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TITRE I. LES ATTEINTES ACTIVES À L’INTEGRITÉ DES PERSONNES DÉTENUES

Section 1. Le principe de sécurité au soutien de pratiques attentatoires à l’intégrité

A. Politiques sécuritaires et contrôle carcéral

1. Le principe de sécurité européen

213. Dans tous ses arrêts relatifs à des situations de privation de liberté, la Cour européenne admet expressément que des motifs de sécurité puisse restreindre les droits des personnes détenues. Si le raisonnement ne surprend guère concernant les droits protégés assortis par la Convention d’exceptions, il convient de s’arrêter sur la jurisprudence de la Cour relative aux traitements inhumains et dégradants, dans un contentieux qui implique l’exercice d’un contrôle sécuritaire des personnes privées de libertés. En présence d’une exigence sécuritaire, qui se confond souvent avec le principe de la justification, alors il faudra prouver la gravité substantielle de l’atteinte par son intensité, le détenu ne bénéficie plus d’une présomption de gravité établie en cas d’absence de justification476.

214. L’utilisation européenne du principe de sécurité et la prise en considération de la

dangerosité. Selon le professeur Mireille Delmas-Marty, dans un monde perçu comme

dangereux, le point d’équilibre entre liberté et sécurité se déplace, bouge, est flottant477. L’auteur considère à cet égard que « l’Europe oscille entre suivisme et résistance, durcissement de la politique criminelle et maintien de l’État de droit »478. Comme le note l’auteur, la Cour européenne est particulièrement vigilante à l’égard des procédures d’extradition qui impliquent

476 En ce sens, BELDA B., Les droits de l’homme des personnes privées de liberté. Contribution à l’étude du

pouvoir normatif de la Cour européenne des droits de l’homme, Op. Cit., p. 73 : « une atteinte à la dignité

humaine du détenu ne sera constatée, qu’à partir du moment ou le minimum de gravité des souffrances sera atteint ».

477 DELMAS-MARTY M., Libertés et sûreté dans un monde dangereux, le Seuil, 2010, p. 19.

478

un risque de torture ou de mauvais traitements dans le pays de destination. Un constat de violation de l’article 3 de la Convention pourrait résulter de l’indifférence coupable d’un État à l’égard du risque encouru par une personne poursuivie, y compris en l’absence de toute certitude de la réalisation de ce risque. Ainsi dans l’arrêt Chahal c. Royaume-Uni479, le

requérant mis en cause dans une affaire de terrorisme faisait l’objet d’un arrêté d’expulsion fondé sur un risque à la sécurité nationale. En effet, ses activités criminelles conduisaient le gouvernement britannique à considérer sa présence sur le territoire comme constitutive d’un risque d’atteintes à la sécurité. La Cour retient la responsabilité étatique lorsque l’expulsion ou toute forme d’éloignement du territoire est décidée alors qu’il y a « des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on l’expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 »480.

215. Cette position jurisprudentielle induit une obligation étatique de ne pas expulser le requérant. Dans cet arrêt Chahal, le gouvernement britannique envisageait une expulsion vers l’Inde alors que la Cour européenne s’y oppose. Pour un certain nombre de motifs et « notamment la participation avérée de la police du Penjab à des assassinats et enlèvements en dehors de cet État et les allégations de violations graves des droits de l’homme qui continuent d’être portées contre des membres des forces de sécurité »481, la Cour affirme que l’exécution de l’arrêté d’expulsion constituerait un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Au nom de la protection de l’intégrité humaine, droit absolu, le risque ne peut être pris qu’une personne soit soumise à de tels traitements. En ce sens, la Cour n’admet pas que le risque de terrorisme puisse neutraliser celui de torture. Il est formellement refusé dans ces hypothèses que le principe de sécurité nationale puisse limiter la protection de l’intégrité et constituer une exception à la prohibition des traitements inhumains ou dégradants. Si la résistance de la Cour doit être saluée au regard de certaines décisions notamment en matière d’expulsion vers un pays où existe un risque de torture482, force est de constater certaines hypothèses dans lesquelles les exigences en matière de sécurité semblent nettement moduler le champ d’application de la prohibition de l’article 3 de la Convention.

