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TITRE I. LES ATTEINTES ACTIVES À L’INTEGRITÉ DES PERSONNES DÉTENUES

Section 2. La redéfinition des critères des atteintes prohibées

B. Le déclin du critère de la volonté d’humilier

2. La substitution du sentiment d’humiliation à la volonté d’humilier

167. La jurisprudence européenne révèle une marginalisation du critère de la volonté d’humilier, recadrant son analyse sur le ressenti effectif de la personne privée de liberté.

168. La marginalisation du critère. Longtemps critère central de la prohibition des mauvais traitements401, il semble clair que le contentieux des conditions objectives de détention met en lumière l’aspect dorénavant accessoire de la volonté d’humilier402. Cet élément subjectif de l’atteinte prohibée, objet d’un contrôle formel de la Cour européenne semble peu pertinent au regard des standards modernes du contrôle du respect des droits fondamentaux, mais également au regard du contexte carcéral. L’intention en matière pénale est, par principe, un élément constitutif de l’infraction qui conditionne la répression. Concernant le traitement des personnes détenues, la volonté de porter atteinte à leur intégrité ne doit pas conditionner la mise en œuvre de la responsabilité des autorités publiques. Les exigences européennes à cet égard sont strictes, un traitement est dégradant dès lors qu’il est de nature à susciter un sentiment d’infériorité, d’humiliation ou d’avilissement, indifféremment à l’intention particulière de l’auteur. Il s’agit de rechercher le sentiment effectivement vécu par le requérant, eu égard aux circonstances. Cette marginalisation progressive voire cet abandon progressif de

400 CEDH, 6 avril 2004, OZKAN et autres c. Turquie, req. n° 21689/93, §§341-343. « The Court is of the opinion

that this apparently unnecessary treatment, which cannot but be seen as having been intended to intimidate, humiliate and debase the villagers, surpassed the usual degree of intimidation and humiliation that is inherent in every arrest or detention and exceeded the minimum level of severity required for the purposes of Article 3 of the Convention. Consequently, the treatment to which the applicants were subjected in the village square amounts to a violation of this provision of the Convention ».

401 ComEDH, 15 mai 1980, MAC FEELEY c. Royaume-Uni, req. n°8317/78, p. 54 : les conditions de détention dégradantes s’ajoutent à des mauvais traitements imposés par dans agents dans une volonté d’humiliation.

402 En ce sens, il a pu être affirmé que « ce dernier critère – celui de l’intention –, qui ne peut être rempli la plupart du temps que par des atteintes actives au droit, a été progressivement marginalisé, jusqu’à devenir quasiment non pertinent lorsque sont en cause les conditions de détention », AKANDJI-KOMBE, J.-F., Un guide pour la mise en

l’élément subjectif de l’atteinte prohibée révèle une objectivation certaine du contentieux, considérant que la volonté d’humiliation de l’agent auteur ne donne pas d’indication sur le sentiment d’humiliation effectivement vécu. Voici exposée la raison pour laquelle la Cour européenne affirme dorénavant que « la détention ne peut avoir pour but, ou pour effet, d’humilier le prisonnier ou de le rabaisser dans sa personnalité ». On observe donc un glissement au niveau du sujet sur lequel repose l’appréciation de l’existence de cet élément subjectif puisque le sentiment d’humiliation est apprécié en la personne du requérant. L’élément déterminant est que la situation ait créé « chez lui, des sentiments constants d’angoisse, d’infériorité et d’humiliation suffisamment forts pour constituer un ‘traitement dégradant’, au sens de l’article 3 de la Convention »403. La Cour européenne considère en effet qu’il « peut fort bien suffire que la victime soit humiliée à ses propres yeux, même si elle ne l’est pas à ceux d’autrui »404.

