréciation laissé à l’administration pénitentiaire dans l’organisation du

417 CEDH, 11 décembre 2003, YANKOV c. Bulgarie, req. n° 39084/97, §110.

418 CEDH, 9 juillet 2009, KHIDER c. France, req. n° 39364/05, §105. En ce sens également, CEDH, 4 février 2003, VAN DER VEN, req. n°50901/99, §40, « le requérant aurait été soumis à des fouilles à corps – y compris à des inspections anales – toutes les semaines, et souvent même plus fréquemment, pendant trois ans et demi, et, lorsqu’elles avaient lieu en même temps que l’inspection hebdomadaire de sa cellule, indépendamment de la question de savoir s’il avait eu des contacts avec le monde extérieur ou s’il avait quitté sa cellule » ; alors qu’il n’y avait jamais eu la moindre indication concrète, tangible qu’il échafaudait des plans pour s’évader ».

régime des fouilles419. L’absence de justification fait naitre le sentiment d’arbitraire et d’injustice caractéristique du traitement dégradant. En application de cette jurisprudence, le législateur français a restreint les conditions des fouilles en droit interne, afin qu’elles soient conformes aux exigences européennes. Il impose à présent que les fouilles soient justifiées par la présomption d’une infraction ou par les risques que le comportement des personnes détenues, que leur fréquence et leur nature soient adaptées aux nécessités de prévention et au bon ordre de l’établissement ainsi qu’« à la personnalité »420.

182. L’exemple des transferts. La pratique des rotations de sécurité est également mise en cause par la Cour européenne. Au-delà du simple changement d’affectation d’un établissement à un autre, qui constitue une modalité de gestion de la vie carcérale421. En matière de rotations, comme en matière de fouilles, la Cour européenne recherche si les autorités pénitentiaires ont ménagé un juste équilibre « entre les impératifs de sécurité et

l’exigence d’assurer au détenu des conditions humaines de détention »422. Dans l’arrêt Khider

c. France, elle affirmait ne pas être « convaincue » qu’un tel équilibre ait été atteint. Il semblait

que les quatorze transfèrements du requérant sur sept années de détention n’apparaissaient plus, au fil du temps, justifiés par de tels impératifs. La situation de déplacement perpétuel « était de nature à créer chez lui un sentiment d’angoisse aigu quant à son adaptation dans les différents lieux de détention et la possibilité de continuer de recevoir les visites de sa famille […] »423.

183. La Cour européenne refuse néanmoins d’être péremptoire et, finalement, ne se prononce pas sur les limites qui devraient encadrer la pratique des rotations de sécurité. En effet, le constat de violation de l’article 3 dans cet arrêt est essentiellement fondé sur le régime d’isolement, auquel s’ajoutent les fouilles répétées et les rotations de sécurité. Il s’avère que les limites sont d’autant plus difficiles à établir qu’elles semblent particulièrement étroites. En ce sens, dans un arrêt Payet c. France, la Cour européenne conclut à l’unanimité à l’absence de violation alors que le requérant avait fait l’objet, entre le 10 mai 2003 et le 25 septembre 2008, de vingt-six changements d’affectation d’établissements pénitentiaires424. Le requérant

419 CEDH 12 juin 2007 FREROT c. France req. n°70204/01, §47.

420

Article 57 de la loi n°2009-1436 du 24 novembre 2009.

421 Selon une étude de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, Les droits de l’Homme dans

la prison, la Documentation française, Paris, 2007, p. 40. : Au terme du code de procédure pénale, la pratique ne

constitue pas une sanction mais « le transfert est régulièrement utilisé à titre coercitif. En pratique, certains détenus considérés comme des perturbateurs font l’objet de transferts incessants ».

422 CEDH, 9 juillet 2009, KHIDER c. France, req. n° 39364/05, §112.

423 Idem.

424

considérait que la mesure avait davantage vocation à « briser sa résistance » qu’à assurer un niveau de sécurité très élevé425. L’absence de violation était essentiellement retenue compte tenu « du profil, de la dangerosité et du passé du requérant »426. Si la Cour européenne n’a jamais condamné la France, ni d’ailleurs aucun autre État membre, sur le fond, pour sa pratique des rotations de sécurité, elle n’en écarte cependant pas la possibilité.

184. Un contrôle interne accru des pratiques de sécurité. De nombreux rapports nationaux ont fait état de problèmes liés à certaines pratiques à vocation sécuritaire et appliquées de façon systématisée. Ainsi, une étude de la CNCDH, parue en 2007, formulait expressément la recommandation suivante à l’adresse des autorités publiques : « les transferts en cascade doivent être proscrits. Il convient de rappeler le caractère tout à fait exceptionnel du

transfèrement imposé au détenu »427. La première étape dans la mise en œuvre de la protection

des droits fondamentaux des personnes détenues était celle de la reconnaissance d’une possibilité de contestation des décisions de placement sous le régime de rotations de sécurité ou dans certains cas des changements d’affectation qui en découlent. En effet, dans l’arrêt

Khider, la Cour européenne affirmait que la qualification par les juridictions internes des

mesures de transfert comme mesures d’ordre intérieur non susceptibles de recours428 avait porté atteinte au droit à un recours effectif garanti par l’article 13 de la Convention, combiné à l’article 3429.

185. En contrôlant strictement la nécessité des mesures coercitives imposées, fouilles, mises à l’isolement, placements au quartier disciplinaire, entraves, le droit interne tend à se conformer à l’exigence européenne du recours effectif puisque les détenus ont la possibilité de contester toute décision qui porterait atteinte à leur intégrité devant une juridiction qui en contrôle théoriquement la légalité. En ce sens, le Conseil d’État considère comme injustifiée la soumission à un régime de fouilles répétées, « pratiquées quotidiennement à l’issue de sa promenade » d’un détenu qui, tout en cherchant depuis plusieurs années à être incarcéré en quartier disciplinaire et à rester « dans le plus grand isolement possible », a eu en permanence

425 Ibid., §43.

426 Ibid., §67.

427

CNCDH, Les droits de l’Homme dans la prison, Op. Cit., p. 40.

428 CEDH, 9 juillet 2009, KHIDER c. France, req. n° 39364/05, §76 : « Le requérant a fourni plusieurs décisions de juridictions administratives déboutant des détenus qui avaient contesté leurs transferts en cascade ou jugeant que ces transferts constituaient des mesures d’ordre intérieur […] ».

429 CEDH, 9 juillet 2009, KHIDER c. France, req. n° 39364/05, §145 « La Cour en déduit que le requérant n’a pas disposé des ‘recours effectifs’ pour faire valoir ses griefs tirés de l’article 3 de la Convention, à savoir les transfèrements répétés et les fouilles corporelles fréquentes. Il y a donc eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec cette disposition ».

« un comportement paisible et correct », et a été rayé de la liste des détenus particulièrement signalés430. Il considère en outre que les fouilles systématiques ou aléatoires doivent être prohibées431. Le port des menottes imposé à un détenu en permission a également été sanctionné par le juge administratif, considérant qu’il engage la responsabilité de l’État dès lors qu’il n’était justifié par aucun impératif de sécurité432.

186. Il résulte de cette émergence du critère de justification une prohibition de toutes les pratiques systématisées constitutives d’une ingérence dans le droit à l’intégrité des détenus, quelles que soient leur intensité ou leurs effets. Ces différentes constatations permettent de considérer qu’appliqué aux atteintes actives directement imputables à l’État, le critère de gravité pourrait bénéficier d’une définition plus objective.

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