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TITRE I. LES ATTEINTES ACTIVES À L’INTEGRITÉ DES PERSONNES DÉTENUES

Section 2. Souffrances et humiliation de la privation de liberté

B. Une limite licite au droit au respect de l’intégrité

1. La reconnaissance générale de la limite au respect de l’intégrité

à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui » La formulation reprise en l’espèce est celle de l’article 8 relatif au droit de la vie privée.

634 WHITMAN J., Harsh Justice, Oxford University Press, 2003, p. 87.

635 « Make prisonners smell like prisonners », expression citée par WACQUANT L., « L’ascension de l’État pénal en Amérique », ARSS, sept. 1998, p. 25.

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280. Les juridictions reconnaissent que cette souffrance et cette humiliation portent une atteinte à l’intégrité des personnes détenues. Ce constat passe d’ailleurs par l’application d’un principe de proportionnalité au contentieux pénitentiaire des atteintes actives directement imputables à l’État.

281. Admission de la souffrance et de l’humiliation. La Cour rappelle qu’« il y a lieu d’observer que les mesures privatives de liberté s’accompagnent ordinairement de pareilles souffrance et humiliation »637. Il est admis que l’État en privant ses ressortissants de liberté leur impose sciemment souffrance et humiliation, même si la Cour semblerait dorénavant opter pour la formule d’« inconvénients » de la détention638. Existeraient donc une souffrance et une humiliation admises et une souffrance et une humiliation prohibées par la Convention. S’il s’agit là d’un état de fait inéluctable qui, en tant que tel et à lui seul n’emporte pas violation de l’article 3 de la Convention, « cette disposition impose néanmoins à l’État de s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités de sa détention ne le soumettent pas à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à une telle mesure et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, sa santé et son bien-être sont assurés de

manière adéquate (….) »639. Il existe donc une souffrance qui n’excède pas ce qui est attendu

d’une telle mesure de privation de liberté. Cette formule oxymorique traduit une réalité concrète : « il reste que l’absolutisme de l’article 3 peut paradoxalement être parfois quelque peu relatif, le réalisme de certaines situations pouvant imposer des entorses aux principes affirmés »640.

282. La frontière est extrêmement délicate à dessiner dans la mesure où il apparaît que le seuil de gravité au-delà duquel l’atteinte est prohibée n’est pas le même pour une personne privée de liberté ; il est encore différent lorsque la personne privée de liberté est considérée comme « dangereuse ». L’exigence d’un seuil de souffrance minimum est de jurisprudence bien établie tout comme le fait qu’il dépende des « données de la cause ». Certains auteurs tentent d’offrir une limite théorique aux variations de qualification du traitement prohibé en affirmant que « ne font pas partie des données de la cause les paramètres extrinsèques, qui sont

637

CEDH [GC], 4 juillet 2006, RAMIREZ SANCHEZ c. France, req. n°59450/00, §119.

638 Il est particulièrement intéressant que dans un arrêt très récent la Cour européenne a changé de formule pour relever que « les mesures privatives de liberté impliquent habituellement pour un détenu certains inconvénients » (CEDH, 8 janvier 2013, TORREGIANI et autres c. Italie, req. n°43517/09 et autres, §65).

639 Ne nombreux arrêts reprennent cette formule récurrente, notamment CEDH, 12 juin 2007, FREROT c. France, req. n°70204/01, §37 ; CEDH, 9 juillet 2009, KHIDER c. France, req. n° 39364/05, §102 ; CEDH, 20 avril 2011, EL SHENNAWY c. France, req. n°51246/08, §34.