169. Le sentiment de la victime. La Cour européenne a ainsi considéré concernant un détenu dont la tête avait été rasée avant qu’il soit placé en cellule d’isolement qu’« une personne subissant pareil traitement ressent très vraisemblablement un sentiment d’infériorité lié au changement de son aspect physique contre sa volonté »405. Le destinataire d’un traitement ou de la peine, et non plus l’auteur, est exclusivement considéré pour déterminer l’élément subjectif du traitement prohibé. En ce sens, la Cour recherche sur le requérant avait « des raisons de croire que l’intention était de l’humilier […]»406. Alors qu’il n’y a généralement aucune volonté d’humilier les personnes lorsque les personnels pénitentiaires mettent en œuvre le règlement intérieur d’un l’établissement, qui leur impose à titre d’exemple l’exécution de fouilles intégrales ou l’affliction de punitions de cellule disciplinaire ; cela n’exclut pas qu’une personne fouillée quotidiennement ait le sentiment d’être humiliée ou qu’une personne isolée de nombreuses années, ayant pour seule perspective d’air libre, une petite cour intégralement grillagée, se sente exclue le la communauté humaine. Au regard du contentieux des conditions de détention, il semble que le critère de l’inertie ou de l’indifférence des autorités au sort des personnes privées de liberté se substitue peu à peu à celui de la volonté d’humiliation, qui semble excessivement restrictif et inadapté au mouvement général d’objectivation du contentieux.

403

CEDH, 2 décembre 2004, FARBTUHS c. Lettonie, req. n°4672/02, §61.

404 CEDH, 16 décembre 1997, RANINEN c. Finlande, req. n°20972/92, §55.

405 CEDH, 11 décembre 2003, YANKOV c. Bulgarie, req. n° 39084/97, §112.

406 Ibid., §118. En l’espèce « les agents pénitentiaires lui ont rasé le crâne à l’occasion d’une punition qui lui avait été infligée pour avoir écrit des remarques critiques et insultantes, notamment sur des surveillants ».

170. Ces différents éléments révèlent une focalisation nouvelle sur la personne privée de liberté, pour apprécier les sentiments et les souffrances effectivement ressentis. Le contrôle effectué par la Cour européenne est de plus en plus strict et les effets même légers de certaines pratiques doivent être pris en considération. Il apparaît dorénavant que le critère de la justification est prépondérant dans l’opération de qualification des atteintes prohibées, sauf à donner des définitions nouvelles aux critères de gravité et d’humiliation. Les critères renouvelés du contrôle semblent opérationnels et méritent que leur hiérarchisation soit explicitée.

§2. La redéfinition des critères conventionnels des abus étatiques sanctionnés

171. Au regard des trois critères précités, à savoir l’intention, la gravité et l’absence de justification de l’atteinte, l’analyse de la jurisprudence permet d’affirmer que les deux premiers éléments semblent, dans de nombreuses affaires, absorbés par le troisième. En effet, les arrêts de la Cour européenne rappellent systématiquement que l’appréciation de la gravité de l’atteinte invoquée est nécessaire à la qualification d’un traitement prohibé. Pourtant, toute atteinte à l’intégrité d’une personne détenue, qui serait injustifiée aux regards d’impératifs de sécurité est considérée comme une violation de l’article 3 de la Convention européenne, quelle que soit son intensité ou sa « gravité » ; il en est d’ailleurs de même concernant le droit à la vie. Le contrôle préliminaire de la nécessité de l’atteinte confirme la théorie selon laquelle la gravité de l’atteinte est parfois indifférente, sauf à considérer qu’elle confère à la pratique considérée une gravité certaine. En outre, la Cour européenne s’assure que « cette nécessité n’est pas le résultat d’une action ou inaction des autorités elles-mêmes »407.

172. Il semblerait que l’émergence de la l’absence de justification comme critère essentiel de l’abus étatique soit symptomatique d’une forme d’objectivation du contentieux des mauvais traitements subis en détention (A). La redéfinition des critères traditionnels de contrôle des atteintes étatiques offrent une conception nouvelle de la gravité, toute aussi objective (B).

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