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TITRE I. LES ATTEINTES ACTIVES À L’INTEGRITÉ DES PERSONNES DÉTENUES

Section 2. Souffrances et humiliation de la privation de liberté

A. L’impossible définition du critère de l’atteinte prohibée

1. Les risques de l’abstraction

294. « S’il est évident que des conditions de détention qui consistent à entasser 3 ou 4 détenus dans une cellule de 9 m2 sans aération ni lumière ni chaleur ni mobilier suffisants constituent un traitement inhumain et dégradant […], il est bien d’autres hypothèse dont la qualification est plus délicate »668. Sur le terrain de l’obligation négative des États les critères du contrôle utilisés semblent parfois appliqués très souplement, ou alors définis de manière très abstraite. Certaines exigences quant aux limites du pouvoir européen d’intervention qui fondent la légitimité de l’institution peuvent, à cet égard, expliquer les réticences de la Cour.

295. Le critère abstrait du régime d’isolement prohibé. La Cour admet en général que « l’application prolongée de certaines restrictions peut placer un détenu dans une situation qui pourrait constituer un traitement inhumain ou dégradant, au sens de l’article 3 de la Convention »669. Une jurisprudence constante considère qu’un isolement sensoriel complet doublé d’un isolement social total peut détruire la personnalité et constitue une forme de traitement inhumain qui ne saurait se justifier par les exigences de la sécurité ou d’autres raisons. L’isolement prolongé ou total d’un détenu a pu être qualifié de « torture blanche »670. Il a été affirmé que cette expression d’isolement sensoriel complet retenue par la Cour ne renvoyait à aucune hypothèse réelle ou alors à un « type d’isolement équivalent à être mis dans une tombe » 671. Si la Cour indique qu’un isolement social et sensoriel « classique » n’est guère souhaitable672 surtout lorsque la personne est en détention provisoire, il apparaît qu’un constat de violation sur le fondement de l’article 3 est particulièrement difficile à atteindre malgré certaines situations de mise à l’isolement extrêmement contestables au regard des critères européens. La Cour affirme que « l’isolement d’un détenu doit produire plusieurs effets pour

668 DELARUE J.-M., « Le Comité de prévention de la torture et le Contrôle général des lieux de privation de liberté. Un essai de comparaison », Art. préc., p. 203.

669 CEDH, 4 mars 2008, CAVALLO c. Italie, req. n°9786/03, §26.

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DEMOUVEAUX J.-P., « Les décisions de mise à l’isolement des détenus constituent-elles des mesures faisant grief ? », conclusion sur CAA Paris, 5 novembre 2002, n°01PA00075, D., 2003, p. 377. L’auteur affirme « que l’isolement, dès lors qu’il se prolonge durant plusieurs mois, sinon fait sombrer l’isolé dans la folie du moins dégrade son état mental. C’est pourquoi certains détenus, pour évoquer la vie en quartier d’isolement, utilisent l’expression de torture blanche ».

671 CASSESE A., « Prohibition of torture and Inhuman or degrading treatment or punishment », Art. préc., p. 237, traduction libre de « this sort of isolation would be equivalent to be placed in a kind of tomb ».

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entrainer une violation de l’article 3 »673. En ce sens, la Cour considère que l’État sera condamnable à condition que l’isolement affecte la santé mentale ou physique du détenu674. Aussi, le maintien à l’isolement d’un détenu particulièrement fragile psychologiquement semble davantage condamnable675, puisque la Cour s’attache essentiellement au critère de la « destruction de la personnalité ». Ce critère européen qui permet la qualification de traitement inhumain du maintien à l’isolement de certains détenus mais en tolère beaucoup d’autres a été vivement critiqué, notamment dans l’opinion dissidente des juges concernant l’affaire Ramirez

Sanchez précitée, dans laquelle le requérant se disait indemne.

