• Aucun résultat trouvé

Chapitre préliminaire : L’exposé des thèses en présence

Dans le document Les dates de naissance des créances (Page 39-42)

62. Deux remarques préliminaires permettent de mieux cerner le courant doctrinal d’une naissance de

la créance reportée au stade de l’exécution du contrat. Il est intéressant d’observer que ces remarques vont toutes deux dans le sens d’un affaiblissement de ce courant.

D’une part, il existe moins d’auteurs qu’il n’y paraît dans ce courant contemporain d’une naissance de la créance reportée au stade de l’exécution du contrat. Un relâchement terminologique général conduit à tenir des propos qui pourraient s’interpréter dans le sens d’une adhésion à ce courant alors que tel n’est en réalité pas le cas. Il s’ensuit un phénomène de gonflement fictif de ce courant doctrinal qu’il convient de ramener à sa juste mesure.

D’autre part, les thèses sont plus nombreuses que ce que laisserait paraître leur commune opposition à la thèse classique d’une naissance des créances au jour du contrat. Alors qu’il n’y a qu’une seule thèse classique, il existe une pluralité de thèses contemporaines. Les auteurs ne s’accordent pas sur la date de naissance exacte de la créance de prix et sur le mode de naissance des créances réciproques issues du contrat synallagmatique. Ce caractère équivoque des thèses contemporaines leur donne moins d’emprise, moins de force que la thèse classique univoque quant à elle.

63. Les auteurs partisans d’une thèse reportant la naissance de la créance au stade de l’exécution du

contrat sont donc en réalité moins nombreux qu’il pourrait y paraître. Il arrive souvent que les

auteurs relâchent leur précision terminologique quant à la date de naissance de la créance et donnent l’impression d’adhérer à une naissance successive de la créance alors qu’il n’en est rien. Si un auteur traite du contrat de bail et écrit que la créance de loyers naît de l’occupation, cela

ne signifie pas pour autant qu’il pense que la créance de loyers naît au fur et à mesure de l’occupation. L’autant entend simplement expliquer que la créance de loyers constitue la contrepartie de l’occupation octroyée sans pour autant prendre partie sur la date de naissance des créances. C’est donc uniquement lorsqu’un auteur se prononce explicitement sur la date de naissance de la créance que ses propos peuvent être repris à ce titre.

Par exemple, Demolombe écrit dans son traité sur les biens que « la créance des loyers naît à la fin de chaque jour de jouissance »1. Malgré tout, il n’est en réalité pas de plus sévère et fervent défenseur de la thèse classique d’une naissance des créances pour le tout au jour du contrat. Mais cela apparaît en un autre endroit de l’œuvre de l’auteur, dans son traité des contrats et des obligations. Après y avoir exposé les thèses d’une naissance successive de la créance de loyer vue comme une créance conditionnelle2 ou future3, Demolombe effectue une vive critique de ces « schismes nouveaux »4. L’auteur s’explique lui-même de son contresens apparent : « les anciens et les modernes ont souvent employé, pour qualifier la nature de la créance du locateur, des expressions qui ne sont pas d’une exactitude rigoureuse, et qui ont en effet, fourni des arguments aux

1

MOURLON, Traité de la distinction des biens, n°277. Mourlon s’empresse de citer l’éminent auteur au soutien de sa thèse d’une naissance successive des créances de loyers : « M. Demolombe, dont nous sommes heureux de pouvoir invoquer ici l’autorité, ne s’exprime pas autrement. La créance des loyers naît, dit-il, à la fin de chaque jour de jouissance ».

2

MOURLON, D. 1865, 1, 201, note. sous cass. 28 mars 1865.

3

THIERCELIN, D. 1862, 2, 1, note. sous cass. 12 déc. 1861.

4

promoteurs de ces schismes nouveaux, que nous venons de combattre. Il ne nous en coûte pas d’avouer que nous nous servions d’une formule trop peu précise, lorsque nous avons écrit … que la créance des loyers naît, à la fin de chaque jour de jouissance… Mais nous ne faisions alors que toucher incidemment ce point. Les mêmes formules d’ailleurs se rencontrent dans d’autres ouvrages, sans qu’on soit autorisé à considérer les éminents auteurs, qui s’en servent, comme des partisans du système de la conditionnalité de la créance du bailleur ; et nous voudrions d’autres preuves que celle-là, pour consentir à placer dans leurs rangs M. Valette. Pothier lui-même, d’ailleurs, notre maître aimé,… n’a-t-il pas appliqué ces expressions à la créance du bailleur ! Et Pothier, certes, ne considérait pas cette créance comme conditionnelle. Ce sont là seulement des imperfections de forme, dont… il faut peut-être accuser… l’indigence de notre langue ! ».

