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TITRE I. LES ATTEINTES ACTIVES À L’INTEGRITÉ DES PERSONNES DÉTENUES

Section 1. Le principe de sécurité au soutien de pratiques attentatoires à l’intégrité

A. L’exacerbation de la figure dangereuse

1. L’émergence du concept de dangerosité dans le droit pénal moderne

242. La promesse de toujours plus de sécurité introduit l’idée d’une possible prévention, voire d’une exclusion du mal ; l’hypothèse est celle d’une société dans laquelle la délinquance serait réduite à sa plus simple expression grâce à des mécanismes de neutralisation puissants.

243. Du droit à la sûreté au droit à la sécurité. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ayant valeur constitutionnelle protège le droit à la sûreté548. Selon Marc-Antoine Granger, la consécration législative récente d’un droit à la sécurité549 peut être considérée comme un glissement interprétatif erronée de ce droit à la sûreté qui sera compris, depuis cette période, et au cours de tout le XIXème siècle comme une exigence opposée à l’État de « conservation de la société politique »550 et non comme un droit subjectif qui « supposerait qu’en cas d’atteinte portée à sa sécurité, tout individu puisse de plein droit obtenir soit une réparation soit la mise en place d’une mesure de prévention destinée à couvrir la carence révélée »551. Pour le professeur Giudicelli-Delage, la consécration d’un droit à la sécurité entraine une « reconfiguration de la même invariance philosophique : cibler les

dangereux pour les soumettre à des mesures ‘ordinairement inadmissibles’ »552. La promotion

d’un droit à la sécurité conduit nécessairement à la stigmatisation des « dangereux », introduisant le concept de dangerosité au cœur des systèmes de répression. Le sociologue Loïc Wacquant décrit quant à lui cette mutation, à partir de l’exemple américain, comme un basculement d’un « État social » vers un « État pénal » corrélatif à l’éclatement de la société

548 Article 2 de la DDHC : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ».

549 Voir entre autres les lois n°95-73 du 21 janvier 1995 d’orientation et de programmation relative à la sécurité, n°2001-1062 du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne, et n°2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure.

550 V° Sûreté, in MODERNE, Dictionnaire Constitutionnel, p. 1006-1007.

551

GRANGER, M.-A., « Existe-t-il un « droit fondamental à la sécurité » ? », RSC, 2009, p. 282.

552 GIUDICELLI-DELAGE G. et LAZERGES C. (dir.), La dangerosité saisie par le droit pénal, Op. Cit., p. 288. Conclusion du Professeur Giudicelli-Delage. L’auteur fait référence à une expression de DELAGE P.-J., « Incorrigibles, fous moraux et monstres : les identités réduites », in AIDAN G. et DEBAETS É. (dir.), L’identité

salariale et à l’extension des inégalités, entrainant un recentrage de l’État sur ses fonctions punitives primordiales553.

244. Pour synthétiser l’évolution du droit pénal moderne en quelques lignes554, il pourrait être affirmé que son chemin est marqué par un mouvement de balancier qui met au cœur du dispositif répressif soit la responsabilité individuelle fondée sur le libre arbitre et la culpabilité de l’être humain, soit la dangerosité liée à une conception déterministe des comportements criminogènes. Alors que la responsabilité pénale, défendue entre autres par Cesare Beccaria, mettait en exergue la responsabilité de l’infracteur qui devait recevoir une peine strictement nécessaire555, la défense sociale italienne militait pour la neutralisation définitive des incorrigibles et la promotion des mesures de sûreté à durée indéterminée au nom du droit à la sécurité556. Il apparaît que la consécration politique du concept de « dangerosité » criminelle est à l’origine d’une mutation profonde du sens de la privation de liberté, qui se manifeste par un développement accru des pratiques répressives et de contrôle. Selon Michel Van de Kerchove, « la dangerosité [moderne] est née de la transposition de certaines pratiques anciennes qu’il était impossible de justifier sur le registre de la culpabilité »557. En effet, les principes de légalité et de nécessité des peines encadrent strictement les mesures qui peuvent être prises à l’égard d’un infracteur. Il peut être affirmé que le droit pénal classique était un droit pénal de l’acte qui interdisait la répression d’un individu pour ce qu’il était et non ce qu’il avait fait558.

