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Critique de la naissance matérialiste 

Dans le document Les dates de naissance des créances (Page 46-49)

§1 : Une thèse fondée sur la jurisprudence du privilège de procédure 

B.  Critique de la naissance matérialiste 

70. Le reproche le plus souvent soulevé par les partisans de la thèse d’une naissance au jour du

contrat réside dans l’absence de fondement et d’explication juridique à l’ordre des naissances que sous-tend la thèse matérialiste4 : la naissance de la créance de prestation avant la créance de prix. Rien ne permet d’expliquer cette hiérarchie, cet ordre des naissances que créée la thèse matérialiste. Reprenant cette critique Pierre Crocq écrit que « La référence à l’exécution et non pas au contrat pour justifier la naissance des obligations fait ainsi naître un cercle vicieux dont on ne peut sortir »,

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Com. 19 mai 1992 n°90-17425, P, et Com. 20 févr. 1990 n°88-17200, P. Bien que les congés aient été pris après l’ouverture de la procédure collective, le droit auxdits congés, et par conséquent à l’indemnité substitut du salaire durant les vacances, avait été acquis, était né au fur et à mesure du travail accompli antérieurement à l’ouverture de la procédure, « se rapportaient à un travail accompli antérieurement au prononcé du redressement ». Par un obiter dicta, la cour remarque qu’il s’agit ici des indemnités de congés payés « hors tout licenciement », concernant les « salariés qui avaient pris leurs congés ». A contrario, cela signifie que, si l’indemnité de congés payés naît bien au fur et à mesure du travail accompli et ouvrant droit auxdits congés payés, il n’en va pas de même de l’indemnité compensatrice de congés payés qui naît quant à elle à la date du licenciement et qui indemnise les congés qui n’ont pu être pris du fait du licenciement.

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Com. 8 nov. 2008, n°87-11158, P, l’arrêt confirme que les dispositions sur l’exigibilité des cotisations ne peuvent prévaloir sur la loi de 1985, mais c’est là confondre exigibilité et naissance de la créance puisque la loi de 1985 ne vise que la naissance nonobstant la date d’exigibilité. Au demeurant, on remarque qu’en matière de salaire la date de paiement s’identifie à la date d’exigibilité dans ces arrêts, signe que la date de perception peut constituer une approximation de la date d’exigibilité qui constitue elle-même une approximation de la date de naissance de la créance économique. Cela est sans aucun doute dû au fait qu’en pratique les salaires sont payés par virement bancaire à leur date d’exigibilité si bien qu’il n’y a généralement pour ainsi dire pas de décalage pratique entre exigibilité et paiement.

En des termes identiques, se référant à la période de travail, nonobstant la date de paiement, pour fixer la date de naissance des créances de cotisations sociales de l’URSSAF : com. 19 mars 1991, 3 arrêts, n°89-20572, P, n°89-14451, inédit, n°89-10279, P, et com. 20 oct. 1992 n°89-18523, P.

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Art. L. 622-14 du Code de commerce, anc. art. L. 621-29.

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S. TORCK, « La date de naissance des créances en droit civil », in Colloque sur la date de naissance des créances, LPA 9 nov. 2004, n°224, p. 25.

et l’auteur en conclut que « la naissance échelonnée dans le temps des obligations n’est donc admissible que si on la fait reposer non pas sur l’exécution du contrat..., mais sur les prévisions des parties..., ce qui revient à les faire naître lors de leurs échéances successives »1.

À défaut de fondement, nous pouvons proposer une clarification. Il nous semble que la jurisprudence rendue sur le terrain du privilège de procédure ne cherche pas à créer un ordre des naissances. Elle omet ou élude l’existence de la créance de prestation caractéristique. Elle réduit le contrat à un fait juridique, l’exécution de la prestation caractéristique, qu’elle prend comme fait générateur de la créance de prix. Moins qu’un ordre des naissances, c’est plus un oubli de la créance de prestation caractéristique. Il s’agit là d’une différence fondamentale par rapport à la thèse périodique qui sera expliquée plus loin.

Il est une critique envisageable qui semble être passée inaperçue, celle fondée sur la créance d’intérêts. Les intérêts constituent le loyer de l’argent. Ils sont dus tant que la jouissance de l’argent est octroyée. En cas de rupture anticipée du contrat de prêt, il y a réfaction de la créance d’intérêts, les intérêts postérieurs ne sont plus dus. Au lieu d’une réfaction, il pourrait y être vu une absence de naissance de la créance d’intérêts postérieurs et donc une naissance de la créance d’intérêts au fur et à mesure de la jouissance des fonds. Cette solution serait logique en droit des entreprises en difficulté car c’est bien la solution adoptée au sujet des loyers et de tout contrat à exécution successive, une naissance au fur et à mesure de l’occupation des locaux, au fur et à mesure de l’exécution de la contreprestation.

Il n’en est rien. La jurisprudence traite de façon identique à la créance de remboursement des fonds prêtés. Ainsi, au regard du privilège de procédure de l’ancien article 40, la créance d’intérêt, contre toute attente, ne naît pas au fur et à mesure de la jouissance des fonds octroyée, elle naît une et unique au jour de la remise des fonds prêtés. Les intérêts postérieurs constituent une créance antérieure2. Est-ce là une anomalie, un oubli, ou le caractère accessoire3 de la créance d’intérêt qui prend le dessus ? Mais le caractère accessoire ne peut rien changer à la date de naissance d’une créance. N’est-ce pas là le signe qu’il ne s’agit peut-être pas réellement en la matière de la date de naissance d’une créance, à tout le moins de la date de naissance au sens où elle est habituellement entendue ou de la créance au sens habituel du terme. Il sera vu que d’autres points confortent ce

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P. CROCQ, « L’avenir de la cession Dailly ayant pour objet une créance née d’un contrat à exécution successive », RTD civ. 2003 p. 331.

