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La passivité étatique face aux conditions matérielles de détention contraires aux exigences conventionnelles

TITRE II. LES ATTEINTES PASSIVES A L’INTEGRITÉ DES PERSONNES DÉTENUES

Section 1. La passivité étatique face aux conditions matérielles de détention contraires aux exigences conventionnelles

334. Les conditions matérielles de détention désignent l’organisation de la vie quotidienne des personnes incarcérées, à savoir essentiellement l’état des cellules et des parties communes. En la matière, l’objet du contentieux est particulièrement trivial, il est question d’hygiène, de salubrité, de lumière, de cubage d’air, d’entretien des cellules, de disponibilité des équipements, des douches, du mobilier. Il s’agit également d’accès à certains espaces de la détention pour les personnes à mobilité réduite, d’accès aux douches ou simplement à la cour de promenade. Tous ces aspects du quotidien sont de nature à rendre la privation de liberté inhumaine ou dégradante, c’est ce qu’affirme la Cour européenne, suivie de près par les juridictions administratives, qui semblent sur ce point avoir intégré les exigences européennes. Parmi les spécificités du mécanisme de protection des droits fondamentaux garanti par le Conseil de l’Europe figure celle de la subsidiarité. L’article 35 de la Convention européenne stipule en effet que la Cour ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes, tel qu’il est entendu selon les principes de droit international généralement reconnus, et dans un délai de six mois à partir de la date de la décision interne définitive. Une solution nationale doit donc être recherchée avant que soient saisies les instances européennes. Cette condition de saisine de la Cour européenne est valable concernant toute violation alléguée de la Convention ; la proportion du contentieux qui parvient jusqu’aux juges de Strasbourg est donc

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BURGORGUE LARSEN L. et UBEDA DE TORRES A., Op. Cit., p. 523. L’auteur fait référence à deux arrêts de la Cour européenne : CEDH, 5 avril 2005, AFANASSYEV c. Ukraine, req. n°38722/02 et CEDH, 15 juillet 2002, KALASHNIKOV c. Russie, req. n°47095/99.

739 LARRALDE J-M., « L’article 3 CEDH et les personnes privées de liberté », in CHASSIN C.-A. (dir.), La

inversement proportionnelle à la densité du contentieux effectif interne. Concernant les conditions de détention au sein des établissements pénitentiaires, bien que la Cour européenne impose une exigence de dignité des conditions de détention (paragraphe 1), l’effectivité partielle d’un contrôle interne relativement exigeant, par l’application du principe de subsidiarité, limite les recours européens (paragraphe 2).

§1. L’exigence européenne de dignité des conditions de détention

335. La Cour européenne exige des autorités étatiques qu’elles offrent des conditions de détention décentes aux personnes incarcérées. Fondée sur la prohibition des traitements inhumains ou dégradants, l’exigence de dignité des conditions d’incarcération s’impose à tous les États membres du Conseil de l’Europe, dont les structures pénitentiaires peuvent être très différentes. Comme le rappellent généralement les autorités françaises auxquelles sont imputées l’indignité des conditions de détention, leur responsabilité est conditionnée par l’existence d’une faute et il est admis que « l’exigence d’une faute, même d’une faute simple,

exige de déterminer « un manquement à une obligation préexistante » 740. Il convient donc de

définir la nature et l’étendue de l’obligation qui pèse sur l’administration pénitentiaire, en tenant compte des moyens et des contraintes qui sont mis en œuvre pour remédier à la situation. Il semble indispensable dans une premier temps de définir l’obligation européenne mise à la charge des États concernant les conditions matérielles de détention (A) avant d’étudier les effets de cette obligation (B).

A. La définition de l’obligation européenne

336. Cette exigence européenne relative à la dignité des conditions matérielles de détention est assez récente, le contentieux s’étant véritablement densifié depuis les années 2000. Cette évolution peut être considérée comme l’aboutissement du phénomène d’objectivisation du contentieux fondé sur l’article 3 de la Convention puisque, concernant les conditions de détention, l’intention des autorités publiques perd véritablement toute incidence. Si, dans le contrôle opéré des conditions de détention, la Cour semble se fonder sur la théorie des obligations positives, l’étude proposée considère que cette position jurisprudentielle n’est pas justifiée (1). Cette question des conditions de détention apparaît particulièrement

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symptomatique de la nécessité d’élaborer une typologie stricte des obligations mises à la charge des États (2).

