• Aucun résultat trouvé

2 : Une thèse déclinée par la doctrine 

Dans le document Les dates de naissance des créances (Page 49-53)

73. La naissance de la créance de prix au fur et à mesure de l’exécution de la prestation, naissance

matérialiste de la créance de prix, constitue le point commun de toutes les thèses matérialistes qui reposent sur la jurisprudence précitée rendue en droit des entreprises en difficulté. Mais la thèse matérialiste se décline ensuite selon les schémas de naissance proposés par les auteurs pour la créance de prestation éludée par la jurisprudence. Deux catégories de thèses peuvent se distinguer, l’une inconcevable, celle d’une naissance continue de la créance de prestation (A), les autres concevables, celles d’une naissance ou d’une renaissance cyclique instantanée de la créance de prestation (B).

A. Les thèses inconcevables d’une naissance continue de la créance de prestation 

74. Thiercelin1 écrivait ainsi en 1862 que « nous ne saurions considérer comme une créance à terme le prix d’une obligation que le bailleur n’a pas encore accomplie, et qu’il ne pourra peut-être pas accomplir ; car si la chose vient à périr par cas fortuit ou force majeure, d’après l’art. 1722, le bail est résilié de plein droit, ou plutôt le contrat cesse faute d’objet ». À partir de cette remarque, l’auteur expose que l’obligation à terme est celle dont on est d’ores et déjà certain qu’elle s’exécutera, ce qui n’est pas le cas de la créance de loyers, raison pour laquelle cette créance ne peut être considérée comme une créance déjà née et à terme et doit être considérée comme une créance éventuelle qui n’est pas encore née.

L’argumentation se retrouve sous la plume de Mourlon2 en 1865 : « Il n’y a là véritablement qu’une équivoque qu’explique la pauvreté de notre langue. Qu’on dise que l’obligation du locateur existe dès l’instant du bail, nous le voulons bien ; mais existe-t-elle dès à présent comme obligation certaine ? Nous ne saurions l’accorder. Elle existe, mais comme obligation conditionnelle. Le locateur n’a pas pu, en effet, dire : Je vous promets de vous procurer, quoi qu’il arrive, la jouissance de la chose louée. On ne promet pas l’impossible, et ce serait le promettre que s’engager à procurer à quelqu’un la jouissance d’une chose, même au cas où cette chose viendrait à périr. Sa promesse est tout autre. Si, dit-il implicitement, les événements de l’avenir n’y font point obstacle, je vous procurerai la jouissance de la chose louée. Or, si son obligation est subordonnée aux événements de l’avenir, elle est forcément conditionnelle. Si elle est conditionnelle, celle du locataire l’est forcément aussi ».

L’argumentation fut reprise au début du 20ème siècle par Berthaux3 dans sa thèse sur les garanties du bailleur de locaux affectés : « Peut-on nier que la jouissance de l’objet loué soit une chose future et incertaine ? Le bon sens s’y refuse : On nous dit que l’obligation est née dès le contrat ; sans doute, mais elle est née en tant qu’obligation conditionnelle. On ne peut pas aujourd’hui disposer du lendemain et on n’est pas sûr qu’on le pourra ».

1

THIERCELIN, D. 1862, 2, 1, note. sous cass. 12 déc. 1861.

2

MOURLON, D. 1865, 1, 201, note. sous cass. 28 mars 1865.

3

C. BERTAUX, Des garanties du bailleur de locaux affectés au Commerce pour le paiement de ses loyers (en présence de la Loi du 17 mars 1909), th. 1914, p. 14 et s., spéc. p. 22.

75. Une telle argumentation ne peut qu’être critiquée, qu’elle aille sur le terrain de la nature d’une

créance éventuelle ou sur celui d’une créance conditionnelle. En effet, de tels propos conduisent immanquablement à faire renaître toutes les créances à chaque instant du fait de la non survenance d’un cas de force majeure. En outre une telle argumentation est extensible à tout contrat synallagmatique à titre onéreux : les créances de prix ne peuvent naître que de l’exécution de la prestation car, avant cette exécution, il n’y a aucune certitude puisqu’un cas de force majeure peut venir faire obstacle à cette exécution. L’argumentation frôle le ridicule pour les contrats à exécution successive continue puisque ce mode de naissance touche alors également la créance de prestation, l’obligation de jouissance « renaît chaque jour »1 ou plutôt de façon « permanente »2 de la non survenance d’un cas de force majeure venant faire obstacle à son exécution. Autrement dit, la créance naît au fur et à mesure qu’elle s’exécute, c’est-à-dire au fur et à mesure qu’elle s’éteint. La confusion entre naissance et exécution est ici flagrante.

76. Au-delà, l’argumentation précitée de Berthaux comporte une double négation de la nature, de

l’essence du droit de créance.

