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Une lucidité bienheureuse

Dans le document CONTES Tome II (Page 96-100)

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 ’B  , , Saintoursois m’avisent qu’ils ne connaissent pas, rue Saint-Joseph, dans leur village,

un nommé Joë Folcu, marchand de tabac en feuilles, qui anime habituellement de ses commentaires les contes dominicaux de La Pa-trie.L’esprit de ce personnage m’en serait-il exclusif ?

J’ignorais qu’on eût à ce point, surtout chez certains de Saint-Ours, le sens du cadastre et des registres baptismaux. DesBien à vousm’assurent avoir questionné, sur la présence anticipée d’un Joë Folcu à Saint-Ours, les plus âgés de la paroisse et des rangs de l’arrière.

N’en déplaise à ces messieurs, ou à leur écriture renversée, je connais-sais leur village bien avant qu’on y eût installé l’eau courante sous les fau-teuils à trou et la « pochette » électrique dans ses rues. Sans qu’il portât des oreilles décollées, et qu’il empestât le tabac fort, Joë Folcu a toujours été, à Saint-Ours, le prototype des fainéants raisonneux sur la rive sud du Richelieu.

Contes II Chapitre XXII

Son négoce de tabac en feuilles lui permet, entre les heures consacrées aux repas, de s’occuper de présages, en tant que septième d’une famille dont il est le dernier survivant. Et l’on sait que chacun, dans ce bas monde, s’entretient constamment d’un avenir qu’il ignore et qui l’intéresse avant tout.

Comme le Fabrice de Stendhal, sur son cheval anglais de race, Joë Folcu, derrière son comptoir, rue Saint-Joseph de Saint-Ours, n’entend pas que l’on fasse des objections avec les diverses pièces de son igno-rance. Car son manque de culture, en dehors de celle du tabac, lui a fourni des conjectures sur lesquelles il faut compter, à moins que l’on soit dé-pourvu d’esprit dans le sens où il l’entend. La plupart de ses prédictions se réalisent, et les autres font rire les hommes gras.

N’est-ce pas déjà une recommandation ?

Vous reconnaîtrez surtout Joë Folcu au nombre toujours croissant des imbéciles qui l’entourent. Il n’a pas leur culture et c’est en vertu de cette ignorance avouée qu’il s’efforce à prouver, comme il est d’usage en psy-chanalyse, « que ne peut s’éloigner de la lucidité qui veut ». Dans un défaut de raisonnement, il y a toujours la raison de ceux qui n’en ont pas. Ne suffit-il pas de suivre un faux raisonnement jusqu’au bout pour devenir inventeur ?

De nature, le marchand de tabac en feuilles sort des sentiers battus sans s’accrocher aux arbres.

Toutes les marques d’imbécillité, à condition qu’elles soient origi-nales, sont pour Joë Folcu des points de repère dans ses présages, et c’est à prouver la lucidité de ceux qui donnent cours, naturellement, à leur manque de logique accepté, qu’il a trouvé un sens nouveau au monde, et que s’exerce, à coup sûr, son application pour les prédictions. À ceux qui n’ont pas d’idée préconçue, il en a pour eux ; à ceux qui ne s’attendent à rien pour leur compte, ainsi que les tireuses de cartes, il augure dans le domaine des choses ordinaires à la vie et sur une grande échelle.

Or, cette logique, grâce à laquelle un homme ne se peut désaxer, et qui rend Joë Folcu identifiable, même à Saint-Ours, ne lui donne-t-elle pas raison de s’attendre à tout dans un monde où tout peut se produire ?

Contes II Chapitre XXII

Dans l’intervalle, il fait profession de marchand de tabac en feuilles et ne se préoccupe nullement des symboles que représentent en l’air les fumées de ses pipes, ni que les rideaux de ses clients, le lendemain d’une veillée, sentent souvent très mauvais.

— Si le tonnerre se fait entendre à votre gauche, expliquera-t-il, c’est de mauvais augure, direz-vous comme tout homme sage et selon la lé-gende. Et vous aurez grandement raison de placer ainsi votre semblable sur ses gardes. Car si le tonnerre doit endommager une grange, par exemple, durant l’orage, ce désastre ne se produira pas à votre droite, le tonnerre ayant tonné, au-dessus de la grange à votre gauche.

Et tant de logique, en matière de présage, vaut à Joë Folcu, l’oracle prononcé, de cracher du côté opposé au crachoir.

— Les grands malheurs se produisent toujours du côté qu’ils sont !

À Saint-Ours, il y aura toujours un Joë Folcu et qui s’ignore, de même qu’un beignet à Sainte-Rose. Il est probant, toutefois, que le Saintoursois Joë Folcu s’identifie mieux sur l’autre rive du Richelieu, à Saint-Roch. Un beignet de Sainte-Rose ne passe point inaperçu à Montréal. Est-ce à dire qu’entre Saintoursois, la logique d’un Joë Folcu serait seule à dominer et qu’on ne se reconnût point ?

Pour lesBien à vousqui m’écrivent, je relèverai un autre trait de lo-gique propre à Joë Folcu, afin qu’il ne passe plus inaperçu.

À l’époque des batailles de coqs, entre la grange et le tas de fumier, le dimanche avant souper, une Société protectrice des animaux, dont le siège social se trouvait à Sorel (non celui des animaux maltraités, mais bien celui des adeptes de la protection), avait fait circuler une requête pour inciter les « amateurs » à discontinuer cette coutume.

— Et pourquoi ? disait Joë Folcu, et pour quelle raison ? Je voudrais bien savoir. Sans parler de la cruauté dont s’accompagnent ces combats, cruauté que Joë n’eût sans doute pas admise, dans un siècle de guerre internationale, le propagandiste de la protection des animaux avait invo-qué plutôt des raisons d’ordre économique. C’était peut-être la meilleure façon d’influencer le « raisonneux ».

— Si les coqs batailleurs, dont les ergots sont garnis d’acier, se ré-chappent de ces combats, ne risquent-ils pas de survivre à des infirmités

Contes II Chapitre XXII

dont les poussins hériteront ?

Comme il était ici question de présage, Joë Folcu se sentait à l’aise.

— Les poules estropiées de naissance, moins coquettes et plus réflé-chies, engraisseraient d’autant et s’appliqueraient mieux à l’industrie de la ponte. La poule féconde se doit de vivre plus souvent accroupie que debout.

En mal d’argument avec un voyant, le propagandiste avait invoqué la question de cruauté.

D’un coq qui survit à la bataille, avait répondu Joë avec désinvolture, et de celui que vous tuez pour le chaudron, lequel a droit à la pitié de la société ? Le premier souffre glorieusement et l’autre meurt piteusement de ses blessures, pour être mangé ensuite. Si un coq succombe à la bataille, il est trop en charpie pour la mangeaille et se fait enterrer comme un homme.

C’était à l’époque où la logique avait le dernier mot.

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