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Du théâtre au magasin

Dans le document CONTES Tome II (Page 92-96)

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   littérature dramatique, de tous les arts « le plus mal en point » dans la province, Joë Folcu s’était prononcé, dès la vingtaine, pour le négoce.

Dans un Saint-Ours, où les granges et la salle paroissiale s’ouvraient aux spectateurs, son comptoir de marchand de tabac en feuilles, derrière le-quel aujourd’hui il pérore, ne valait-il pas une rampe de théâtre et ses globes de lampe ? Que de papillons de nuit, pendant les répétitions, y avaient brûlé leurs ailes ? L’hiver, dans le parterre, le poil de certains man-teaux frisait à la chaleur ; il se contentait quelquefois de puer.

L’art dramatique incite, naturellement, au commerce. Pourquoi réunir une audience pour lui offrir, par le truchement de l’illusion scénique, des idées, des sentiments, des intrigues et des panoramas coloriés ? Les néces-sités de la vie, pourquoi ne pas les vendre de porte en porte, ou de l’autre côté du comptoir ? Chaque vendeur n’est-il pas, le plus souvent, acteur ? Aux distractions (goût de la variété et du « marchandage » qu’il offre à sa

Contes II Chapitre XXI

clientèle, grâce à l’art oratoire et au maintien discipliné de son attitude, n’ajoute-t-il pas, à la marchandise désirée, une illusion scénique propre seulement, direz-vous, au théâtre ?

Et, d’ailleurs, ce côté nomade de la question ne se discute pas. Le théâtre fut imaginé par les troubadours qui n’invitaient pas les donzelles chez eux. Le premier théâtre de Shakespeare était aménagé dans la ro-tonde achalandée d’une auberge. C’était bien à l’époque où les trouba-dours gelaient dehors.

— Pourquoi, ajoutera Joë Folcu, s’empiler aujourd’hui dans un théâtre qui rappelle en tout point l’architecture d’un foyer d’hôtel, tandis qu’une échoppe se met à votre disposition, et que l’acteur y débite son rôle pour chacun de ses clients.

L’atmosphère du magasin n’est-elle pas celle du théâtre intime ? Dans sa boutique, et l’œil rivé sur ses couteaux à tabac, Joë Folcu dé-fend encore ses décisions de la vingtaine : le théâtre prédispose au négoce.

Pendant qu’il tient ses propos, le tabac en feuilles est suspendu à des fils, comme des viandes fumées et taillées dans le plus mince : le beau décor d’un bourreau moyenâgeux qui eût conservé, bien en vue, des échan-tillons des « parties » les plus vulnérables de ses suppliciés.

— Pour tenir un rôle morbide et parler de la mort, trouverez-vous mieux qu’un agent d’assurance-vie qui eût pratiqué, dans sa jeunesse, le grand guignol ?

« Celui-là, de porte en porte, se passe de décor pour vous enjoindre à songer à la mort. Son livre allongé des perceptions hebdomadaires sous le bras, il rappelle en tout point le médecin appelé trop tard et sa trousse inséparable. Pour assurer votre vie, il prendra au besoin des faux airs de croque-mort. Dans tous les grands drames classiques du théâtre, on y parle en vers de l’amour et de la mort. Sans les chiffres, qui se placent mal dans un alexandrin, le démarcheur rimerait quelquefois à la tête de l’escalier, ou dans le parterre des plains-pieds. »

Maintenant, Joë Folcu vous entretiendra sur le théâtre des scènes exo-tiques.

« Chez l’épicier, le bon détaillant parlera de l’Orient avec plus d’ai-sance que dans le théâtre grec. Les épices viennent d’Asie et ses relents se targuent de mieux l’évoquer, par ses poivres, son ail, ses vinaigres, ses

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moutardes et ses paraffines, que les scènes de Paul Claudel empruntées à la Bible et à la Palestine.