1. Obligation négative, passivité étatique et conditions de détention

337. Selon la doctrine majoritaire741, le contentieux des conditions d’incarcération intervient dans le cadre théorique des obligations positives de l’État. Il est pourtant manifeste que ces atteintes sont traitées par la Cour européenne de la même manière que les ingérences actives, ce qui justifierait leur classification au sein de ces dernières et leur distinction des autres obligations positives mises à la charge de l’État, comme l’obligation de respect du droit à la santé des personnes détenues À titre introductif, il semble nécessaire de justifier le choix théorique de cette étude selon lequel le contentieux européen des conditions de détention devrait relever des atteintes actives des États membres au droit à l’intégrité des personnes détenues, et non pas du domaine des atteintes passives.

338. Les sources de questionnement. Dans le cadre du contentieux des conditions de détention, l’État viole-t-il son obligation d’abstention (obligation négative) ou son obligation de prendre certaines mesures (obligations positives) ? La confusion en la matière peut être résumée par une phrase du professeur Frédéric Sudre qui affirme que la protection des personnes détenues sur le fondement de l’article 3 de la Convention « s’ordonne ainsi autour d’une double obligation – d’abstention et d’action – pesant sur l’État et vient garantir à la fois le droit de ne pas être soumis à des conditions de détention constitutives d’un mauvais traitement contraire à l’article 3 et le droit de bénéficier de conditions humaines de détention »742. Pourtant, il s’agit bien d’une seule et même obligation, ayant un objet unique, assurer un environnement de vie non dégradant aux personnes incarcérées. Et ces deux obligations ne sont guère distinctes : toute obligation négative implique nécessairement un aspect positif. Ainsi la violation de l’article 3 résultant d’une fouille arbitraire (contentieux qui relève sans ambigüité du domaine de l’obligation négative) exige que l’État organise, acte positif, les fouilles dans des conditions dignes ; ou encore, l’interdiction des violences a pour

741 Voir notamment SUDRE F., Droit européen et international des droits de l’homme, Op. Cit., p. 348 ou SUDRE F., MARGUENAUD J.-P., ADRIANTSIMBAZOVINA J., GOUTTENOIRE A., LEVINET M., Op. Cit., pp. 149-156. Dans cette ouvrage la confusion apparaît puisque les auteurs reconnaissent en premier lieu l’obligation de ne pas soumettre les personnes détenues à des conditions de détention constitutives d’un mauvais traitement contraire à l’article 3, relavant donc de l’obligation négative. Sont intégrés à cette catégorie les mises à l’isolement prolongé ou les fouilles intégrales. En revanche les conditions de détentions sont traitées dans la catégorie distincte de l’obligation « d’assurer des conditions de détention conformes à la dignité humaine », relevant des obligations positives.

742 SUDRE F., « L’article 3bis de la Convention européenne des droits de l’Homme : le droit à des conditions de détention conformes au respect de la dignité humaine », Art. préc., p. 1505.

aspect positif l’exigence d’un comportement respectueux des agents ; ce n’est pas pour autant que l’ensemble de ces questions relève du domaine des obligations positives.

339. Les enjeux théoriques. Ces deux catégories d’obligations, positives et négatives, ne sont guère hermétiques et il pourrait être affirmé que le recours à cette classification a perdu beaucoup de sens en raison de l’alignement progressif de leur régime respectif. Il pourrait en outre être considéré que cette qualification n’est qu’une question de formulation743 ou d’angle d’approche, chaque interdiction pouvant être indifféremment qualifiée de manière positive. Le professeur Olivier De Schutter explique sur ce point que le critère à retenir serait davantage celui du niveau d’analyse de la Cour européenne plutôt qu’une question d’objet de l’obligation : au niveau structurel, elle formulerait des obligations positives alors qu’au niveau individuel elle se placerait dans le champ de l’obligation négative. Retenant ainsi le critère du « niveau » de la violation, l’auteur affirme que « c’est graduellement qu’on passerait de l’obligation négative à l’obligation positive, pour les même droits reconnus par la

Convention »744. La jurisprudence européenne n’entérine pas une telle analyse dans la mesure

où elle admet des obligations positives à prendre individuellement et des obligations négatives structurelles. Mais il faut reconnaître une certaine confusion de la jurisprudence qui n’est ni cohérente, ni constante en la matière.

340. Il existe pourtant, le cadre de cette recherche relative aux droits absolus garantis par les articles 2 et 3 de la Convention, un obstacle important à toute indifférenciation des deux catégories. En effet, le régime de l’obligation de non ingérence - c’est à dire de l’interdiction faite aux autorités d’imposer un traitement inhumain ou dégradant ou une atteinte à la vie – ne peut pas être le même que celui de l’obligation de protéger ces mêmes droits. S’agissant d’un droit absolu, la proportionnalité de la réponse étatique adoptée ne peut être contrôlée que dans le cadre des obligations positives745 et non pas dans celui de la non ingérence. L’identité du contrôle européen pour les deux types d’obligations, négative et positive, admise par de

743 DE SCHUTTER O., Fonctions de juger et droits fondamentaux. Transformation du contrôle juridictionnel

dans les ordres juridiques américains et européens, Bruylant, Bruxelles, 1999, p. 366 : ‘On qualifie spontanément

les obligations négatives d’obligation « d’abstention » et les obligations positives d’obligations ‘de prestation’. Pour des raisons simplement terminologiques, pareille distinction, conforme pourtant aux préférences de la doctrine, n’est guère défendable dans l’abstrait, chaque obligation pouvant être reformulée alternativement dans l’un ou l’autre des deux vocabulaires qu’on oppose ».