296. L’isolement dans l’ordre juridique interne. Une mesure d’isolement n’est pas considérée en tant que telle, comme une atteinte à la dignité. En la matière, l’interaction entre la législation nationale française et la jurisprudence européenne est manifeste. En effet, les juridictions se sont mises en conformité avec le droit européen depuis que les décisions de placer, soit en urgence et de manière provisoire, soit à titre préventif, un détenu à l’isolement, sont devenues des décisions susceptibles de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir676. Cela n’a pas toujours été le cas677 et la France a pu se voir condamnée sur le fondement de l’absence de recours effectif678. Le Conseil d’État considère dorénavant qu’« un tel placement aggrave considérablement les conditions de détention du détenu, aussi bien sur un strict plan juridique en raison des privations qu’il génère automatiquement (cantine, activités…) que sur le plan matériel (incarcération au sein du quartier disciplinaire dans un cellule spartiate) » 679. De plus, comme cela a pu être indiqué, « son interdiction ou sa limitation pour les mineurs, souligne, si besoin en était, son caractère rigoureux »680.

297. De plus, si l’article D 283-2 du code de procédure pénale prévoit que les détenus à l’isolement sont soumis au régime ordinaire de détention, le professeur Pierrette Poncela souligne que ces « dispositions (sont) inexactes ou pour le moins ambiguës » puisque le

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CÉRÉ J-P., « La CEDH et la protection des droits des détenus », Art. préc., p. 372.

674 CEDH, 29 septembre 2005, MATHEW c. Pays-Bas, req. n°24919/03, §203 : « Il est manifeste que les autorités d’Aruba avaient conscience de ce que le requérant n'était pas une personne apte à être détenue au sein du KIA dans des conditions ordinaires et que le régime spécial mis en place était générateur pour l’intéressé d’une détresse inhabituelle ».

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CEDH, 16 octobre 2008, RENOLDE c. France, §129 : un sanction de 45 jours de cellule disciplinaire « La Cour estime qu’une telle sanction n’est pas compatible avec le niveau de traitement exigé à l’égard d’un malade mental et que cette sanction constitue un traitement et une peine inhumains et dégradants ».

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CE, 17 décembre 2008, OIP, req. n°293786.

677 CE, 12 mars 2003, FRÉROT, req. n°237437, AJDA, 2003, p.1271 , concl. T. Olson.

678 Voir infra, §464 s.

679 CÉRÉ J.-P., sous CE, 17 décembre 2008, req. n° 293786, AJ pénal, 2009, p. 88.

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Conseil d’État reconnaît lui-même la rudesse du régime d’isolement681. La décision d’un tel placement est sans équivoque une mesure considérée comme faisant grief et « sans aucune ambiguïté ni réserve la Cour européenne exige que les détenus puissent contester les diverses décisions de placement ou de prolongation les concernant. Un recours effectif en fait comme en droit, devant une instance ayant les pouvoirs de réformer et offrant les garanties adéquates,

doit donc exister »682. Cet élément sera davantage développé au chapitre consacré au droit de

recours effectif et aux atteintes étatiques passives liées aux défaillances procédurales.

298. L’admission de l’article 41bis de la loi pénitentiaire italienne. La Cour européenne, en admettant certains régimes de détention particulièrement rigoureux, manifeste son refus de sanctionner a priori des dispositifs internes et s’abrite derrière la théorie des effets cumulatifs lorsque la situation n’est plus admissible. Cet aspect de la question révèle en effet que la Cour refuse souvent d’identifier précisément la source d’un constat de violation, considérant que ce sont les effets conjugués de plusieurs restrictions qui excèdent le seuil de l’article 3 de la Convention, évitant ainsi soigneusement de remettre en cause certaines pratiques étatiques légales. À cet égard, l’article 41bis de la loi pénitentiaire italienne instaure un régime d’isolement extrêmement restrictif. De nombreux détenus italiens ont formé des recours devant la Cour européenne considérant que l’isolement qu’ils subissaient constituait un traitement inhumain. La Cour n’a jamais considéré que les autorités faisaient une application contraire à l’article 3 de la Convention du régime spécial instauré par l’article 41bis, alinéa 2, de la loi italienne sur l’administration pénitentiaire du 26 juillet 1975683. Pourtant, le CPT avait mis en garde l’État italien quant aux restrictions imposées à certains détenus, souvent soupçonnés d’être membres d’organisations mafieuses, susceptibles d’entrer en contradiction avec la prohibition de la torture et des mauvais traitements.