La même remarque peut être étendue à d’autres auteurs, qui pourraient donner l’impression de façon incidente d’être partisans d’une naissance successive de la créance, mais qui ne le sont pas en réalité et ne peuvent par conséquent pas être cités comme tels1 : Girard2, Pothier3, Larombière4, Demogue1, Carbonnier2, Jacques Azéma3, ou encore Guillaume Wicker4.

1

C. RIGALLE-DUMETZ, La résolution partielle du contrat, th. Dalloz 2003, n°459s., 467 s., citant sans doute un peu trop rapidement ces auteurs au soutien de la thèse d’une naissance successive des créances.

2

P.-F. GIRARD, Manuel élémentaire de droit romain, 1929, p. 608, cité par C. RIGALLE-DUMETZ, th. op. cit. n°461. L’auteur énonce effectivement que la créance de loyers « est une créance future qui naît au jour le jour ». Mais Demolombe dénie cette situation en droit romain en exposant que la doctrine classique opposée d’une naissance unique et pour le tout au jour du contrat « est conforme aux traditions les plus constantes du droit romain, et de notre ancien droit français (Ulpien, Pothier, Justinien)… », que « la créance du bailleur pour ses loyers à échoir, a été de tout temps considérée pour ce qu’elle est, en réalité, comme une créance à terme ». Viennent conforter cette idée que la créance n’était pas à naissance successive en droit romain Messieurs Levy et Castaldo qui exposent un problème d’ordre procédural concernant les contrats à exécution successive. Comme l’effet extinctif de la litis contestatio interdisait qu’il y ait deux fois une action en justice sur la même chose, les contrats à exécution successive posaient problème car le créancier ayant agi pour obtenir le paiement d’une échéance ne pouvait plus agir à nouveau pour les échéances suivantes. Et c’est parce que son droit sur les échéances postérieures existait déjà au moment de son action pour paiement des échéances antérieures que le problème survient. Tel n’aurait pas été le cas si la naissance avait été successive, car alors la nouvelle action pour une nouvelle échéance aurait concerné une autre créance et ne se serait pas vu opposé l’effet extinctif de la litis contestatio. Le préteur trouva par la suite le remède en insérant dans la formule une praescriptio limitant l’objet de chaque procès à la partie échue de la dette. Bien que ce problème fut résolu, il n’en reste pas moins que sa survenance montrait bien que la créance de loyers n’était pas à naissance successive en droit romain (J.-P LÉVY et A. CASTALDO, Histoire du droit civil, Précis Dalloz 2010 n°644).

3

R.-J. POTHIER, t. IV Traité du contrat de louage, n°4. Nous avons déjà soulevé que Demolombe contestait que son maître ait pu soutenir que la créance de loyer naissait successivement, ne peut être rattaché aux thèses matérialiste et périodique lorsqu’il se tente à une analogie entre la vente et le louage. L’auteur effectue cette analogie pour démontrer que, comme dans la vente, le prix, le louage doit faire l’objet d’une réfaction lorsque la personne n’a pas reçu toute la jouissance convenue. En effet, il résulte clairement des termes de l’auteur que, si le locataire ne doit pas tout le loyer lorsque toute la jouissance convenue ne lui a pas été octroyée, ce n’est pas du fait d’une absence a priori de naissance de la créance, mais clairement d’une réduction a posteriori de ladite créance. L’auteur traite des différents cas de « remise des loyers pour le tout et pour partie ». Et l’on voit bien qu’il s’agit de réfaction, d’une part du fait de l’analogie de l’auteur avec la vente où la naissance de la créance de prix au jour du contrat avant la livraison de la chose vendue est encore plus évidente, d’autre part car l’auteur place sur un même plan les remises partielles dues à une inexécution tant temporelle que matérielle. Or, pour les cas d’inexécution partielle matérielle où le locataire n’a pas reçu la qualité de jouissance désirée, où le problème n’est pas que la location aurait duré in fine moins de temps que prévue, la réfaction de l’obligation prévue au contrat est également évidente à notre sens.