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Com. 13 avr. 1999, n°97-11383, P, D. 2000, 257, P. LIPINSKI, D. aff. 1999, A. LIENHARD, Déf. 1999, art. 37029, n°9, p. 870, J.-P. SÉNÉCHAL, JCP G 1999 I, p. 177, n°11, M. CABRILLAC, dans le cadre d’un plan de cession incorporant le matériel nanti pour lequel un prêt avait été contracté, le cessionnaire est tenu de payer les échéances postérieures et la caution du failli demeure tenue de ces mêmes échéances car, si le cessionnaire est dorénavant tenu de rembourser les échéances postérieures, la caution du failli reste tenue de ces mêmes échéances, de « l'intégralité de l'emprunt dont les échéances constituent des créances nées avant l'ouverture de la procédure collective ». Dans le même sens exactement, com. 12 oct. 1993, n°91-17128, P, D. 2000, 257, P. LIPINSKI, D. aff. 1999, 801, A. LIENHARD, Déf. 1999, art. 37023, n°9, p. 870, J.-P. SÉNÉCHAL, JCP G 1999, I, p. 177, n°11, M. CABRILLAC, RTD com. 1999, p. 964, n°4, C. SAINT-ALARY-HOUIN, RTD com. 2000, p. 177, A. MARTIN- SERF, com 14 févr. 1995, n°93-11030, inédit, com. 14 juin 1994, n°92-13101, inédit. La remarque ne vaut pas que pour le droit des entreprises en difficulté, elle s’étend au droit des régimes matrimoniaux où les échéances postérieures à la dissolution du mariage d’un prêt commun demeurent communes, sans qu’il soit fait de distinction entre le remboursement du capital et le montant des intérêts : civ. 1, 27 juin 1984, n°83-12423, P. Sans doute aucun plaideur ne s’est aventuré à exiger pareille ventilation qui pourrait s’imposer malgré tout (cf. infra n°1025 et s.).

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Pourtant les intérêts devraient être traités avec davantage de considération comme l’a clairement montré Alain Bénabent (A. BÉNABENT, « Le désintérêt des intérêts », Mél. J. GHESTIN, LGDJ 2000, p. 113).

sentiment qui restera en l’état pour le moment mais que nous voulions tout de même faire naître immédiatement.

71. C’est davantage du point de vue du concept de créance que nous formulerons des critiques ou

des observations qui peuvent en faire office. Le mode de naissance que prône cette thèse n’est pas conforme à la nature de la créance, un lien et un bien. Vivace, le concept naît, vit et meurt. La naissance se veut davantage un événement de l’instant, il ne se prête pas facilement à la continuité. Or, c’est pourtant le mode de naissance dont il est question ici, une naissance au fur et à mesure de l’exécution de la contreprestation face à une naissance continue. On se demande s’il y a plusieurs créances ou une seule. S’il y a eu plusieurs, combien y en a-t-il ? Une infinité a priori. Dans sa thèse, Catherine Golhen prône un tel mode de naissance et explique qu’il en naît un nombre infini1. Cette affirmation laisse une impression de malaise car on se demande tout de même si cela a véritablement un sens qu’il y ait un nombre infini de créances. Il est possible de répliquer que cette sensation de malaise ne vaut que pour les contrats à exécution continue et non pas pour les contrats à exécution échelonnée. Mais cela dépend en réalité des prestations fournies dans le contrat échelonné. Si ces prestations, bien que successives, sont amenées à durer, alors le même problème surgit. Le problème d’un nombre infini de créances apparaît chaque fois que l’exécution d’une prestation nécessite du temps, ce qui est généralement le cas de toute obligation de faire. Comme le temps se divise à l’infini, il naît un nombre infini de créances de rémunérations pendant que la prestation est exécutée. Si l’on peut comprendre quelque part l’idée d’une naissance au fur et mesure de l’exécution de la prestation, il est plus difficile d’admettre la naissance d’un nombre infini de créances. Autrement dit, on comprend bien l’idée, mais elle ne correspond pourtant pas bien avec l’essence et la nature du concept de créance.

72. Enfin, point généralement éludé, contrairement à la thèse périodique, la thèse matérialiste ne

touche pas que les contrats à exécution successive, elle concerne également les contrats à naissance instantanée et notamment la vente. La créance de prix de vente naît alors de la livraison. Or, si la doctrine se prête facilement à la controverse pour ce qui concerne les contrats à exécution successive, rien n’est dit sur la vente. La raison en est que dans la vente le prix naît du contrat et non pas de la livraison de la chose. Il est intéressant de remarquer que la thèse matérialiste porte en elle une solution à l’évidence contraire au droit commun. Cette remarque irait dans le sens des partisans adverses de la thèse d’une naissance des créances au jour du contrat qui voient dans la thèse matérialiste du droit des entreprises en difficulté une fiction juridique. Nous verrons que cette fiction peut être dépassée2. Cette critique de la vente ne se retrouve pas dans la thèse périodique qui ne concerne que les contrats à exécution successive.

1

C. GOLHEN, « Les contrats dits à exécution successive, Réflexion sur la date de naissance des obligations », th. 2006.

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