744 Ibid., p. 368.

745 Il pourrait être considéré que le contrôle de la Cour européenne de ces deux types d’obligations s’est nettement rapproché. Elle contrôlerait le but poursuivi de l’omission en cause, ainsi que la proportionnalité de l’atteinte engendrée au regard de l’intérêt protégé.

nombreux auteurs746, ne peut donc pas être valable lorsqu’il s’agit de droits absolus. La spécificité de l’obligation positive relève généralement de la marge d’appréciation offerte à l’État pour la mettre en œuvre. Le professeur Frédéric Sudre évoque à cet égard « un jeu dialectique se noue ainsi entre la notion d’obligation positive et celle de marge d’appréciation »747. Cependant, il ne peut guère y avoir de marge d’appréciation étatique lorsqu’il s’agit d’interdire les traitements dégradants et les atteintes à la vie. En outre, les

obligations positives sont théoriquement qualifiées d’obligations de moyens748, ce qui semble

parfaitement incompatible avec la prohibition absolue des mauvais traitements.

341. Le critère de distinction de la théorie du droit civil. La Cour européenne formulant de telles classifications des obligations mises à la charge des États semble faire référence aux distinctions du droit civil et non pas aux distinction pourtant admises par le droit international749. Le droit civil interne admet que la principale distinction, entre obligation de moyens ou de résultat, est leur régime, en effet, « il en résulte une différence dans la mise en œuvre de la responsabilité du débiteur. Si l’obligation est de résultat, la seule inobtention de celui-ci […] suffit à caractériser l’inexécution et c’est donc au débiteur, s’il veut échapper à sa responsabilité, de démontrer que l’inexécution est due à un cas de force majeure, seul de nature à l’exonérer. En revanche, si l’obligation est de moyens, c’est au créancier de prouver que l’inobtention du résultat envisagé […] est due à une faute du débiteur, laquelle consiste à ne pas avoir correctement utilisé les moyens dont il disposait pour atteindre cet objectif »750.

746 Voir les auteurs qui constatent le rapprochement : notamment SUDRE F., « Les « obligations positives » dans la jurisprudence européenne des droits de l’homme », Art. préc., p. 1370.

747 Idem.

748 CEDH, 21 juin 1988, PLATTFORM « ARTZE FUR DAS LEBEN » c. Autriche, req. n°10126/82, §34.

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La Commission de droit international présidée par Roberto Ago a élaboré un projet d’articles sur la responsabilité des États pour faits internationalement illicites ; elle constitue une référence en la matière et a élaboré une distinction qui ne correspond pas à la terminologie civiliste alors que les dénominations employées prêtent à confusion. L’obligation de résultat au sens international est à distinguer de l’obligation de comportement déterminé qui est paradoxalement plus contraignante . L’article 20 du projet prévoit qu’« il y a violation par un État d’une obligation internationale le requérant d’adopter un comportement spécifiquement déterminé lorsque le comportement de cet État n’est pas conforme à celui requis de lui par cette obligation ». En revanche, selon l’article 21 du projet qui prévoit l’obligation de résultat au sens international, « il y a violation par un Etat d’une obligation internationale le requérant d’assurer, par un moyen de son choix, un résultat déterminé si, par le comportement adopté, l’Etat n’assure pas le résultat requis de lui par cette obligation ». Parmi les obligations auxquelles sont soumis les États en vertu des Conventions qu’ils ont ratifiées, il pourrait être distingué entre l’obligation d’adopter un comportement précis, comme adopter une norme au contenu défini par exemple ou l’obligation d’atteindre un résultat par des moyens plus ou moins libres. « Voilà donc deux propositions qui, sur le plan de la force obligatoire, sont strictement égales. Seulement, la conduite des États parties est très faiblement conditionnée dans la première, qui leur laisse toute latitude pour mettre en place les moyens leur permettant de s’acquitter de leur obligation […]. La seconde définit l’obligation différemment : elle est cette fois de prendre les mesures internes qui feront passer dans l’ordre juridique de l’État la règle technique précise posée par la Convention elle-même ». Voir sur cette distinction l’importante contribution : COMBACAU J., Art. préc., pp. 185-186.

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