4

L.-V.-L.-J. LAROMBIÈRE, Théorie et pratique des obligations, 1885, t. 3, art. 1183, n°72 à 75. Si Larombière, au sujet des “contrats successifs“ nous parle « d’obligations quotidiennes sans cesse renouvelées » ou encore « des obligations indépendantes les unes des autres, quant à la durée, dans lesquelles ces contrats se décomposent successivement », ce n’est qu’à des fins descriptives imagées pour décrire lesdits contrats, tout particulièrement la mise en œuvre du mécanisme résolutoire en leur sein. Malgré la lettre l’auteur n’entend pas soutenir la thèse d’une naissance successive des obligations. Pour la première proposition, il oppose ces contrats dits complexes aux simples « qui s’exécutent tout d’un coup », ce qui laisse bien penser que c’est l’exécution des créances qui diffère et non pas leur naissance. Surtout, les passages concernent la résolution du contrat qui vaudrait résiliation pour ce type de contrat. Et les termes employés par l’auteur montrent, comme chez Pothier, que la résiliation, qui ne vaut que pour l’avenir, parfois appelée résolution partielle, se fonde non pas sur une absence de naissance des obligations successives postérieures, mais sur une réfaction de l’obligation initiale qui se trouve réduite pour la part d’exécution postérieure à la résiliation. L’auteur énonce ainsi : « La condition résolutoire… ne réagit pas sur le passé ; elle arrête, elle prévient l’avenir, et n’efface que ce qui s’est accompli plus tard. Or, pour effacer le futur, encore faut-il considérer qu’il existe présentement, que l’obligation qui le concerne soit d’ores et déjà née. Et par opposition aux cas de nullité où, pour l’auteur, la résolution devrait être rétroactive : « Le dol, l’erreur,… affectant le contrat dans son entier, ne peuvent dès lors se limiter à l’avenir, et se renfermer dans les seuls développements du contrat successif postérieurs à la rescision, à l’annulation prononcée ».

64. Si les auteurs dans le sens d’une naissance successive sont moins nombreux qu’il pourrait y

paraître, les thèses qui reportent la naissance de la créance de prix au stade de l’exécution du contrat, à la période postérieure à sa formation, sont quant à elles plus nombreuses qu’il pourrait y paraître. Cette multiplicité semble être passée inaperçue. Elle constitue pourtant un argument théorique de défaveur à leur encontre. Divisées, les thèses d’une naissance de la créance de prix reportée à une période postérieure au jour de la formation du contrat apparaissent a priori moins convaincantes que l’univocité des auteurs partisans da la thèse d’une naissance de la créance au jour de la formation du contrat.

65. Parmi les thèses d’une naissance successive de la créance, il en est une qui peut être

immédiatement écartée comme irrecevable. Il s’agit de la thèse qui fait naître la créance de prix en fin de période contractuelle, au jour de la liquidation de cette créance.

Pour Louis-Frédéric Pignare, la dette de prestation caractéristique naît conformément aux principes de la thèse classique au jour du contrat et pour le tout5, mais la dette de rémunération naît quant à elle à chaque fin de période contractuelle6. Ainsi, dans le contrat de travail par exemple, l’obligation du salarié de fournir sa force de travail naît au jour du contrat et recouvre toute la période d’exécution du contrat, qu’il s’agisse d’un contrat à durée déterminée ou indéterminée. Mais la créance de salaire naît quant à elle chaque fin de mois, selon la périodicité prévue au contrat et après l’exécution du travail accompli pour cette période.

1

R. DEMOGUE, Traité des obligations en général, t. 2, 1925, p. 912 n°917. L’auteur ne sous-entend l’idée d’une pluralité de contrats à l’évidence uniquement pour décrire de façon métaphorique les contrats à exécution échelonnée.

2

J. CARBONNIER, Les obligations, PUF rééd. 2004, n°1054 p. 2163, cité par C. RIGALLE-DUMETZ au soutien de la thèse d’une naissance successive des obligations, th. op. cit. n°459. L’auteur décrit ces contrats comme faisant « simplement se succéder dans le temps des prestations qui pourraient rationnellement constituer autant de contrats distincts ». Mais l’emploi du conditionnel est révélateur. A contrario, pour l’auteur, il n’y a pas pluralité de contrats et par conséquent de créances comme par exemple pour Georges Brière de l’Isle. Surtout, l’auteur ne manque pas immédiatement de préciser que, cependant, ces contrats à exécution successive « sont considérés comme faisant un tout en raison de l’unité de l’acte originaire ». Et pour conforter l’idée que l’auteur ne peut être de façon certaine enrôlé parmi les partisans des thèses matérialiste et périodique, on peut relever qu’il expose également que le contrat à exécution successive crée un « véritable rapport permanent d’obligation. Il existe une continuation de contrat, sans intervalle » (Ibid n°256).

