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TITRE I. LES ATTEINTES ACTIVES À L’INTEGRITÉ DES PERSONNES DÉTENUES

Section 1. Une vigilance accrue à l’égard des pratiques étatiques

B. Les facteurs internes de définition des traitements prohibés

1. Le dynamisme jurisprudentiel

123. Nombreuses sont les sources internes qui contribuent à la protection du droit à l’intégrité des personnes détenues même si la consécration de ce droit n’est guère univoque. Ces textes fondent majoritairement les décisions des juridictions administratives, malgré l’applicabilité directe de la Convention européenne en droit interne.

124. Les normes internes générales de protection du droit à l’intégrité. Comme cela a pu être évoqué précédemment, le droit pénal est théoriquement le premier rempart contre les atteintes à l’intégrité physique et psychique des individus. Les dispositions du code pénal prohibent et répriment les atteintes à la vie, qu’elles soient volontaires ou non, ainsi que les violences, ou encore les situations de mise en danger. Concernant les atteintes à l’intégrité des personnes détenues directement imputables à l’État, ici objet de nos développements, ces dispositions ne seront guère mobilisées dans la mesure où l’État est pénalement irresponsable. Aucune infraction pénale ne peut lui être imputée, comme aucune infraction ne peut l’être à une personne morale de droit public dont l’activité n’est pas susceptible de délégation301. Lorsque le comportement d’un détenu ou d’un agent de l’administration est susceptible d’être qualifié pénalement, l’étude de la responsabilité de l’État sera abordée sous l’angle des atteintes indirectement imputables à l’État, objet de la deuxième partie de cette étude.

125. Les normes internes de protection de l’intégrité des détenus contre des atteintes directement imputables à l’État sont celles qui encadrent les pratiques pénitentiaires. Aussi, le contentieux étudié sera limité aux questions de contrôle de la légalité des actes de l’administration et de responsabilité de l’État ; et sera privilégiée l’étude des dispositifs pénitentiaires susceptibles de violer les garanties conventionnelles. Concernant les textes à portée générale qui consacrent la dignité des personnes incarcérées, peut tout d’abord être cité l’ancien article D. 189 du code de procédure pénale selon lequel « à l’égard de toutes les personnes qui lui sont confiées par l’autorité judiciaire, à quelque titre que ce soit, le service public pénitentiaire assure le respect de la dignité inhérente à la personne humaine et prend toutes les mesures destinées à faciliter leur réinsertion sociale ». Cette disposition, abrogée par

301

l’un des décrets d’application de la loi pénitentiaire302, pouvait fonder des décisions mettant en cause la responsabilité de l’État dans le contentieux des conditions de détention303. Dorénavant, l’article 22 de la loi pénitentiaire peut être invoqué. Il prévoit que « l’administration pénitentiaire garantit à toute personne détenue le respect de sa dignité et de ses droits »304. Il semble important de souligner que cette loi fait spécifiquement de la protection du droit à l’intégrité un objectif fondamental, consacrant à l’article 44 l’exigence selon laquelle « l’administration pénitentiaire doit assurer à chaque personne détenue une protection effective de son intégrité physique en tous lieux collectifs et individuels » 305.

126. Les normes internes spécifiques de protection du droit à l’intégrité. Les dispositions précitées dont le champ est potentiellement étendu, ne sont pas les sources exclusives du droit à la protection de l’intégrité. Certains textes spécifiques d’encadrement des pratiques mises en œuvre en détention doivent ici être invoqués. Parmi ces textes qui établissement le cadre légal de la vie carcérale, l’encadrement des fouilles corporelles306, les dispositions relatives aux règles d’encellulement307 ou celles consacrées au recours aux entraves308, sont autant de textes qui devraient garantir la protection de l’intégrité des détenus. Toutes les dispositions contribuant au socle de protection de l’intégrité des personnes détenues, outre les subtilités sémantiques quant à la nomenclature des droits protégés, devraient permettre malgré tout de dessiner le cadre théorique ou plutôt le seuil au delà duquel les atteintes étatiques doivent être sanctionnées. La France s’est bien longtemps illustrée par l’opacité qui caractérisait son système pénitentiaire et en particulier par l’absence de contrôle extérieur de la vie en détention. En contradiction flagrante avec les exigences internationales et régionales à cet égard, jusqu’à très récemment, les possibilités de contrôle étaient strictement limitées, le champ de l’arbitraire pénitentiaire en était d’autant étendu. La jurisprudence administrative occupe dorénavant une place déterminante parmi les facteurs internes de mutation du droit pénitentiaire.

127. Évolutions significatives de la jurisprudence. Longtemps, l’inertie a caractérisé la position du juge administratif face à la forteresse carcérale. Ni la responsabilité de l’administration, ni la légalité de ses actes n’étaient mises en cause. « Le caractère illicite de

302 Décret n°2010-1635 du 23 décembre 2010.

303 Voir notamment CAA Douai, 12 novembre 2009, req. n°09DA00782.

304

Loi n°2009-1436 du 24 novembre 2009.