479 CEDH, 15 novembre 1996, CHAHAL c. Royaume-Uni, req. n°224114/93.

480

Voir notamment, CEDH, 7 juillet 1989, SOERING c. Royaume-Uni, série A, n°161, §§90-91.

481 CEDH, 15 novembre 1996, CHAHAL c. Royaume-Uni, req. n°224114/93, §107.

482

A titre d’exemple CEDH [GC], 28 février 2008, SAADI c. Italie, req. n°37201/06, §139, la Cour rappelle que « le « risque » et la « dangerosité » ne se prêtent pas dans ce contexte à un exercice de mise en balance car il s’agit de notions qui ne peuvent qu’être évaluées indépendamment l’une de l’autre. En effet, soit les éléments de preuve soumis à la Cour montrent qu’il existe un risque substantiel si la personne est renvoyée, soit tel n’est pas le cas. la perspective qu’une personne constitue une menace grave pour la collectivité ne diminue en rien le risque qu’elle subisse un préjudice si elle est expulsée ».

216. La mise en œuvre du principe de sécurité dans les modalités du contrôle

carcéral. Les hypothèses de contentieux du contrôle carcéral dans lesquelles la Cour refuse de

faire intervenir les préoccupations de sécurité au nom du caractère absolu des droits protégés sont malheureusement rares. Ainsi, la Cour européenne n’exclut pas que le transfert d’un détenu vers un autre établissement puisse être considéré comme un moyen nécessaire pour assurer la sécurité dans une prison et empêcher tout risque d’évasion483. La jurisprudence considère cependant comme indispensable que la mesure soit justifiée par des impératifs de sécurité concrets. À défaut de tels impératifs, la juridiction strasbourgeoise admet que des changements d’affectations trop nombreux peuvent porter atteinte à l’intégrité psychique de la personne détenue et constituer un traitement inhumain. En ce sens, dans l’affaire Khider c.

France, il était affirmé que les quatorze transfèrements du requérant sur sept années de

détention n’apparaissaient plus au fil du temps justifiés par de tels impératifs484. La situation « était de nature à créer chez lui un sentiment d’angoisse aigu quant à son adaptation dans les différents lieux de détention et la possibilité de continuer de recevoir les visites de sa famille et rendait quasi impossible la mise en place d’un suivi médical cohérent sur le plan psychologique »485. L’argument de la Cour semble induire que le sentiment d’angoisse serait écarté en présence d’un impératif de sécurité.

217. Ce qui semble particulièrement problématique en termes d’application des principes est la disqualification de certaines pratiques de contrôle, sous prétexte de nécessité, qui dans d’autres circonstances auraient été qualifiées d’inhumaines ou dégradantes. En effet, en présence d’un tel impératif de sécurité, demeure le sentiment d’angoisse aigu précédemment évoqué. Et ainsi, dans l’arrêt Payet c. France, la personne détenue avait fait l’objet, entre le 10 mai 2003 et le 25 septembre 2008, de vingt-six changements d’affectation d’établissements pénitentiaires486. Le détenu n’est pas considéré comme ayant subi un traitement inhumain compte tenu « du profil, de la dangerosité et du passé du requérant »487. Si la Cour européenne exige, pour que soit restreint le droit au respect de l’intégrité de la personne détenue, un risque réel en refusant une lecture standardisée ou catégorielle du risque, il n’en demeure pas moins que le risque et le principe de sécurité sont largement pris en considération. S’il faut se réjouir que la Cour condamne fermement les atteintes systématiques et non individualisées au droit à l’intégrité, le constat doit être fait de l’admission d’atteintes en application d’un impératif de

483

CEDH, 9 juillet 2009, KHIDER c. France, req. n° 39364/05, §110.

