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Une sauterie dans le Nord

Dans le document CONTES Tome II (Page 62-67)

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 ,  l’hiver amorphe, tout sautille ou s’envole, à Saint-Ours, depuis les chauves-souris et les crapets, en passant par les crapauds galeux, les bouchons de bière d’épinette, ceux du whisky blanc ; les sauterelles, les criquets et jusqu’au bedeau pendu aux angélus.

Après la saison appesantie, tout saute dans la joie sur les ressorts des boggies, parmi les ornières de glaise durcie et les cahots ; en chaloupe, sur les remous, au pied de la digue, où les anguilles font les capricieuses ; à bout de corde, sur les planches des escarpolettes ; dans les fauteuils des balançoires confiées, sur les galeries, aux vieilles filles entêtées à l’ombre des concombres grimpants ; sur le dos des pécores, pendant les semences parmi les labours ; dans les tasseries où le foin n’est jamais assez sec pour les enfants ; dans les hauteurs, d’une branche à l’autre, d’un perchoir à l’autre, d’un paratonnerre à l’autre, d’une croix de couvent ou de collège à celle de la croisée des chemins.

Contes II Chapitre XIV

Tout cela est bien sautillant pour le pays plat qu’est Saint-Ours et sa population de petits rentiers. Pas assez, évidemment, pour Joë Folcu, marchand de tabac en feuilles.

Et c’est pourquoi le chiqueur de tabac fort s’était joint à des camarades afin de passer une bonne fin de semaine dans les Laurentides, le domaine montagneux des pays d’en haut, le pays « sautilleux ».

Pour l’homme habitué aux seules pentes conduisant à la rivière, les côtes du nord, une fois l’année, tous les mois de juin, convenaient à son tempérament.

« Ici, messieurs », reconnaît Joë Folcu, alors que l’auto le « cantait », dans les virages, contre les épaules de camarades entassés à quatre sur le siège arrière, « les routes viennent à vous, et le bon chauffeur n’a qu’à lever les roues du devant, comme un poulain qui rue à l’inverse et sans se retourner. Ici, messieurs, on rue de face, à cause des scrupules en usage dans les pays d’en haut. »

Entre Sainte-Adèle et Sainte-Agathe, jamais le marchand paroissial de tabac en feuilles n’avait déployé autant de gueule, ce fameux après-midi où les côtes et les courbes brassaient sa bière par surcroît.

« Si les « sketcheux » du nord sont en peine de descriptions, en voilà pour vous, messieurs ».

Pour Joë Folcu, les labours des champs n’étaient, en somme, que les traces de skis laissées au flanc des montagnes. « Oui, messieurs, dans les pays d’en haut, les habitants font labourer leurs terres, pendant l’hiver, par les skieurs des villes. Ici, on ne sait que faire des terres rocheuses.

Pour les reconnaître, contre l’horizon, on les embarque les unes sur les autres. »

Et parmi les vrombissements du moteur, et le soleil en face, Joë Folcu racontait encore :

« Ici, on ne se remet pas au whisky blanc d’un lendemain de bière sans mousse. L’homme qui vient des pays plats ne manque pas de houles dans les parterres bossus. La veille, ça tournait. Le lendemain, le paysage se bouscule sans changer de place. Comme un voyageur qui porte bien la mer, le mal de cœur ne s’en empare qu’après Saint-Jérôme, en descendant, tel un marin qui chambranle, sans boisson, sur les quais. Le nord, avec ses

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tempêtes figées, n’effraie pas le paysan d’en bas qui a le pied des labours. »

† †

Joë des pays plats n’était pas à court de panoramas, lorsqu’il s’est endormi entre les épaules de ses auditeurs. La vallée en estrade se fût sans doute prêtée à plusieurs autres images atmosphériques. Les voyageurs en montagnes n’avaient pas encore atteint la ligne de séparation des eaux.

Mais il faut dire que la voiture n’avait pas que levé les roues du devant, en présence des montées. Elle avait aussi rué des roues arrière, en piquant vers les descentes. Ce rythme du berceau avait eu raison du poète, comme d’un bébé en chaise berceuse.

Or, dans la soirée, lorsque Joë Folcu s’est éveillé, le grand nord, semblait-il, ne sautillait plus, ni le lit de sangle où il reposait, dans la chambre d’un camp pour le moins bien en équilibre.

Mais le rythme du voyage, dans la pièce du bas, sous la chambre de Joë, revivait dans les jambes des autres voyageurs. Si le nord s’était sûrement assoupi, au dehors, le chalet de fin de semaine n’en trépidait pas moins.

On dansait, en bas, et nullement comme au collège.

— Des créatures ! avait conclu le grand voyageur.

Et il avait sauté du lit, et pour cause.

Le lendemain, Joë Folcu se réveillait sur le même lit de sangle, dans la chambre d’en haut. D’où venait qu’il avait un goût de pétrole dans la bouche ? Aurait-il bu de l’huile à lampe ?