305 Sur la loi pénitentiaire voir note n°47.

306 Article 57 de la loi n°2009-1436 du 24 novembre 2009.

307 Voir l’article 716 du code de procédure pénale.

308

l’acte dommageable paraissant être le tréfonds de la responsabilité, on comprend que le juge administratif ait hésité à reconnaître l’État souverain et infaillible en faute » 309 . Traditionnellement, la contestation des actes de l’administration pénitentiaire était perçue

comme une mise en cause de son autorité310. Les évolutions de la jurisprudence administrative

ont néanmoins admis un contrôle renforcé des pratiques, tant par le contrôle de légalité des actes de l’administration311, que par la mise en cause de sa responsabilité. Au lendemain de l’arrêt Marie précité, il a été affirmé qu’alors « que le contentieux de l’excès de pouvoir semble s’orienter vers une meilleure protection des droits des détenus, le plein contentieux s’enlise dans une casuistique répétitive et timorée »312. Cette remarque particulièrement pertinente en 2000 semble être nettement discutable aujourd’hui car la jurisprudence administrative de ces dernières années révèle un dynamisme remarquable qui a pu être considéré comme un « rattrapage accéléré » du contentieux de la légalité.

128. L’évolution essentielle dans le domaine du contentieux de la responsabilité de l’État dans le cadre du service public pénitentiaire est celle du régime de la faute. En effet, longtemps avait été exigée, pour que soit engagée la responsabilité de l’État une faute « manifeste et d’une particulière gravité ». Cette exigence a toutefois été abandonnée dès 1958313. Par la suite, cette faute très proche du principe d’irresponsabilité de l’administration était remplacée par la notion de faute lourde. En revanche, s’il s’agissait de l’organisation du service, seule la faute simple était exigée314. Le régime de la responsabilité de l’État du fait du fonctionnement du service public pénitentiaire a enfin été unifié et le critère de la responsabilité de l’État semble dorénavant être celui d’une faute simple et non plus d’une faute lourde pour l’ensemble du contentieux. Ainsi, un mémoire du garde des Sceaux, dans le cadre d’un recours de plusieurs détenus de la maison de Rouen qui invoquaient l’indignité de leurs

309 DEGUERGUE M., Jurisprudence et doctrine dans l’élaboration du droit de la responsabilité administrative, LGDJ, Paris, 1994, p. 159.

310

Voir sur ce point, AUBY J.-M., « Le contentieux administratif du service public pénitentiaire », Revue de droit

public, 1987, pp. 547-578. L’auteur affirme qu’« en réalité, le juge ne peut tout faire : il se heurte à ses traditions,

au fait que les pouvoirs publics n’accepteraient pas facilement l’exacerbation de son rôle » (p. 547). Il ajoute : « On devine facilement les conséquences fâcheuses que pourrait comporter l’essor du contentieux administratif dans le service pénitentiaire. Il serait dangereux d’autoriser sans limite l’exercice du recours pour excès de pouvoir contre les mesures faisant grief. Sans doute cette solution a été proposée par le Syndicat de la Juridiction administrative (Livre Blanc, octobre 1985) ; mais cette suggestion a peu de chance d’être adoptée par le Conseil d’État » (p. 569).

311

Voir infra, §492 s.

312 PONCELA P., « La responsabilité du service public pénitentiaire à l’égard de ses usagers détenus », Chron.,

RSC, 2000, p. 234.

313 CE, Sect., 3 octobre 1958, ROKOTOARINOVY, Rec. p. 470.

314

conditions de détention315, indique que le régime de la responsabilité de l’État « ne diffère pas du régime de droit commun » et ainsi rappelle que la « reconnaissance de la responsabilité de l’administration pénitentiaire est en premier lieu conditionnée par l’existence d’une faute »316. Il s’agit alors non plus de sanctionner un fait grave, mais un manquement aux obligations

normales des services pénitentiaires317. Ainsi un manquement de l’État à ses obligations dans

la réalisation des fouilles est susceptible d’engager sa responsabilité et sa condamnation au paiement de dommages et intérêts318.

129. La faute constitue donc le premier élément nécessaire à la mise en œuvre de la responsabilité de l’État. Le requérant devra également prouver l’existence d’un préjudice certain et ayant pour cause directe la faute commise par l’administration319. Par référence à la jurisprudence européenne, le gouvernement considère dorénavant que « le préjudice dont se prévaut le détenu doit excéder un certain seuil »320. Ainsi devant le tribunal administratif de Marseille, le gouvernement a considéré que les éléments produits devaient permettre « de conclure à la consistance d’un préjudice réparable résultant d’un encellulement attentatoire à la dignité inhérente à la personne humaine »321, caractérisant ainsi un préjudice d’une certaine gravité. Le critère de gravité semble intervenir devant la juridiction administrative dans l’appréciation du préjudice et non pas dans l’atteinte aux droits considérés.