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étrangers aux mauvais traitements eux-mêmes, en ce qu’ils tiennent au contexte politique, voire socio-économique, dans lequel s’inscrivent les sévices et prétendent de la sorte justifier ceux-ci » 641. Les développements précédents, comme la définition même des mauvais traitements donnée par la Cour européenne révèle pourtant une emprise constante, voire croissante de ces facteurs extrinsèques. Ainsi, dans l’arrêt Ramirez Sanchez c. France, huit années de placement à l’isolement ont été considérées comme conformes à l’article 3 de la Convention, eu égard au profil particulier du détenu642, terroriste notoire. Le professeur Pierette Poncela indiquait d’ailleurs concernant cette mise à l’isolement que « pour être conséquente avec elle-même, la Cour devrait exiger une décision spécialement motivée, autrement dit une motivation individualisée (pour justifier la mesure d’isolement). Toute décision se référant à la gravité de l’infraction commise devrait préciser quels éléments concrets déduits de cette infraction permettent de justifier un isolement de son auteur »643. La limite existe donc même s’il pourrait être exigé qu’elle soit justifiée.

283. Application de facto d’un principe de proportionnalité. « L’examen de la proportionnalité revient à admettre que certains comportements ne sont pas par eux-mêmes détestables »644. Ainsi, en matière de fouilles à corps, la Cour européenne rappelle régulièrement que « si des fouilles corporelles peuvent parfois se révéler nécessaires pour assurer la sécurité dans une prison, défendre l’ordre ou prévenir les infractions pénales, elles doivent être menées selon les modalités adéquates »645. Le contrôle européen révèle « la volonté du juge de concilier le respect de l’intégrité et de la dignité de la personne détenue avec la préservation de la sécurité »646. Les juridictions administratives de l’ordre interne reconnaissent elles-mêmes la nécessité de ces fouilles au nom de la sécurité malgré les atteintes à l’intégrité des personnes qu’elles induisent. Selon une formule maladroite, le Conseil d’État a d’ailleurs expressément admis, s’agissant de la pratique des fouilles à nue que le Garde des Sceaux n’avait pas « porté une atteinte disproportionnée au principe posé à l’article 3 de la Convention européenne »647, validant ainsi l’existence d’atteintes proprtionnées.

641 VERDUSSEN M., Art. préc., p. 88. L’auteur ajoute que « le principe de proportionnalité ne peut exister que dans le cadre de droits conditionnels, mais pas dans celui de droits intangibles, sans quoi la garantie ne serait pas absolue mais relative » (p. 90).

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CEDH [GC], 4 juillet 2006, RAMIREZ SANCHEZ c. France, req. n°59450/00, §125.

643 PONCELA P., « Le placement à l’isolement des détenus. En marge de l’arrêt Ramirez Sanchez c. France » du 4 juillet 2006 de la Cour européenne des droits de l’homme, RTDH, 2007, p. 256.

644

CHAUVIN N., « L’interprétation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme : réelle avancée ou restriction déguisée ? », Art. préc., p. 352.

645 CEDH, 24 juillet 2001, VALASINAS c. Lituanie, req. n° 44558/98, § 117.

646 FORT F.-X., Art. préc., p. 2251.

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284. Les juridictions opèrent donc une mise en balance des intérêts en présence entre le droit au respect de l’intégrité et l’exigence de sécurité648. Il peut néanmoins être affirmé que « le recours au principe de proportionnalité pour fixer le seuil de gravité minimum de « déclenchement » de l’article 3 est au plan théorique, contestable car il suppose qu’une atteinte au droit intangible de l’article 3 puisse néanmoins être conforme à la convention »649. Une amputation du droit à l’intégrité physique au sens de l’article 3 de la Convention entérinée par la Cour n’est pas pour autant clairement dénoncée. Un « risque » de l’appréciation relative de la protection conventionnelle est mis en évidence par une majorité des auteurs. Ainsi, Johan Callewaert s’étonne « de voir certains auteurs rapprocher les ‘conditions actuelles’ du ‘contexte socio-politique dans lequel s’inscrit l’affaire en cause’ et relever que ‘la protection de l’article 3 est inversement proportionnelle à la gravité de la menace pesant sur l’ordre social’ »650 .