En premier lieu, disposer du lendemain constitue la fonction, la raison d’être des obligations. Cette raison d’être des obligations est par ailleurs doublée par leur nature contractuelle. En effet, le contrat a pour fonction de permettre aux parties de marquer leur emprise sur le futur, de régir celui-ci selon leurs désirs présents, ceux au jour de la formation du contrat. C’est pourquoi les parties ne peuvent par la suite modifier unilatéralement le contrat du fait d’une disparition de leur consentement, d’un changement d’avis au cours de la vie du contrat. Régir le futur est également de l’essence de l’obligation, une promesse d’exécuter dont la protection par l’ordonnancement juridique implique l’existence présente d’une valeur économique. L’appréhension du futur se trouve dans l’étymologie même du mot « créance », le crédit, la confiance en l’exécution future, dans le paiement futur. Appréhender le futur participe donc de l’essence du concept même d’obligation, a fortiori de l’obligation contractuelle. Pour cette raison, Dimitri Houtcieff3 écrit au sujet des thèses matérialiste et périodique qui repoussent la naissance de la créance au stade de l’exécution du contrat que, « fondamentalement, la subordination de la naissance de la créance à l’aléa de l’exécution compromet toute “emprise sur l’avenir“. Somme toute, “c’est l’idée même de créance qui naît dans la durée qui est contestable ». Cette idée serait contestable parce que la créance s’exprime dans la durée qui sépare sa naissance de son exécution, dès lors, translater cette durée avant sa naissance revient inévitablement à fusionner l’instant de naissance avec celui d’exécution, de son extinction, et donc à anéantir son existence même car, mort-née, l’obligation n’existe plus.

77. En second lieu, Berthaux et Mourlon développent une analyse qui repose en réalité sur une

confusion entre le droit réel et le droit personnel, entre les effets réels et personnels du contrat, le tout

1

THIERCELIN, op. cit.

2

Ibid.

3

D. Houtcieff, JCP G 22003 II 10033, note sous mixte 22 nov. 2002, n°6 et 7 : « Le temps ne fait rien à l’affaire. Sauf stipulation contraire, la créance à exécution successive naît dès la formation du contrat, ce qui l’oppose notamment aux créances distinctes nées d’un contrat unique. Il importe peu que la créance à exécution successive, comme la plupart des obligations, se déploie dans la durée : seule son exigibilité est en cause ».

par l’intermédiaire d’une appréciation fausse de la condition et d’un faux appel à la théorie de la cause. Pour leur démonstration, les auteurs procèdent à une analogie entre le contrat de bail et la vente d’une chose future. Dans les deux cas, écrivent-ils, le contrat a pour objet une chose future, la récolte à venir, la jouissance à octroyer. Or la vente d’une chose future se fait sous la condition que la chose existe, c’est une condition naturelle qui procède de l’idée naturelle que les effets ne peuvent précéder leur cause. Il y a dans ce raisonnement une quadruple erreur. Il y a d’abord confusion entre droits réel et personnel. La propriété d’une chose qui est l’objet d’un contrat de vente ne peut s’identifier à une créance de jouissance qui est l’objet d’un contrat de bail. S’y ajoute ensuite la confusion des effets réels et personnels du contrat qui crée l’illusion d’une naissance retardée de la créance. Alors que l’effet réel du contrat de vente que constitue le transfert de propriété se trouve nécessairement retardé au jour de l’existence de la chose, ses effets personnels ne le sont pas quant à eux, du fait de la différence fondamentale entre droit réel et personnel. Si la propriété d’une chose nécessite l’existence de cette chose, la créance de sa jouissance existe quant à elle avant son octroi. C’est là sa substance, la promesse que la jouissance sera octroyée plus tard. Enfin, la condition dont il est question dans la vente de chose future n’est pas une condition suspensive de la naissance d’une obligation mais la condition résolutoire d’inexécution du contrat par la non survenance à l’existence de la chose future et de son absence subséquente de transfert de propriété. On retrouve par ce biais de nouveau une confusion des effets réels et personnels du contrat. Si le transfert de propriété est retardé à l’existence de la chose, les obligations de livraison et de paiement du prix ne sont pas retardées au jour de cette existence quant à elle. Les effets personnels ne sont pas retardés quant à eux par le caractère futur de la chose. Au surplus, l’utilisation du terme « cause » ne crée que l’impression d’une référence à la théorie de la cause et d’une certaine consistance du raisonnement. Celui-ci est en vérité creux car chaque obligation est la cause de l’autre si bien qu’on ne voit pas laquelle devrait apparaître en premier, laquelle constitue la cause et laquelle constitue les effets. Un raisonnement en terme de causalité scientifique, en termes de cause à effet, est ici inopérant.

