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TITRE I. LES ATTEINTES ACTIVES À L’INTEGRITÉ DES PERSONNES DÉTENUES

Section 2. Souffrances et humiliation de la privation de liberté

A. La privation de liberté constitutive d’une limite au droit au respect de l’intégrité

271. « Sous sa forme la plus mesurée, la plus légitime, la justice est déjà une manière de rendre le mal pour le mal »614. En effet la peine est définie comme le « châtiment édicté par la loi », « infligé en matière pénale »615 et un châtiment est lui-même défini comme un traitement violent infligé en réponse à un comportement répréhensible616. La privation de liberté illustre de manière paroxystique ces définitions. Force est de constater qu’une souffrance naît de l’entrave et qu’elle n’est pas sans lien avec la fonction même de la privation de liberté (1). De plus, l’humiliation peut résulter du contrôle permanent auquel sont soumises les personnes incarcérées (2).

1. La souffrance née de l’entrave

272. « La restauration du détenu dans ses droits ne se heurte-t-elle pas à la nature de la détention, en ce que le constat pourrait être fait que la détention est aussi souffrance »617 ? L’auteur de cette citation suggère ainsi que par définition l’enfermement souffrance, par la prise sur le corps qu’il implique nécessairement. Les corps sont contraints de rester, par la force si besoin est, dans les lieux où ils ont été placés. La détention est ensuite une prise sur l’âme ou l’esprit du fait de sa dimension afflictive. « Cette souffrance, consubstantiellement, s’attache à la détention, non à l’absence d’exercice de la liberté d’aller et venir […] la douleur

613 RICOEUR P., « Avant la justice non violente la justice violente », Art. préc., p. 169.

614

RICOEUR P., Histoire et vérité, Le Seuil, Paris, 1955, p. 249.

615 °Peine, in CORNU G., Vocabulaire juridique, PUF, 9ème éd., Paris, 2011, 1095 p.

616 Vérifier définition.

617 GIUDICELLI-DELAGE G. et MASSE M., « Rapport introductif » in PRADEL (dir.), La condition juridique

morale naît de l’entrave »618. Abstraction faite des conditions de détention, qui seraient susceptibles d’aggraver le constat, il semble pertinent de constater que toute détention fragilise l’individu au point de le placer dans une situation de vulnérabilité, en premier lieu par la souffrance endurée, dont le droit positif devrait prendre acte. C’est en ce sens notamment que l’institution carcérale mérite d’être qualifiée de vulnérante619.

273. Selon Erving Goffman dans son ouvrage Asiles, la prison fait partie des institutions totales imposant aux détenus une emprise dans tous les aspects de leur vie quotidienne620. Il apparaît que « ce ne sont pas seulement la vétusté, l’inconfort du froid et de l’humidité dans une cellule de garde à vue, qui est l’unique cause de détresse, mais ce sont aussi la rupture familiale, l’incertitude qui s’introduit dans le quotidien, le caractère et la quantité de nourriture, la saleté et l’odeur des lieux, l’absence de couverture propre, la dureté du bat-flanc de béton, la présence constante d’une autre personne placée dans une situation identique, la pression sous diverses formes de l’aveu »621. Les besoins les plus élémentaires sont entravés dans la mesure où la personne incarcérée est totalement dépendante de l’administration. L’institution carcérale détient ce pouvoir vulnérant qui induit un dépouillement des capacités élémentaires, nécessairement source de souffrance622. Paul Ricœur affirme d’ailleurs que la peine constitue à cet égard un « scandale intellectuel », « en tant qu’elle ajoute une souffrance à une souffrance, la souffrance de la peine à la souffrance du tort fait à autrui »623. Il y aurait ainsi une forme d’archaïsme au maintien même de cette souffrance comme inhérente à la peine.