3

J. AZÉMA, Les contrats successifs, th. 1969 spéc. n°4 et 5. Malgré le titre de sa thèse, « les contrats successifs », ne soutient pas comme Brière de L’Isle que les contrats à exécution successive constituent une pluralité de contrats, le titre n’est qu’une ellipse qui désigne bien les contrats à exécution successive. L’auteur n’aborde pas plus la date de naissance des créances. Ceci s’explique par la délimitation du sujet qu’entend traiter l’auteur, la mesure de la durée du contrat uniquement à l’exclusion de toutes les autres problématiques inhérentes à cette durée. La thèse de l’auteur est exclusivement axée sur la rupture unilatérale et la survenance du terme sans qu’il soit question des obligations issues du contrat et de leur date de naissance.

4

G. WICKER, Les fictions juridiques, Contribution à l’analyse de l’acte juridique, th. LGDJ 1997. L’auteur crée le concept d’obligation imparfaite dans sa thèse sur les fictions juridiques. Si l’obligation imparfaite qui existerait en l’attente de réalisation de la cause de l’obligation pourrait coller au cas des contrats à exécution successive, et plus généralement d’ailleurs au cas de toute contrat synallagmatique, il nous semble important de souligner que l’auteur n’utilise pas son concept pour ce cas et qu’il se trouve d’ailleurs être davantage partisan de la thèse classique d’une naissance pour le tout au jour du contrat. L’auteur n’utilise son concept que pour expliquer les phénomènes de l’offre et des promesses unilatérales (n°165). Surtout, l’auteur présente adroitement la jurisprudence rendue sur le terrain du privilège de l’anc. art. 40 rendu en droit des entreprises en difficultés comme étant une exception à la naissance normale des créances, une exception où le législateur aurait ajouter une condition pour que la créance puisse être considérée comme née, l’exécution de la contreprestation (n°269). Il s’ensuit que, a contrario, hors le cas de cette exception légale et pour l’auteur, la créance est pleinement née dès avant l’exécution de la contreprestation.

5

L.-F. PIGNARRE, Les obligations en nature et de somme d’argent en droit privé, th. LGDJ 2010 n°312.

6

Ibid n°270 : « Il (le bailleur) le deviendra (créancier) au fur et à mesure de l’écoulement du temps, en fonction de la périodicité prévue par les parties ». N°273 : « ce n’est pas tant l’exigibilité des créances monétaires qui est différée dans le temps, mais leur naissance même ».

Messieurs Ghestin, Billiau et Loiseau1 vont également dans ce sens dans leur traité du régime des créances et des dettes. Les auteurs soutiennent que les créances contractuelles naissent du jour où la quotité de l’obligation est constatée, ce qui correspond généralement à la fin de période. Les auteurs donnent l’exemple du contrat de téléphonie mobile où la consommation n’est connue qu’en fin de période et où dès lors le montant à payer ne peut être connu qu’à ce stade.

Ces thèses sont à l’évidence erronées si l’on s’interroge sur la période intercalaire où la prestation est exécutée, mais où la dette de prix n’existerait pas encore. Si le contrat prend fin avant la fin de la période ou si le client décède avant la fin de la période, alors aucune créance de prix n’est née, aucune créance de prix n’est due. C’est à cette solution que conduit cette thèse prise au pied de la lettre. La période partiellement exécutée ne reçoit pas de prix en contrepartie puisque la créance de prix n’a pu naître. Il nous semble qu’il y a là confusion entre naissance de la créance et liquidité de la créance.

Bien qu’erronées, ces thèses permettent de mettre en évidence un point important. L’absence de

liquidité de l’obligation engendre une réticence à reconnaître son existence. Peut-être s’agit-il ici

d’une influence du sens commun de la créance, une somme d’argent fixée dans son montant. Il est possible tout de même de s’interroger

Les autres thèses nécessitent un examen plus approfondi. Elles peuvent être regroupées en deux catégories. La thèse matérialiste fait naître la créance de prix au fur et à mesure de l’exécution de la contreprestation (section 1), tandis que la thèse périodique fait renaître la créance de prix à chaque début de période contractuelle (section 2). Mais diverses déclinaisons peuvent dans les deux cas être observées.

Section 1 : La thèse matérialiste d’une naissance continue de la créance de prix

66. La thèse matérialiste se fonde sur la jurisprudence rendue en droit des procédures collectives pour

déterminer les créanciers bénéficiant du traitement prioritaire de l’ancien article 40 (§1). Mais la jurisprudence ne se préoccupe pas de la date de naissance de la créance de prestation. Il s’ensuit que plusieurs déclinaisons sont adoptées par la doctrine suivant le mode de naissance proposé pour cette dernière (§2).

Dans le document Les dates de naissance des créances (Page 39-42)

Outline

Documents relatifs