78. Malgré le caractère à l’évidence erroné de cette argumentation, nous en trouvons trace dans la

jurisprudence contemporaine des juges de fond de la Cour d’appel de Versailles dans un arrêt du 11 avril 19911 rendu sur renvoi après cassation. Une société de production avait passé avec Antenne 2 un contrat de production de dessins animés dont le paiement était échelonné dans le temps au fur et à mesure de la production des épisodes. La créance avait été cédée par bordereau Dailly à une banque et acceptée par Antenne 2. Mais suite à la liquidation judiciaire du producteur, Antenne 2 opposa à la banque l’inachèvement de la prestation, tous les épisodes convenus n’ayant in fine pas été produits, pour ne pas payer l’intégralité de la créance. La 1ère Cour d’appel avait condamné Antenne 2 au paiement au motif que l’existence de la créance n’était pas subordonnée à l’exécution de la prestation. Après cassation pour dénaturation des deux contrats en cause, celui de production à l’origine de la créance cédée et celui de cession de ladite créance, la Cour d’appel de renvoi refusait à la banque le droit au paiement intégral au motif que « l’existence des créances cédées était subordonnée à la réalisation successive des prestations prévues par le contrat » et après avoir relevé que l’acceptation de la cession par Antenne 2 « n’avait pas pour effet de transformer la nature de la

1

Versailles, 11 avr. 1991, RTD com. 624, obs. M. CABRILLAC et B. TEYSSIÉ pour qui la Cour, repoussant la naissance de la créance de rémunération au stade de l’exécution de la prestation analyse effectivement ladite créance en une créance conditionnelle.

créance », ce qui signifie bien qu’il s’agissait pour la Cour d’une créance de nature conditionnelle qui n’était pas encore née à la date de la cession, mais devait naître plus tard au jour de la production. Si la solution doit être approuvée, l’argumentation est erronée. La créance existait au jour de la cession, mais portait en elle la contingence résolutoire d’une inexécution de la prestation corrélative, ce pourquoi l’inexécution devait être opposée à la banque car elle avait pour effet de diminuer le quantum de la dette nonobstant l’acceptation d’Antenne 2. L’exception d’inexécution est en réalité une exception inhérente à la dette qui peut être invoquée quelle que soit sa date de survenance, avant ou après le transfert. L’acceptation de la cession Dailly ne peut y faire obstacle puisque celle-ci n’est pas une lettre de change bénéficiant d’un engagement cambiaire autonome1.

B. Les thèses concevables d’une naissance instantanée de la créance de prestation 

79. Il existe deux thèses matérialistes concevables pour lesquelles la créance de prestation naît de

façon instantanée. Dans l’une elle naît une fois pour toutes au jour du contrat, dans l’autre elle naît de façon successive à chaque début de période contractuelle.

Pour Gilles Endréo, la créance de prestation naît pour le tout au jour du contrat, tandis que la créance de prix naît bien au fur et à mesure de l’exécution de la contreprestation2.

Pour Frédéric Baron, il semble que la créance de jouissance renaît à chaque début de période prévue au contrat, tandis que la créance de rémunération naît dans cette même période au fur et à mesure de l’exécution. C’est au détour d’un exemple qu’il est possible de saisir l’opinion exacte de la pensée de l’auteur quant à la date de naissance des créances : « Plus précisément,... il existe un décalage chronologique entre la naissance des obligations respectives. Cette désynchronisation peut être illustrée par l’exemple du contrat de travail. L’obligation d’exécuter le travail, à la charge du salarié, naît au début de la période – en principe d’une durée d’un mois – qui constitue un équilibre contractuel. En revanche, l’obligation de verser le salaire, à la charge de l’employeur, naît seulement avec l’exécution du travail »3.

Section 2 : La thèse périodique d’une renaissance cyclique des créances

80. La thèse périodique ne peut pas être fondée sur la pléthore d’arrêts rendus en droit des entreprises en difficulté, car la date et le mode de naissance proposés sont fondamentalement différents. La recherche du fondement de ces thèses est délicate. Elles reposent essentiellement sur

une réflexion doctrinale menée sur l’unique terrain des contrats à exécution successive. Contrairement à la thèse matérialiste, la thèse périodique n’englobe pas le contrat à exécution instantanée.

1

C’est sur ce fondement que Michel Vasseur analysait la situation en commentant l’arrêt de cassation et non pas sur celui du caractère conditionnel et inexistant de la créance cédée : com. 14 nov. 1989 n°88-13720, inédit, D. 1990, 227, M. VASSEUR.

2

G. ENDRÉO, « Fait générateur des créances et échange économique », RTD com. 1984, 223.

3

F. BARON, « La date de naissance des créances contractuelles à l’épreuve du droit des procédures collectives », RTD com. 2001, 1.

Deux courants se distinguent quant au domaine de la thèse, un courant moniste qui applique la thèse périodique à tous les contrats à exécution successive (§1) et un courant dualiste que ne l’applique qu’aux seuls contrats à durée indéterminée, à l’exclusion des contrats à durée déterminée (§2).

Dans le document Les dates de naissance des créances (Page 49-53)

Outline

Documents relatifs