274. Le constat est général et peut être décelé dans les différents systèmes pénitentiaires européens qui fonctionnent sur avec des structures carcérales similaires. Nicolas Queloz affirme d’ailleurs avoir été frappé de voir « combien (son) système pénal et pénitentiaire peut engendrer, y compris dans un État de droit démocratique, des effets iatrogènes (terme médical), c’est-à-dire qui engendre lui-même des maladies et des effets pervers […] »624. Qu’il soit qualifié de vulnérant ou de iatrogène, l’enfermement suscite une souffrance morale forte liée à l’entrave, même si ne doivent guère être négligées les atteintes à la santé qui résultent d’une privation de liberté. Le constat est si peu discutable que la revue anglaise Punishment and

618

Idem.

619 Voir supra, §67 s.

620 GOFFMAN E., Asiles, Editions de Minuit, Paris, 1968.

621

DELARUE J.-M., « Le Comité de prévention de la torture et le Contrôle général des lieux de privation de liberté. Un essai de comparaison », Art. préc., pp. 172-173.

622 Voir notamment SIMON A., « La vulnérabilité de la personne détenue », Art. préc.

623 RICOEUR P., « Avant la justice non violente la justice violente », Art. préc., p. 161.

624

Society a consacré son numéro de décembre 2011 aux « souffrances de l’emprisonnement »625. La souffrance psychique sera aggravée lorsque l’entrave est accrue, notamment par la durée de la détention lorsqu’une réclusion est prononcée à perpétuité, dans des hypothèses de placement en cellule disciplinaire de dimension réduite, dans lesquelles le mobilier est absent ; également dans des hypothèses de mise à l’isolement, quel qu’en soit le motif, car l’isolement intensifie potentiellement l’épreuve carcérale. La Cour européenne lui reconnaît d’ailleurs « sans nul doute des aspects désagréables voire pénibles »626. Aussi, plus les conditions de détention sont dégradées, plus la souffrance liée à la détention est grande.

2. Les souffrances et humiliations nées du contrôle permanent

275. La prison se caractérise par son organisation punitive : « les murs, les barreaux, les cellules fermées à clefs, à verrous, ou à fermeture électrique, les barbelés, les câbles électriques, les grilles et les multiples portes qui canalisent les circulations à l’intérieur de l’établissement et entre celui-ci et l’extérieur, sont autant de moyens de contrôle et de contention des détenus, à la fois réels et symboliques dans leur puissance et dans leur dissuasion »627. Il peut être affirmé que « l’organisation punitive des prisons est fixée par l’ensemble des règles de vie et par la structure matérielle des lieux. […] Les contraintes matérielles et de surveillance ont lentement structuré les règles des différents services »628. L’emprise immédiatement physique des autorités pénitentiaires sur les personnes détenues est de nature à susciter un sentiment d’humiliation lié à une domination de fait. Les fouilles intégrales, les entraves systématiques lors des extractions sont susceptibles d’être qualifiées de traitements dégradants. En outre, les maintiens à l’isolement, les rotations de sécurité, les entraves systématisées mais également les fouilles sont autant de pratiques à vocation sécuritaires qui soulèvent spontanément des questions sous l’angle de l’article 3 de la Convention car elles sont de nature à susciter une souffrance importante.

276. La recevabilité des griefs tirés de ces atteintes devant la Cour européenne n’est d’ailleurs pas discutée. En matière de fouilles intégrales, la Cour admet n’avoir « aucune

625 « Pains of imprisonment », Punishment and Society, décembre 2011.

626

CEDH, 6 novembre 1980, GUZZARDI c. Italie, req. n° 7367/76, §107 : La Cour malgré le constat ne conclut pas à la violation. Le requérant avait été placé à l’isolement cellulaire total, la Cour retient qu’il « allègue avoir subi à l’Asinara des conditions d’existence sinon inhumaines, du moins dégradantes. La Commission ne souscrit pas à cette thèse. La situation incriminée présentait (paragraphes 23-42 ci-dessus); eu égard à l’ensemble des données de la cause, elle n’a pourtant pas atteint le niveau de gravité au-delà duquel un traitement tombe sous le coup de l’article 3 (art. 3) (arrêt Irlande contre Royaume-Uni, précité, p. 65, § 162).»