299. En ce sens, dans un rapport de 1997, le CPT indiquait qu’en « observant attentivement le système en question, il pourrait même venir à l’esprit qu’un objectif non déclaré du système est d’agir comme un moyen de pression psychologique en vue de provoquer la dissociation ou la collaboration » du détenu, plaçant le contentieux à la frontière de la torture. Le CPT avait « pris note avec préoccupation de la déclaration suivante des autorités italiennes, faite dans le cadre de l’Organisation des Nations Unies : ‘grâce à cette

681

PONCELA P., « L’isolement carcéral sous le contrôle des juridictions administratives et de la Cour européenne des droits de l’homme », Art. préc., p. 391.

682 PONCELA P., « Le placement à l’isolement des détenus. En marge de l’arrêt Ramirez Sanchez c. France » du 4 juillet 2006 de la Cour européenne des droits de l’homme, RTDH, 2007, p. 247.

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mesure spéciale, un nombre croissant de prisonniers ont décidé de coopérer avec les autorités judiciaires en donnant des renseignements sur les organisations criminelles dont ils faisaient partie’ »684. La Cour note généralement que le requérant ne lui a pas fourni suffisamment d’éléments qui lui permettraient de conclure que l’application prolongée du régime spécial de détention prévu par l’article 41bis lui à causé des effets physiques ou mentaux tombant sous le coup de l’article 3685. La question, outre le caractère abstrait du critère du traitement prohibé, est donc celle des difficultés probatoires auxquelles peuvent être confrontées les personnes détenues ayant subi des mesures manifestement attentatoires à l’intégrité psychique, mais physiquement invisibles, dans des structures où l’encadrement psychologique est souvent défaillant.

300. L’admission du régime des unités de sécurité renforcées aux Pays-Bas. Le CPT avait également émis de sérieuses réserves à l’égard de ce régime d’isolement dans certaines unités (ci-après EBI). Cependant, la Cour considère qu’il ne méconnait pas la protection conventionnelle. Un rapport du CPT faisait pourtant état d’entretiens avec des personnes détenues au sein de l’EBI et relève un certain nombre de symptômes récurrents à savoir : des sentiments de désespoir, associés avec des épisodes de « dépersonnalisation », sentiments d’impuissance, colère avec violences auto-aggressives, difficultés de communication686. La Cour dans un arrêt Van der ven c. Pays-Bas souligne d’ailleurs que la CPT recommande que « le régime actuellement appliqué au sein de l’établissement de sécurité maximale (EBI) soit corrigé à la lumière des remarques formulées aux paragraphes 61 à 67 du présent rapport. En particulier, le système de groupe existant, s’il n’est pas supprimé, doit à tout le moins être assoupli, et les détenus doivent se voir offrir la possibilité de passer plus de temps en dehors de leurs cellules, ainsi qu’une palette plus diversifiée d’activités. De surcroît, les politiques de fouille actuellement en vigueur doivent être revues de manière que les fouilles ne soient plus opérées que lorsqu’elles sont strictement nécessaires du point de vue de la sécurité. De même, les règles régissant actuellement les visites doivent être révisées ; l’objectif doit être de permettre aux visites de se dérouler dans des conditions plus ouvertes »687.

301. Malgré ces observations de la Cour, elles s’avèrent insuffisantes pour que soit constatée la violation de l’article 3 de la Convention alors qu’il s’agit de régimes de détention qui, par leur seule application, entrainent des restrictions importantes dont le caractère

684 Rapport CPT/Inf (97) 12, à la suite d’une visite en Italie du 22 octobre au 6 novembre 1995, §§76-94.

685 CEDH, 4 mars 2008, CAVALLO c. Italie, req. n°9786/03, §28.

686 Rapport CPT/Inf (97) 12, à la suite de la visite 22 octobre au 6 novembre 1995, §68.

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indivisible devrait soulever la question de l’aspect systématique des restrictions, théoriquement sanctionné par la jurisprudence européenne. À cet égard la Cour considère dans un arrêt Lorse qu’un régime de fouille systématique ajouté aux contraintes extrêmement lourdes d’un régime EBI sont susceptibles d’aboutir à un constat de violation en l’absence d’impératif de sécurité convaincant. Le régime en tant que tel n’est donc pas remis en cause688. Au regard de ces différentes observations, la torture et les traitements inhumains ou dégradants ne correspondent à aucune définition stricte, susceptible de faire l’objet d’un contrôle précis.

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