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TITRE I. LES ATTEINTES ACTIVES À L’INTEGRITÉ DES PERSONNES DÉTENUES

Section 2. Souffrances et humiliation de la privation de liberté

B. Une limite licite au droit au respect de l’intégrité

2. La reconnaissance ambivalente de l’amputation du droit à l’intégrité

287. De facto il existe une atteinte à l’intégrité des personnes incarcérées. Les juridictions ne reconnaissent qu’implicitement les limites au droit à l’intégrité des personnes incarcérées, affirmant le caractère absolu de l’article 3. Derrière une affirmation de principe souvent peu conforme à la réalité carcérale se trouvent des enjeux importants liés à un « mythe », celui de l’application uniforme des droits.

288. Le rappel systématique du caractère absolu. La théorie est la suivante : si certains agissements des autorités publiques sont constitutifs d’un traitement prohibé par la Convention européenne, le cadre de la détention ne devrait pas être de nature à les légitimer. La norme absolue s’applique souverainement, indifféremment aux précautions sécuritaires, au passé pénal du requérant ou à la potentielle dangerosité de la personne incarcérée. Au soutien de cette

paragraphe 136 qui compare l’atteinte contestée aux autres restrictions possibles. Il est cependant expressément fait référence au passé pénal du requérant in BELDA B., Les droits de l’homme des personnes privées de liberté.

Contribution à l’étude du pouvoir normatif de la Cour européenne des droits de l’homme, Op. Cit, p. 267. 653 MUNZY P., La technique de proportionnalité et le juge de la Convention européenne des droits de l’homme.

Essai sur un instrument nécessaire dans une société démocratique, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2005,

p. 267.

654 CEDH, 15 octobre 2013, GUTSANOVI c. Bulgarie, req. n°34529/10, §137. La Cour européenne conclut en ces termes : « Les quatre requérants ont été soumis à une épreuve psychologique qui a généré de forts sentiments de peur, d’angoisse et d’impuissance chez eux et qui, de par ces effets néfastes, s’analyse en un traitement dégradant au regard de l’article 3. Il y a donc eu en l’espèce violation de cette disposition de la Convention ».

idée, il doit être affirmé que « le principe de sauvegarde de la dignité existe précisément pour affirmer une égalité absolue et infranchissable à un endroit où deux êtres humains, l’un tendrait à affirmer l’infériorité de l’autre en raison d’une particularité, d’une différence ou d’un manque – fictif ou réel – qu’il prétendrait avoir pu déceler en lui »655. En ce sens, dans l’un se ses rapports, la Commission européenne des droits de l’homme « refuse donc clairement que l’on fasse varier le seuil de gravité (de l’atteinte admise) en fonction du passé criminel du requérant ou du danger qu’il représente pour la société »656. Il apparaît cependant qu’une telle affirmation est inconciliable avec une définition circonstancielle de la gravité, critère renouvelé de déclenchement de l’application de l’article 3 de la Convention.

289. La Cour rappelle pourtant régulièrement que « la nature des infractions reprochées est dépourvue de pertinence sous l’angle de l’article 3 »657, la protection doit être absolue « quels que soient les agissements de la victime »658. La Cour fait parfois une application stricte du principe comme cela fut le cas dans l’arrêt Tomasi où, rappelant les indéniables difficultés de la lutte contre le terrorisme, la Cour affirme que ces dernières ne « sauraient conduire à limiter la protection due à l’intégrité physique de la personne »659. Il semble cependant important de rappeler que le requérant avait subi des violences volontaires ; hypothèse éloignée des violences qui peuvent être considérées comme structurelles et des inconventionnalités directement imputables aux États. Les auteurs brandissent souvent cet arrêt pour affirmer que la Cour s’oppose fermement à l’application d’un principe de proportionnalité en la matière car la protection conventionnelle « revêt, en ce sens un caractère absolu, donc intangible […]. En somme, l’article 3 ne rompt ni ne ploie devant quelque impératif que ce soit »660. La théorie affichée cède cependant devant l’analyse jurisprudentielle et si quelques arrêts661 permettent d’illustrer « suffisamment l’opposition de la Cour à l’assouplissement des exigences de l’article 3 en fonction du but poursuivi par la mesure litigieuse […] »662, d’autres permettent de douter d’une application stricte de la théorie de la protection absolue. Nombreux

655 DELAGE P.-J., « La dangerosité comme éclipse de l’imputabilité et de la dignité », Art. préc., p. 807.

656 ComEDH, 10 mars 1994, NASRI c. France, 19465/92, §54.

657 CEDH, 6 avril 2000, LABITA c. Italie, §119, et CEDH, 10 novembre 2005, ARGENTI c. Italie, req. n°56317/00, §20.

658

CEDH, 28 juin 2005, GALLICO c. Italie, req. n°53723/00, §20.