553 WACQUANT L., Les prisons de la misère, Paris, Liber-Raison d'agir, 1999.

554 Pour une synthèse détaillée voir HALPERIN J.-L., « Ambivalence des doctrines pénales modernes », RSC, 2010, pp. 9-16. L’auteur conclut son article en ces termes : « Aucune de ces doctrines n’a jamais prétendu résoudre le problème de la délinquance et faire disparaitre le crime. La répression, survenant une fois les infractions commises, n’est probablement pas le meilleur garant d’une sécurité plus grande. Au nom d’un standard vague et soumis à l’appréciation de l’État (la sécurité d’aujourd’hui rappelle l’ordre public ou la sûreté de l’État d’hier), l’aggravation de la répression peut menacer, en revanche, les libertés de chacun quand s’effacent ou disparaissent les garanties procédurales et judiciaires attachées aux libertés fondamentales placées au sommet de la hiérarchie des normes par le droit positif des régimes démocratiques ».

555 Sur ce point voir BECCARIA, Traité des délits et des peines, Op. Cit., 1764.

556

Voir notamment GAROFALO F., La Crimonologie. Étude sur la nature du crime et la théorie de la pénalité, 1890, p. 228. L’auteur affirme que « notre époque ne doit pas punir les enfants des délinquants, mais elle devrait empêcher qu’ils naissent ; elle devrait produire par la mort des délinquants ou par l’isolement perpétuel de leur sexe, une sélection artificielle par laquelle la race serait moralement améliorée ».

557 VAN DE KERCHOVE M., « Culpabilité et dangerosité. Réflexions sur la clôture des théories relatives à la criminalité », in DEBUYST C. et TULKENS F., Dangerosité et justice pénale. Ambiguïté d’une pratique, p. 292 (vérifier), Paris, Masson, 1981.

558 Comme l’affirme le Professeur Giudicelli-Delage : « Un droit pénal alors qui, pour échapper tout à la fois aux excès de la justice absolue d’une part et à ceux de la défense sociale d’autre part, prônait, notamment, qu’une peine n’est juste qu’autant que l’acte est reprochable, ce qui écartait toute possibilité de punition en dehors de toute imputabilité morale, et que la peine a tout ensemble une fonction rétributive et préventive spéciale, ce qui écartait toute possibilité de séparer culpabilité et dangerosité » in GIUDICELLI-DELAGE G., « Droit pénal de la dangerosité – droit pénal de l’ennemi », RSC, 2010, p. 69.

245. La dangerosité moderne. Il apparaît nettement en droit pénal positif interne que le concept de dangerosité a pris une place grandissante, pour toujours mieux garantir la « sécurité » de tous. La date du 11 septembre 2001 est retenue par Mireille Delmas-Marty comme point de départ d’une mutation fondamentale559. Comme l’indique Denis Salas ce mouvement entame « le déclin de notre sollicitude envers l’homme coupable face aux formes multiples d’insécurité »560. Actuellement, « nous découvrons un mal qui ne se résume pas à une infraction assortie d’une peine. Il ne se pense plus comme un passage à l’acte dont il faut décrypter le mystère. Il n’est plus une désobéissance sanctionnée par le châtiment. Ce mal est sans commune mesure avec la faute commise. Il sort de l’intériorité blâmable de l’auteur. Il se

mesure à l’ampleur des conséquences irréversibles entraînées dans son sillage »561. Au regard

des enjeux et du sujet de cette étude, à savoir la protection de l’intégrité des personnes détenues, il semblerait que cette notion même de dangerosité562 puisse apparaitre comme justifiant des mesures répressives ou de contrôle prises à l’encontre de personnes privées de liberté qui, en application des critères conventionnels, ne devraient pas être applicables.