627 CHAUVENET A., ORLIC F. et BENGUIGUI G., Op. Cit., p. 24.

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difficulté à concevoir qu’un individu qui se trouve obligé de se soumettre à un traitement de cette nature se sente de ce seul fait atteint dans son intimité et sa dignité, tout particulièrement lorsque cela implique qu’il se dévêtisse devant autrui, et plus encore lorsqu’il lui faut adopter des postures embarrassantes »629. Se manifeste donc la conscience du fait qu’une fouille intégrale constitue une atteinte à la dignité et un traitement dégradant. Devant le Conseil d’État, l’atteinte subie est reconnue par l’application d’une forme de contrôle de proportionnalité. Nicolas Le Broussois, rapporteur public devant le Conseil d’État, affirmait, concernant les changements d’affectation du détenu soumis au régime des rotations de sécurité : « il ne nous semblerait pas anormal de considérer que le seuil de ce qui excède les atteintes inhérentes à la condition de détenu doit être placé plus haut pour un individu qui s’est déjà évadé et a participé à l’évasion d’autres détenus »630. Se pose la question du caractère absolu de la garantie. La double négation révèle d’ailleurs le malaise. La question se pose en effet en ces termes, dès lors que des rotations de sécurité systématiques suscitent une souffrance morale aigüe de la personne privée de liberté constituant un traitement inhumain au sens de la Convention européenne, l’appréciation doit-elle être différenciée en raison du profil de la personne qui subit cette atteinte ?

277. La Cour européenne l’admet derrière l’expression du « critère de l’appréciation relative »631 des mauvais traitements puisqu’il « n’en reste pas moins que les organes de la Convention, dans leur appréciation d’une éventuelle violation de l’article 3, prennent en compte les impératifs de la défense de la société démocratique et s’efforcent alors de concilier l’intérêt général et les intérêts de l’individu fixant ainsi la limite entre les atteintes aux droits individuels qui sont nécessaires à la protection de la société et celles qui ne le sont pas »632. En application d’un principe de sécurité, qui est intimement lié à la définition de la peine privative de liberté, est admise une véritable mise en balance des intérêts de l’État avec le droit pourtant absolu au respect de l’intégrité des personnes détenues. Il est ainsi avéré que la Cour, au même titre que d’autres droits protégés par la Convention tels que la liberté d’expression ou le droit à la vie privée, aménage au bénéfice des États une véritable « marge d’appréciation » en matière de traitements inhumains ou dégradants, proche du contrôle opéré en application des articles qui prévoient des exceptions au droits garantis633.

629 CEDH, 12 juin 2007 FREROT c. France, req. n°70204/01, §38.

630 LE BROUSSOIS N., conclusions sur TA Paris, 11 juin 2010, req. n°0808583, AJDA, 2010, p. 2154.

631

PETTITI L.-E., DECAUX E. et IMBERT P.-H. (dir.), Op. Cit., p. 159.

632 Idem.

633 Pour de nombreux droits garantis par la Convention, il est prévu par de nombreux articles qu’il « ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale,

278. Cette idée d’humiliation liée à l’exercice de prérogatives coercitives et de contrôle est parfaitement illustrée par les écrits d’un auteur américain qui, confrontant les établissements pénitentiaires aux États-Unis et en Europe, affirme qu’existent « deux anthropologies de la dignité » 634. Il affirme qu’aux États-Unis, aucune prison n’interdit aux surveillants d’insulter les détenus ou n’impose qu’ils se respectent entre eux et certains pénitenciers de haute sécurité édictent des règles arbitraires et des obligations de travail ininterrompues. Le 13ème amendement de la Constitution qui prohibe les peines cruelles et inhumaines ne semble pas s’opposer aux boots camps (uniformes oranges à rayures) et à la persistance des châtiments corporels (coups de bâton). Et dans certains États l’auteur rappelle qu’apparaissent les potences de pénitence ou des chain gangs (équipe de prisonniers qui travaillent les pieds enchaînés). « Faire que le prisonnier sente le prisonnier »635 ou comme l’explique Denis Salas, « l’exhiber dans sa cage devant les caméras font partie des stratégies punitives acceptables »636. Ces exemples extrêmes de l’une des plus grandes démocraties du monde symbolisent les dérives de l’exacerbation de la fonction rétributive de l’incarcération, source importante de souffrance liée à l’incarcération.

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