130. L’intervention accrue du juge des référés. Le contentieux pénitentiaire actuel offre une marge d’intervention importante au juge des référés. Ainsi, dans le cadre du contentieux de la légalité, peuvent être mis en œuvre le référé-suspension322 et le

315

Mémoire du Garde des Sceaux en réponse à une demande de référé-provision, TA Rouen en date du 21 novembre 2011, instance n°1102675.

316 CE, 9 juillet 2008, BOUSSOUAR, req. n°306666.

317

www.conseil-etat.fr. Dossier thématique: Le contrôle croissant de l’administration pénitentiaire par le juge

administratif, 2008.

318 TA de Limoges, 14 décembre 2006, cité par la Cour européenne dans l’arrêt CEDH, 9 juillet 2009, KHIDER c. France, req. n°39364/05, §69. Le tribunal administratif de Limoges a estimé que l’administration pénitentiaire avait commis une faute en plaçant une personne détenue en quartier disciplinaire suite à une fouille à corps effectuée en présence d’autres personnes détenues.

319 CHAPUS, Droit administratif général, 15ème éd., Montchrestien, Paris, 2001, n°1409, p. 1235.

320 Mémoire du Garde des Sceaux en réponse à une demande de référé provision TA Rouen en date du 21 novembre 2011, n°1102675, p. 3.

321

TA de Lyon, 30 mars 2010, n°0703463.

322 Article L521-1 du code de la justice administrative : « Quand une décision administrative, même de rejet, fait l’objet d’une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d’une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l’exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l’urgence le justifie et qu’il est fait état d'un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision. Lorsque la suspension est prononcée, il est statué sur la requête en annulation ou en réformation de la décision dans les meilleurs délais. La suspension prend fin au plus tard lorsqu’il est statué sur la requête en annulation ou en réformation de la décision ».

liberté323 qui trouvent de nombreuses applications et dont les modalités seront davantage développées au chapitre consacré aux atteintes passives directement imputables à l’État, constituées lorsque l’État prive ses ressortissants d’un recours effectif324. Concernant la responsabilité étatique, des provisions peuvent être demandées, y compris en matière de conditions de détention, devant le juge des référés du tribunal administratif. En effet, l’article R. 541-1 du code de justice administrative prévoit que le juge des référés peut, même en l’absence d’une demande au fond, accorder une provision au créancier qui l’a saisi lorsque l’existence de l’obligation n’est pas sérieusement contestable. Ce référé a vocation à s’appliquer dans des situations de « quasi-certitude »325 quant au bien fondé de l’obligation invoquée. La jurisprudence admet dorénavant à cet égard que des conditions de détention contraires à la dignité humaine font naître à la charge de l’État une obligation qui n’est pas sérieusement contestable326, justifiant l’octroi de provisions.

131. La jurisprudence administrative interne dans le domaine du contentieux de la responsabilité de l’État n’est pas élaborée autour de la référence d’un seuil de gravité à ne pas franchir. Cependant, il semble important de souligner que l’article 22 de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 reprend nettement l’esprit du contrôle conventionnel sur le fondement de l’article 3 en affirmant que « l’administration pénitentiaire garantit à toute personne détenue le respect de sa dignité et de ses droits. L’exercice de ceux-ci ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles résultant des contraintes inhérentes à la détention, du maintien de la sécurité et du bon ordre des établissements, de la prévention de la récidive et de la protection de l’intérêt des victimes. Ces restrictions tiennent compte de l’âge, de l’état de santé, du handicap et de la personnalité de la personne détenue ».

323 Article L521-2 du code de la justice administrative : « Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ».

324 Voir infra, §501 s.

325 VERCLYTTE, conclusions sur CE, sect., 16 décembre 2003, LACROIX.

326 CAA Douai, 12 novembre 2009, req. n°09DA00782 : « le premier juge a pu, sans entacher son ordonnance d’erreur de droit ni d’erreur de fait estimer que le requérant avaient été détenus dans des conditions n’assurant pas le respect de la dignité inhérente à la personne humaine, en méconnaissance de l’article D. 189 du code de procédure pénale ; qu’une telle atteinte au respect de la dignité inhérente à la dignité humaine entraine, par elle-même un préjudice moral par nature, et à ce titre, indemnisable ; que, par la suite, et alors elle-même que les intéressés n’ont pas précisé expressément la nature du préjudice dont ils demandent réparation, l’obligation dont ils se prévalent à l’égard de l’État pouvait être regardée, en l’état de l’instruction, comme présentant le caractère non sérieusement contestable exigé par les dispositions susmentionnées du code de justice administrative pour ouvrit droit à provision ».

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