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L’instinct et les issus de germains

Dans le document CONTES Tome II (Page 116-120)

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 B  4ᵉ Rang, famille issue de germains, se distinguent des Saintoursois, depuis quatre générations, par une tendance à mésestimer l’intelligence humaine au bénéfice de l’instinct animal. Quoique bien conformés physiquement, tous les mâles consan-guins ont six pieds et les femmes se remarquent à la ligne prononcée de leur croupion (nous tenons cette dernière information de Joë Folcu, mar-chand de tabac en feuilles) ; quoique bien « tournés » de leur personne, ces Brunet, disions-nous, prêtaient souvent aux animaux de la ferme un sens divinatoire qui impressionnait leurs décisions.

Non pas que ces issus de germains consultassent le coq ou le bœuf, sur le forage d’un puits, ou sur l’achat d’un buggy. Ils pouvaient aussi arrêter le choix d’un parrain, sans entrer en conférence avec les lapins et les porcs. Mais ils éprouvaient beaucoup de prédilection pour la

super-Contes II Chapitre XXVII

stition envers certains animaux et envers le sens de leurs avertissements infaillibles.

Ainsi qu’un médecin, appelé en toute hâte auprès d’eux, parlât de mort prochaine, en se retirant d’un chevet, aucun ne l’aurait pris au sé-rieux avant qu’un hibou ululât, dans les bois d’érables, par soir lunaire.

Un chien, par exemple, sait hurler à la mort avec plus de certitude qu’un médecin ou un sorcier ne sût la prédire par ses conseils. Pour les Brunet, le « temps probable » se devine mieux dans l’œil d’une vache au crépuscule que sur le cadran d’un baromètre. Pourquoi, de même, consul-ter le génie civil, sur l’appréhension d’un débordement de la rivière, au moment de la débâcle ? Si les caves doivent être inondées, les rats ne les quitteront-ils pas une journée à l’avance ? La nuit, les animaux ne dorment que d’un œil. Rien ne leur échappe. Pourquoi redouter que l’ins-tinct nous trompe ? Les chiens sont meilleurs bergers que l’homme et les chats ne parlent-ils pas au diable les nuits sans constellation ? Avez-vous déjà vu un cheval monter sur la glace à moins que la couche n’en soit solide ?

Fiez-vous toujours aux animaux, avaient les Brunet pour devise. Dieu vous les a donnés pour gardiens. L’instinct est un fanal… qui, etc., sou-tiendra encore Joë Folcu.

D’ailleurs, dans le 4ᵉ Rang, tous les issus de germains portaient un jeu de cartes dans leurs poches. On comprend leur utilité, en matière de pré-diction. Ici, on ne se plisse pas le front. Vaut mieux étendre les cartes sur un tablier. Pendant que les animaux lisent dans les astres et connaissent le sens des brises, nous avons les cartes…

La psychanalyse n’a point de succès chez les Brunet consanguins.

Quant à la boussole, à quoi bon, entre issus de germains ? L’écorce des arbres est toujours plus rude et plus épaisse du côté nord.

Selon JoëFolcu, pour couper court, ces anomalies sont fréquentes chez les « issus » qui s’épousent entre eux. Il ya trop de familles qui gaspillent le sens familial en l’éparpillant. Les petites manies ne peuvent prévaloir contre le sens national du 4ᵉ Rang, même s’il est situé dans les arrière-concessions.

Tout conciliant qu’il fût, Joë Folcu ne savait prévoir que ces « petites

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manies » pussent quelquefois coûter cher aux consanguins dans un temps de sécheresse. Prenons, par exemple, l’incendie de la grange survenu l’an dernier sur la ferme des Brunet.

Pourquoi, le soir de l’incendie, les Brunet ne sont-ils pas intervenus à temps ? La grange n’était qu’à un arpent de la maison. De plus, la brise donnait du côté où la famille veillait dans la cuisine.

Le feu avait couvé dans le foin de la tasserie. Vers huit heures, avant la noirceur, la brise « transportait » déjà des odeurs quelque peu âcres de fumée.

— Ça sent la fumée, son père, l’en avait averti l’aîné.

— Ça doit être des abatis du voisin, sur le haut de la terre, avait rétor-qué le père Brunet, sans plus s’inquiéter.

L’idée que cette odeur pût venir de la grange avait d’abord occupé tous les cerveaux de la famille. Mais cette présomption s’était rapidement évanouie devant le silence du chien Rover. On savait que la moindre ano-malie dans la grange eût été signalée par le chien de garde. Un chien comme Rover eût sans doute jappé. La famille connaissait assez bien le sens divinatoire des animaux pour ne pas douter de leur instinct. A-t-on jamais connu un bon chien qui néglige de donner l’alarme ?

Lorsque la famille perçut les premiers pétillements de l’incendie, tous les consanguins, plutôt que de mettre la tête à la fenêtre, s’étaient observés avec inquiétude. Même que les femmes avaient eu la bouche bée.

— Mais le feu est dans la grange, avait osé le plus jeune de la famille et le moins « averti » sur le sens des animaux.

— Mon fils, avait obtempéré le sage Brunet, ton manque de confiance envers les animaux te vaudra un jour quelques morsures de chien enragé, ou d’être piétiné par les sabots d’une jument emballée.

— Mais, son père, j’entends le feu ?

— Avant que de porter un jugement contre le chien, lui fut-il répondu, en l’accusant de négligence dans l’exercice de ses fonctions de gardien, fais-lui confiance jusqu’à preuve du contraire et reste assis, gravement, comme un juge.

Pendant que la famille, pétrifiée d’effroi, s’efforçait au recueillement, afin de mieux apprécier la sagesse de l’ancêtre, les flammes de l’incendie s’engageaient par le puits de lumière, au-dessus des écuries.

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Les Brunet n’escomptaient pas que les chevaux donnassent l’alerte par des ruades et des hennissements. Cette mission était uniquement du ressort du chien Rover. On sait que les chevaux et les bestiaux, en cas d’incendie, enfouissent de préférence leur tête dans l’avoine et le foin de la crèche et se laissent béatement griller les fesses plutôt que d’adopter la manière bruyante. Ils cherchent avant tout un abri contre la fumée.

Mais la sagesse, dira Joë Folcu, même celle des consanguins et des utérins se doit reconnaître des bornes. Ici, la borne, ce fut tout simplement une bonne poussée de flammes dans le ciel assombri du soir, à l’heure, disons, de la brunante.

Confronté avec la lueur, le père Brunet avait bondi de sa chaise.

— C’est ben ça, la grange y passe ! ! !

Devant la « gravité » d’une telle sagesse, il ne restait plus à la famille qu’à protéger sa propre maison contre la volée des tisons. Mais avant que de recourir au puits et de mouiller à la chaudière les murs et le toit de la maison ancestrale, on avait suivi encore les sages conseils du père.

— Où est donc le chien, avait-il hurlé, en enjambant la fenêtre.

Et le spectacle d’une famille, négligeant l’incendie, pour se mettre à la recherche d’un chien de garde, était plus triste, parmi les lueurs et les tisons volant de la grange, que celui d’une famille de fous derrière les barreaux d’une maison de santé.

Ce soir-là, après l’incendie de la grange, le chien Rover ne fut pas re-trouvé, ni son cadavre, et pour cause. Comment vouliez-vous qu’il donnât l’alarme à ses « croyants », ou que son instinct pût le tromper ? Après le souper, « l’homme engagé », la grange bien fermée, avait conduit la bête chez lui pour la nuit.

Sa cave était infestée de rats.

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