« À cette époque de guerre, où nos alliés en sont réduits à pressu-rer l’essence des oignons, pour l’adjoindre à la composition des parfums exotiques, pourquoi l’épicier qui fait commerce de ces légumes de tout repos, n’en tirerait-il pas la poésie orientale des brûle-parfums passés à l’étranger pour fins de négoce ? »

Et Joë Folcu de conclure sur le théâtre exotique :

« Pour moi, simple marchand paroissial de tabac en feuilles, j’ai des ta-bacs fins et parfumés, que personne de vous ne pourrait fumer au théâtre, une fois le rideau levé. Plutôt que de fumer au foyer et pendant les en-tractes, passez chez le marchand de tabac et l’illusion scénique sera la même. »

Somme toute, Joë Folcu n’aime pas que le théâtre s’adonne aux décors de carton et que ses tirades se désintéressent du boniment commercial.

Le sujet est secondaire en art, et le décor tout aussi bien, direz-vous. L’es-thétique du théâtre en souffrirait-elle qu’on la pratiquât dans un décor où l’utile fût mêlé à l’agréable ?

Toujours pour me conformer aux théories de Joë Folcu, j’ajouterai que le théâtre a déjà connu, par le truchement de la radio, la substitution du décor visuel à celui du son, et que la valeur artistique d’un sketch, ou d’une émission quelconque, n’est pas estropiée qu’on l’encadre pro-prement d’une recette de salade aux légumes et d’un boniment sur les vingt-trois méthodes de « presser » un pantalon sans qu’il prît feu.

Jules Romains, dans ses cours sur la versification, soutenait qu’une recette culinaire pût être rédigée en vers et qu’un poème sur les patates n’a rien d’inférieur, en matière d’esthétique, à celui qui traite de l’amour ou d’un couronnement de bête à cornes dans une exposition agricole.

Le théâtre mène à tout, sans que ses conditions de mise en scène, ou que les réactions du public ne l’y aient invité. Le théâtre improvisé sur place, dû en Italie à l’initiative de Pirandello, peut aussi bien trouver son expansion chez un corsetier que dans un salon de coiffure, dirons-nous en définitive pour ne pas nous opposer au marchand de tabac en feuilles.

Mais Joë Folcu s’est abstenu de nous donner les véritables raisons de son entrée dans le négoce. Selon son habitude, il trouve toujours après

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coup les raisons de ses décisions. C’est un peu comme chez le narrateur dont les idées lui sont suggérées par les mots.

Voici pourquoi, malgré d’excellentes dispositions, le théâtre est sub-tilement devenu hostile à Joë Folcu. L’histoire remonte à une distribution de prix, alors que le jeune Joë Folcu, bien en forme, achevait de débiter, devant son curé, le frère supérieur de son collège et tout le village réuni dans la salle paroissiale, un « compliment » d’usage emprunté à Victor Hugo,Après la bataille.

L’enfant, qui ne connaissait pas encore le micro, avait su mimer les personnages de son récit. « Mon père, ce héros au sourire si doux », lui avait arraché une grimace dont l’auditoire s’était esclaffé. Bien qu’il por-tât des culottes de velours vert, le petit Joë s’était essayé à mimer la phy-sionomie du cheval que montait cet illustre père « au sourire si doux ».

Quant à l’Allemand du récit, couché parmi les morts, et qui demandait à boire, Joë lui avait donné une gueule d’ivrogne, et avec la facilité qu’on lui connaît depuis.

Vers la fin du poème, on sait que le blessé, en matière d’appréciation pour la gourde que le « père » lui tendait, et après qu’il se fût abreuvé, lui tirait une balle dans son chapeau. Le cheval, comme il est dit dans Hugo,

« avait fait un écart en arrière », mouvement historique dont s’était pré-valu le petit Joë pour sauter à son tour. Mais ici, l’enfant avait ignoré qu’il déclamait dans le voisinage d’une colonne toute de fer et qui soutenait le plafond de l’immeuble.

D’un seul bond (un bond de cheval vigoureux, sans doute) le jeune Joë Folcu s’était assommé contre l’architecture de la salle paroissiale et il avait fallu, la stupeur passée dans l’auditoire, le ranimer avec un bloc de glace et pour cinq sous de « bâtons forts ».

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