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Frais peint

Dans le document CONTES Tome II (Page 104-108)

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 ,  ses restrictions affectant notre consommation nationale, culinaire autant que vestimentaire, nous achemine vers la recherche des succédanés. De 1914 à 1918, l’oléomarga-rine se substituait au beurre ; les dépôts de l’eau de mer, au sel minéral ; la cire durcie et parfumée, pendant la grippe espagnole, au camphre ; la cassonade, au sucre.

Maintenant, de s’écrier Joë Folcu, marchand de tabac en feuilles, les bas de soie, pour les dames qui lèvent la patte (ou le nez) sur les bas de co-ton et de laine par trop « couventins », livrent leurs jambes à des teintures destinées à remplacer les effets chatoyants de soie. En d’autres termes, nos « créatures » vont se peinturlurer les mollets et les avant-bras, faute de soie à ver ou de soie de bois.

Patriote sans commentaires, Joë Folcu aurait bien recommandé que l’on se graissât les jambes au jus de chique, mais il redoutait que la peau de ces dames fût par trop sensible. La peinture est plutôt d’usage.

Contes II Chapitre XXIV

L’afficheFrais peint,qui orne aujourd’hui ces propos, ne convient pas seulement aux galeries fraîchement peintes et au seuil des portes. On constate que ces avis pourraient tout aussi bien s’accrocher aux jupons d’une mondaine sortant d’un salon de coiffure. Il ne s’agit plus, mainte-nant que nous sommes en guerre, de mettre le public en garde contre une banquette fraîchement peinte, mais de protéger notre mobilier contre les jambes fraîchement engluées. « Attention ! madame est peinte ! » rempla-cera l’avis généralement émis quant aux blondes : « Attention ! madame est teinte ! »

Avec les tissus et leur prochaine restriction, nos compagnes vont-elles restreindre le port des petits chapeaux ? Vive le retour des belles boucles de coton dans les chevelures et les petits bouquets de fleurs piqués dans les frisettes ! En raison des tissus mis à la ration, vive l’écourtement éco-nomique des jupes ! et, avec le manque de soie pour les gants, nous re-trouverons madame se promenant, les mains dans les poches, tout comme les hommes. N’est-ce pas nous qui donnerons enfin le ton de la mode ?

Ici, Joë Folcu propose que l’on ait recours aux mitaines en peau de nos grand-mères. Comme ces cuirs étaient commodes en buggy, ils serviront tout aussi bien aux courroies dans les tramways.

— Et si le caoutchouc vient à manquer pour les claques, nos sœurs se dandineront en souliers de bœufs.

Joë en louche d’appréhension et se retient, par galanterie, de cracher de côté. En homme prévoyant, il entrevoit, de même, l’abandon de l’au-tomobile et ses folles dépenses de lubrifiants.

— À Saint-Ours, comme à Montréal, aussi bien qu’à Sorel, la femme grassette devra s’équilibrer sur la selle d’une bicyclette. Finis les longs stationnements, aux coins des rues, où nos blondes prenaient le tramway en posant la patte sur les hauts marchepieds. Vive les pédales qui ne se prêtent pas aux couvertures du buggy ! Laissez venir à moi les mollets bien tournés, qu’ils soient teints, peinturés ou enfournés dans le coton ou la laine.

Parlant du maquillage des jambes, et de la petite couture des bas fine-ment dessinée du haut en bas, et de bas en haut, sur le mollet, Joë Folcu

Contes II Chapitre XXIV

en vient à désirer, l’égoïste, que la guerre se prolonge.

— Pourquoi le maquillage des mollets, dira-t-il, ne se garnirait-il pas d’une petite couture dessinée, tandis qu’autrefois les joues fardées por-taient des petites mouches noires : ce point final d’un grand flirt, comme on disait alors ? De même qu’autrefois, le « papier collant » n’avait pas été inventé pour les joues de ces dames, nous leur recommanderons de se coller des « mouches de beauté » sur la jambe, remplaçant ainsi le Cutexemployé depuis peu dans la réparation des mailles de soie.

Et Joë Folcu d’enlever sa chique pour s’écrier encore : « Vive le régime guerrier des « frais peints » ! » C’est une véritable économie pour chacun des contribuables qui n’auront plus à remplacer les « échelles » de la soie par de nouveaux bas. De même qu’un homme économe polit ses propres souliers à la maison, nous pourronsshiner,dans le hangar, les jambes de nos « créatures ». N’est-ce pas autant de gagné !

Vétéran de la guerre mondiale, Joë conclut selon l’usage : « Ousqu’il est l’Allemand qu’on le tue avec nos économies ? »

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Puisque nous sommes à la ration, quant à la soie et à ses usages, Joë Folcu ne se contente pas d’un prochain retour aux anciennes modes ves-timentaires pour se réjouir. Il se demande s’il ne serait pas recomman-dable que l’on revînt, par la même occasion, à la vie primitive. Pourquoi ne marcherions-nous pas, à l’exemple des premiers hommes, à quatre pattes ? Pour observer les données de la décence, mes compagnes sim-plifieraient la toilette moderne en recourant au port de la salopette. Que d’épargne, messieurs !

Et pour simplifier et justifier sa théorie, le marchand de tabac en feuilles passe la parole au fameux docteur Verne T. Inman, anatomiste de l’université de la Californie parlant à un congrès de l’American Phy-siotherapy Association.

Selon le docteur Inman, l’homme possède une anatomie très primi-tive. Il n’a pas la structure corporelle uniforme comme celle du chien ou du chat. Les hommes (et les femmes de même) avaient le corps constitué pour marcher horizontalement. Ils marchent sur deux pieds, ce qui n’est pas normal, car la conformité de leur corps ne l’avait pas prévu.

Contes II Chapitre XXIV

C’est à ce changement imprévu que le docteur Inman attribue les maux physiques tant déplorés. Les nerfs et les muscles s’usent plus faci-lement. On remarque bientôt la courbature de l’épine dorsale. C’est donc l’homme qui a fait dévier certaines fonctions de son organisme. Pour les trente premières années, les muscles se tiennent en place, mais après l’âge de trente ans, ils connaissent un certain relâchement. Comme ces muscles sont aussi incapables de tenir en place les autres organes, les troubles cor-porels font alors leur apparition.

Fort de cette opinion américaine, Joë Folcu attribuera au « redresse-ment » de la femme son désir bien arrêté de se faire belle, et de là sa toilette autant raffinée que coûteuse.

— Pour avoir voulu marcher sur les pattes de l’arrière, conclut-il, la créature a connu la vanité des animaux de cirque « faisant le beau » sous la menace du fouet. La soie est née de cette coutume. Jamais les salopettes n’eussent été de soie, advenant le cas où les femmes, comme autrefois, auraient marché à quatre pattes.

D’ailleurs, toujours selon Joë Folcu, la soie, avec la création de la télé-vision, était appelée à disparaître, surtout la soie de bois. Le rationnement de la guerre n’en est pas le seul responsable. Et le marchand de tabac en feuilles de raconter ici la mésaventure survenue à toute une famille posant aux États-Unis devant la télévision afin que son image pût être transmise à des parents de la campagne, à Saint-Ours, précisément.

Sur l’écran récepteur, toute la famille était apparue en sous-vêtement, les hommes exceptés. Ces dames, revêtues de soie de bois, avaient ignoré que la télévision ne se conformait pas toujours à la transmission oculaire de ce tissu.

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CHAPITRE XXV

Les yeux des poitrinaires

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