Bien que sa bouche fût amère, le noceur, avant de sauter du lit, et de recourir à des gargarismes, s’était empressé de ne pas bouger de sa couche, afin que sa mémoire se remît en jeu. Que s’était-il donc passé hier soir qui fût à son insu ?

Sur le dos, face au plafond, Joë s’était mis à accueillir le retour dans sa mémoire de certains détails d’une sauterie. En bas, au son d’une musique à bouche, il avait dansé aux bras d’une…

« Mais non, murmura-t-il, mon danseur était un homme, et l’un de mes bras se trouvait enserré, par la courroie d’une bretelle, contre son dos. »

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Décidément, les souvenirs étaient lents à remonter en surface, comme autant de taches d’huile.

Au premier mouvement qu’il tenta pour se placer de profil, dans son lit – il est bon quelquefois de se recroqueviller et de se détendre, puisque ça dénoue la mémoire, n’est-ce pas ? – Joë Folcu avait éprouvé une cer-taine sensibilité dans tous ses muscles. S’était-il battu contre son dan-seur ?

Une douleur plus vive, au pied gauche, lui avait rappelé soudain qu’un talon pointu de femme s’était posé, lourdement, sur l’un de ses orteils.

« Mais oui, il devait y avoir des créatures dans ce « saudit tit’bal à l’huile ». Comment le savoir autrement, puisque je portais un bandeau sur les yeux ? »

Toujours sur le dos, les bras étendus, comme un nageur qui force l’eau à le porter, et les yeux fixés au plafond de cette chambre inconnue, Joë avait subitement éprouvé la secousse d’un hoquet. Une autre bonne gor-gée de pétrole lui était « remontée » à la bouche.

— C’est de l’huile à lampe ! avait-il murmuré de nouveau, pendant que le gosier lui brûlait.

Quelle heure, en somme, pouvait-il bien être ? Des « ensoleillées » surgissaient de quelques interstices de la muraille, mais cette chambre se trouvait sous les combles et aucune fenêtre ne permettait au grand voyageur de s’orienter.

Le mal-éveillé, de nouveau soumis à l’immobilité, revoyait alors, dans la fumée de son ivresse, une lampe à pétrole. Mais oui, il se revoyait en train de décoiffer cette lampe de son globe. Un abat-jour se trouvait à ses pieds, dans un corridor, à la tête d’un escalier.

Et, avant qu’il eût hurlé d’épouvante, Joë Folcu, marchand de tabac en feuilles, s’était rappelé un certain moment où il se versait quelques gorgées de contenu d’une lampe dans la bouche. Il eut souvenance qu’il se trouvait bel et bien dans un corridor, non loin en effet d’un escalier.

Une aube de « gueule de bois » s’était levée, à ce moment, quelque part dans une fenêtre. Puis une grande obscurité avait eu raison de lui…

Lorsque les congénères de Joë répondirent enfin à ses hurlements, ils

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le trouvèrent se roulant d’angoisse sur le lit de sangle, dans la chambre du chalet à l’endroit même où ils l’avaient déposé, ivre-mort, quelques heures auparavant.

Après quelques lampées de whisky blanc, qui le remirent sur pied, le marchand de tabac en feuilles apprenait qu’il avait été dupe de ses ca-marades, au moment où on le conduisait, plus ivre qu’à son tour, vers la chambre qui lui était réservée sous les combles du camp.

Et voici, par le détail, comment on en avait eu raison.

À peine arrivé au chalet, et déposé dans son lit, Joë s’était réveillé aux sons d’un harmonica. Ignorant qu’on lui avait préparé une comédie, il était intervenu dans ce qu’il avait pris pour un « tit’bal à l’huile ». À la porte même, avant qu’il entrât, des camarades lui avaient recouvert les yeux d’un mouchoir, lui donnant à croire qu’il ne dût pas reconnaître les quelques dames invitées au bal improvisé. Pendant qu’il dansait à l’aveu-glette avec un vieil habitant, le propriétaire du camp, c’est alors qu’un talon pointu de soulier de femme l’avait quelque peu écrasé. Pour faire plus féminin, les farceurs s’étaient servis d’un manche de pioche.

Le « tit-bal à l’huile », comme il est convenu de le surnommer, ne s’était pas achevé sans plusieurs consommations. On avait eu soin de l’aveugle.

Après un autre sommeil d’urgence, le front cette fois libéré du ban-deau, le marchand de tabac en feuilles avait réclamé qu’on le conduisît, à cause de l’heure avancée, vers sa chambre.

Au pied de l’escalier, en homme qui sait bien faire les choses, il avait exigé un autre « coup », le dernier, le coup de l’étrier.

— Mon vieux, lui avait-on conseillé, le whisky blanc a été caché dans la lampe que tu trouveras sur le plancher, à la tête de l’escalier. Laisse-toi pas surprendre, Joë, par le propriétaire du camp, car nous serons à sec demain ! ! !

Et c’est ainsi que s’était terminé, sur deux bonnes gorgées de pétrole, le plus beau des « tit’bals à l’huile » dans les pays « sautilleux » d’en haut.

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CHAPITRE XV

Sautes d’humeur qui

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