484 Idem.

485 Ibid., §111.

486 CEDH, 20 janvier 2011, PAYET c. France, req. n°19606/08, §57.

487

sécurité individualisé. Des rotations de sécurité perpétuelles peuvent être considérées comme inhumaines eu égard à la souffrance psychique qu’elles suscitent, à défaut d’impératif concret. En revanche, les conséquences de ce même traitement seront ignorées s’il est considéré comme justifié par des raisons de sécurité488. En ce sens, concernant l’arrêt Ramirez Sanchez489, « il semble que la ‘personnalité et la dangerosité hors normes’ du détenu soit la justification des mesures particulièrement sévères imposées au requérant. En effet, il importe essentiellement à la Cour pour que la prolongation d’une mise à l’isolement soit conforme aux exigences de l’article 3 que cette décision soit motivée et que des solutions alternatives à l’isolement soient recherchées »490. Pourtant, au regard de la définition théorique des traitements inhumains ou dégradants, même des atteintes strictement proportionnées à l’objectif de sécurité invoqué ne devraient pas faire obstacle à la qualification de traitement contraire à l’article 3 de la Convention.

218. Le contrôle carcéral imposé à la population pénale par le biais des fouilles, des rotations de sécurité, de la surveillance, et l’extension potentiel de ce contrôle pose des difficultés sérieuses au regard de la protection conventionnelle garantie au titre de la prohibition des traitements inhumains et dégradants. En ce sens, les technologies modernes du contrôle soulèvent des questions nouvelles relatives à la protection conventionnelle. Ainsi, dans l’arrêt Cavallo c. Italie, la Cour a admis qu’entrait dans le champ de son contrôle, au titre de l’article 3, l’usage de la vidéosurveillance dans un régime de détention puisque le détenu était filmé en cellule en permanence491. Il est d’ailleurs fréquent de voir affirmé que les nouvelles prisons aux dispositifs de surveillance sophistiqués, où les contacts avec les détenus sont très limités, semblent plus « inhumaines » que les anciens établissements délabrés492. De nouveaux mécanismes de surveillance et de contrôle pourraient soulever des questions sous l’angle de l’article 3 de la Convention et exiger des solutions des juges de Strasbourg.

488 HERZOG-EVANS M., « Prisons : la France à nouveau condamnée par deux fois par la Cour européenne des droits de l’homme », AJ pénal, 2011, p. 88.

489

CEDH [GC], 4 juillet 2006, RAMIREZ SANCHEZ c. France, req. n°59450/00.

490 FORT F.-X., Art. préc., p. 2251.

491 CEDH, 4 mars 2008, CAVALLO c. Italie, 4 mars 2008, req. 9786/03, §15.

492

Voir en ce sens DELARUE J.-M., « La loi et la pierre. Quelques considérations sur la prison ». Droit social, 2011, pp. 1145-1150. L’auteur affirme qu’« il est toujours de prime abord surprenant d’entendre des personnes détenues, à l'unisson des personnels, regretter ces anciennes prisons vétustes et incommodes, d'où elles ont été transférées vers des établissements récents. On croit pouvoir mettre ce discours sur le compte de ce penchant bien connu des personnes dans le malheur de préférer l'antériorité Mais cette explication n’est pas la bonne ».

219. Comme le remarque le professeur Mireille Delmas-Marty « la raison juridique doit innover pour ruser avec la force et ‘raisonner la raison d’État’ »493 et la Cour apparaît comme un repère indispensable à la définition des traitements prohibés. Il semble cependant que le principe de sécurité soit utilisé devant la Cour comme un motif d’exonération de la responsabilité de l’État à la manière où les juridictions administratives manient les exigences de sécurité pour justifier des contrôles abusifs et excessifs au regard des standards théoriques de la protection conventionnelle. Comme pour le mécanisme de responsabilité administrative, le principe de sécurité semble intervenir a posteriori pour disqualifier certaines atteintes qui en son absence seraient qualifiées de traitement inhumain ou dégradant. À cet égard, Madame Béatrice Belda évoque, dans l’hypothèse d’une justification sécuritaire, le maintien du seuil de gravité qui serait l’« expression du contexte fonctionnel de l’interprétation s’imposant au juge européen dans son activité interprétative »494, inhérent à la détention.

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