246. Les politiques pénales menées ces dernières années, dans un but annoncé de réduire la récidive ont conduit à une situation catastrophique en termes de conditions de détention. Deux types de normes prises par les autorités publiques pour encadrer la « dangerosité » des personnes intéressent notre recherche. D’une part, les lois adoptées systématisant le recours à l’incarcération, d’autre part, les lois ou les règlements renforçant les dispositifs sécuritaires dans le cadre de la détention. Le mouvement législatif est très clair depuis les années 2000. En effet, « les récidivistes et délinquants sexuels qui parfois cumulent les deux statuts), figures symptomatiques de la dangerosité, sont ainsi soumis à de nouveaux

559

DELMAS-MARTY M., Liberté et sûreté dans un monde dangereux, Op. Cit., p. 8. Concernant les évolutions répressives des États européens, l’auteur considère qu’ « apparaît un effets indirect des attentats du 11 septembre qui auraient en quelque sorte libéré les responsables politiques, symboliquement et juridiquement, de l’obligation de respecter les limites propres à l’État de droit ; et ainsi déclenché, par une série d’ondes de choc, des mouvements qui sont d’autant moins contrôlables qu’ils relèvent pour une large part des interdépendances liées aux phénomènes d’internationalisation du droit ». En ce sens également Denis Salas affirme « la volonté de punir actuelle est d’une autre ampleur. Dans un monde postérieur au 11 septembre et, dans notre pays aux élections présidentielles du 21 avril 2002, le discours politique veut rassurer et punir » in, Hachette, Paris, 2005, p. 13 ou encore « l’après 11 septembre ou la peur sans frontières », p. 48.

560 SALAS D., La volonté de punir, essai sur le populisme pénal, Op. Cit., p. 17 : l’auteur considère cette mutation comme l’une des branches d’un double mouvement, l’autre étant « la demande croissante des victimes qui place notre société sous l’emprise des sentiments moraux ».

561

Idem.

562 Une distinction doit cependant être soulignée : l’admission de certaines mesures d’enfermement post pénale apparaît comme une méconnaissance nouvelle d’un droit fondamental, celui du principe de légalité. En revanche, concernant l’atteinte à l’intégrité des personnes détenues, l’histoire carcérale révèle que ces atteintes commencent à peine à être encadrées. Le Professeur Giudicelli-Delage évoque d’ailleurs « un ensemble plus vaste où se développent une désindividualisation judiciaire de la peine avec les peines plancher, une radicalisation des mesures de surveillance, un maillage de plus en plus étroit des fichiers de bases de données personnelles permettant une traçabilité individuelle, au nom de la dangerosité et du risque ».

dispositifs. La loi du 10 août 2007563, « en introduisant des peines plancher564 a entendu limiter la marge de manœuvre du juge lorsque le délinquant est en état de récidive »565 ; forçant le recours à l’incarcération. L’étude du nombre de sanctions prononcées depuis 2000 pour les crimes et les délits est éloquente puisqu’il ne cesse d’augmenter et la proportion de peines privatives de libertés reste très importante566. Le paroxysme du phénomène semble atteint depuis l’adoption de la loi instaurant la rétention de sûreté. La loi du 25 février 2008 prévoit en effet la possibilité de rétention d’une personne considérée comme dangereuse, après l’exécution de sa peine et pour une durée indéterminée.

247. Il semble pouvoir être admis que « l’exacerbation d’un sentiment d’insécurité entretenue par la permanence des menaces, notamment terroristes, et l’intolérance de plus en plus forte des individus à l’endroit de ces menaces à leur sécurité, font peser sur le pouvoir une contrainte telle qu’il semble tenu de réagir, voir d’agir, pour anticiper une éventuelle atteinte à la collectivité »567. Le discours prônant un droit absolu à la sécurité, suscite des attentes démesurées de la part d’une opinion à qui l’absence de risque a été promise, ainsi « le précepte libéral d’antan ; ‘dans le doute abstiens-toi’, cède progressivement le pas à une règle interventionniste nouvelle ‘dans le doute agis comme si le risque était avéré’ »568, contribuant à l’extension grandissante du principe de sécurité569.

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