659 CEDH, 27 août 1992, TOMASI c. France, req. n° 12850/87, §108, en ce sens également, CEDH, 15 novembre 1996, CHAHAL c. Royaume-Uni, req. n° 22414/93, §79 et CEDH, 18 décembre 1996, AKSOY c. Turquie, req. n° 21987/93, §62.

660 VERDUSSEN M., Art. préc., p. 89.

661 L’auteur cite CEDH, 27 août 1992, TOMASI c. France, req. n° 12850/87, §115 et CEDH, 24 septembre 1992, HERCZEGFALVY c. Autriche, req. n°10533/83, §82.

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sont d’ailleurs les auteurs qui reconnaissent à l’arrêt Tomasi le mérite de renoncer ou de s’écarter de l’application d’une théorie de la proportionnalité.

290. Les enjeux de la négation ou le mythe de l’application uniforme des droits. Le discours actuel relatif aux droits des détenus s’oppose à toute référence officielle à l’application d’un principe de proportionnalité en la matière. En effet, la promotion des droits des personnes incarcérées passe aujourd’hui par un discours militant pour une intégration totale du droit commun à la vie en détention, appliquant strictement l’idée selon laquelle l’incarcération ne devrait se limiter qu’à la privation d’une seule liberté, celle d’aller et venir. Le refus d’instaurer un protocole à la Convention européenne, consacré aux droits des détenus, est d’ailleurs fondé sur une crainte : celle que leur soient reconnus des droits différents, dont les exigences seraient revues à la baisse. L’hypothèse défendue supposerait donc que les droits fondamentaux soient appliqués en détention et hors détention de manière identique ce qui semble mériter la qualification de mythe663. L’idée que l’écart entre la réalité et l’objectif d’application uniforme des droits n’est qu’une question de temps apparaît au chercheur comme un leurre qui aurait la « tentation […] de renoncer à l’analyse pour céder au discours liturgique de la célébration de l’idéal des droits de l’Homme, partout en marche avec l’universalisation de

la démocratie libérale occidentale comme point final du gouvernement humain »664.

291. Au regard du droit positif, cette application uniforme des droits semble en effet plus proche de l’incantation que de la réalité. Ces doutes ici partagés pourraient être confortés par les interrogations de Jean-Marc Sauvé, évoquant les progrès en matière de contrôle des actes de l’administration : « est-ce à dire que le régime juridique profondément renouvelé de l’administration pénitentiaire a totalement perdu sa spécificité et qu’il s’est banalisé ? Je ne le pense pas, car la privation de liberté introduit une irréductible singularité, voire une béance, dans le bloc des droits fondamentaux et il y aurait quelque artifice à soutenir que le détenu est un citoyen titulaire de tous les droits, à l’exception de la liberté d’aller et venir. Cette formule est naturellement pertinente pour promouvoir une politique volontariste d’amélioration de la condition pénitentiaire, mais elle peine à rendre compte de la réalité, d’autant que les exigences de la sécurité publique au sens large peuvent conduire à des restrictions supplémentaires des

663

°Mythe, 5°, Le Nouveau Petit Robert de la langue française 2007, Le Robert, Paris : « image simplifiée, souvent illusoire, que des groupes humains élaborent ou acceptent au sujet d’un individu ou d’un fait et qui joue un rôle déterminant dans leur comportement ou leur appréciation ».

664 QUÉRO L., « Les standards pénitentiaires internationaux », in ARTIERES P. et LASCOUMES P. (dir.), Op.

droits fondamentaux »665. Renoncer à l’application absolue de l’article 3 de la Convention aux personnes incarcérées serait considéré par beaucoup comme un échec important. Cependant, la négation d’une difficulté n’a jamais permis de la faire disparaitre. C’est la raison pour laquelle il peut sembler justifié que les travailleurs détenus ne bénéficient pas de l’application du droit commun du travail en détention666, sans pour autant contester la nécessité de revaloriser leur statut et leur rémunération667. Il semble indispensable que cette limitation manifeste des droits des personnes incarcérées soit formellement reconnue car les hésitations et les incohérences en la matière rendent difficile la définition des atteintes à l’intégrité des personnes détenues qui devraient être considérées comme excessives.

§2. Les limites de la souffrance et de l’humiliation tolérées

292. Il existe une très grande difficulté pour ne pas dire une impossibilité, à circonscrire le critère des atteintes prohibées, ce qui n’est pas sans lien avec ce refus officiel de reconnaître une limitation des droits protégés (A). En conséquence, la protection conventionnelle, qui relève de l’obligation négative de l’État, apparaît à l’observateur comme une protection à géométrie variable, assez éloignée de ce qui pourrait être attendu d’un socle minimum de protection absolue (B).

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