285. La dangerosité de la personne détenue intervient dans l’opération de qualification au stade de l’application du critère de nécessité et peut donc conditionner l’applicabilité de l’article 3 de la Convention. Le professeur Frédéric Sudre a d’ailleurs admis « l’irruption de la proportionnalité »651 dans des affaires touchant à l’article 3. Comme un traitement, même de faible intensité, peut être considéré comme contraire à l’article 3 s’il n’est pas justifié, alors doivent être considérés les risques que présente le détenu, tout en faisant abstraction de son passé pénal : cela semble difficilement conciliable. En théorie, la gravité des infractions commises ne devrait pas être prise en considération, la Cour y fait pourtant référence expressément dans plusieurs arrêts652. Si pour certains la distinction théorique entre « éléments

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Voir sur cette question BELDA B., Les droits de l’homme des personnes privées de liberté. Contribution à

l’étude du pouvoir normatif de la Cour européenne des droits de l’homme, Op. Cit , p. 259-260. Selon l’auteur,

« La sécurité, ainsi que le caractère dangereux du requérant privé de liberté, sont des éléments faisant partie du contexte immédiat de l’appréciation et doivent, dès lors, être intégrés lors de l’appréciation dite « relative » des faits. Par opposition les éléments extrinsèques à la situation, c’est-à-dire ne faisant pas partie du contexte immédiat de la situation contrôlée, seront par déduction l’intérêt général, le contexte sociopolitique, économique et, dans le cadre particulier de la privation de liberté, la nature de l’infraction commise par le détenu (cause de la privation de liberté) ainsi que le but poursuivi par la peine d’emprisonnement ». Elle ajoute, qu’« en théorie, seule est autorisée une appréciation dite ‘relative’ des faits » et constate un risque important de glissement entre la considération de la dangerosité et celle du passé pénal.

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PETTITI L.-E., DECAUX E. et IMBERT P.-H. (dir.), Op. Cit., p. 160.

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CALLEWAERT J., « L’article 3 de la Convention européenne : une norme relativement absolue ou absolument relative ? », Art. préc., p. 34. L’auteur fait référence aux analyses du professeur Frédéric Sudre : SUDRE F., « Commentaire de l’article 3 », in PETTITI L.-E., DECAUX E. et IMBERT P.-H. (dir.), La convention

européenne des droits de l’homme, commentaire article par article, 2ème édition, Économica, Paris, 1999, p. 160 et SUDRE F., « La notion de ‘peines ou traitements inhumains ou dégradants’ dans la jurisprudence de la Commission et de la Cour européenne des droits de l’homme », RGDIP, 1984, p. 865 et dans le même sens : ERGEC R., Les droits de l’homme à l’épreuve des circonstances exceptionnelles, Thèse, Bruxelles, 1986, p. 313.

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SUDRE F., « Extradition et peine de mort : arrêt Soering de la Cour EDH, du 7 juillet 1989 », RGDIP, 1990, p.103-121.

652 Voir notamment CEDH, 8 juillet 2004, ILASCU et autres c. Moldova et Russie, req. n°48787/99, §429 et CEDH [GC], 4 juillet 2006, RAMIREZ SANCHEZ c. France, req. n°59450/00, §125. Pour Béatrice Belda il s’agirait dans ce dernier arrêt d’une application de la proportionnalité intrinsèque admissible notamment au

extrinsèques », à écarter, et « données de la causes », qui doivent être prises en compte, est claire, il a pu être affirmé que la relativité de ces dernières constituait le « cheval de Troie de l’application de la proportionnalité »653. La Cour européenne reconnaît d’ailleur l’application du principe de proportionnalité lorsqu’elle a recours au même contrôle que celui qu’elle met en œuvre s’agissant de garanties auxquelles il est possible de déroger. Elle a ainsi retenu la violation de l’article 3 de la Convention après avoir reconnu qu’une opération policière n’avait pas « été planifiée et exécutée de manière à assurer que les moyens employés soient strictement nécessaires pour atteindre ses buts ultimes, à savoir l’appréhension d’une personne suspectée d’avoir commis des infractions pénales et le rassemblement de preuves dans le cadre d’une enquête pénale »654.

286. Malgré ces entraves significatives à la protection du droit à l’intégrité des personnes détenues, le constat d’un refus général de reconnaître le caractère relatif des garanties conventionnelles fondées sur l’article 3 de la Convention dans le cadre de la détention peut être formulé.

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