• Aucun résultat trouvé

Nuit de couvre-feu vue par un buveur de bière

Dans le document CONTES Tome II (Page 156-160)

L

   la variété des impressions ressenties par Joë Folcu, pendant le dernier exercice à Montréal du couvre-feu réglemen-taire, démontrent que l’esprit du Saintoursois ne se confine pas toujours au négoce du tabac en feuilles. Il ne prend pas son unique nour-riture « spirituelle » dans une simple morsure de chique.

De même que la Rome éternelle a fait de Léonard de Vinci » peintre, un sculpteur, un musicien, un écrivain, un architecte, un ingénieur, un bo-taniste et un anatomiste, pourquoi Joë Folcu ne devrait-il pas à Montréal, sous l’obscurcissement, des révélations poétiques et des formules toutes neuves d’inventeur ?

Écoutons-le d’abord nous décrire l’obscurcissement et nous jugerons ensuite ses dons d’observation, s’il n’est pas permis de se prononcer à la légère sur l’efficacité de cette séance populaire. Si le marchand de

ta-Contes II Chapitre XXXVII

bac en feuilles propose, à la fin de son récit, des améliorations quant à la commodité du service dans les tavernes pendant le couvre-feu, nous lui en concéderons le droit, comme celui qu’avait Voltaire de nous décrire, à l’époque des chevaux, le fonctionnement d’un char d’assaut, bien avant que le moteur fût perfectionné.

Pourquoi chacun se mêlerait-il uniquement de ses affaires, dans un monde où la « spécialité » commence à nous alourdir l’esprit ?

Lorsque la C.P.C. décrétait l’obscurcissement pour le 10 novembre, ses officiers d’ordre se doutaient-ils que Joë Folcu, de passage à Montréal, pût établir un rapprochement entre cette séance de prudence et l’armistice du lendemain et ses cérémonies de commémoration aux morts de l’autre guerre ? L’obscurité de la veille allait coïncider, dans l’esprit de Joë Folcu, avec le deuil qu’évoquait la célébration du lendemain.

Or, dans un esprit adonné à la poésie, dès que Montréal éteignit ses lumières, le mont Royal est apparu à Joë comme un catafalque soumis à des brises infernales qui en auraient soufflé tous les cierges.

— Dans le Temple de la guerre, quel courant d’air, messieurs ! Joë Folcu n’est pas à court d’images poétiques. Montréal, dira-t-il, s’est noirci de suie, comme si les hélices aériennes d’Europe eussent poussé vers l’Amérique les cendres des villes incendiées.

— À 10 heures, messieurs, disait-il à ses compatriotes de Saint-Ours, il faisait noir à Montréal comme dans un livre fermé de géographie. Dans mon cœur j’entendis une marche funèbre jouée au piano sur les touches noires. À l’heure de l’obscurcissement, les vivants se couvrent d’un lin-ceul, comme un mourant qui « tire sur ses draps ». Dans les rues et sous les portes, pendant le couvre-feu, les aveugles sont rois. Pourquoi ne les a-t-on pas engagés dans le service d’ordre. Ils auraient pu jouer le rôle de chiens d’aveugles et passer leurs bras sous celui despolicemen.

Trêve de débordement poétique. Joë Folcu m’assure qu’il a passé sa demi-heure d’obscurité dans une taverne et qu’il y trouva les éléments d’une grande découverte. Je préère ici que le marchand de tabac en feuilles abandonne quelque peu son ivresse toute poétique pour me parler de science.

Contes II Chapitre XXXVII

Avant l’heure convenue d’« éteindre », poursuivit Joë Folcu, certains taverniers s’étaient entendus pour pousser la vente. Et c’est alors que les garçons du service avaient déclaré, tout en circulant entre les tables :

Last call !avant l’obscurcissement ! Il est facile de boire à la « noir-ceur », m’explique Joë, mais le transport des verres et l’échange de la mon-naie pouvaient entraîner des quiproquos et une confusion qui cadrent mal avec l’obscurité.

Selon Joë, dans plusieurs tavernes, la lumière s’éteignit à bon escient et l’obscurité recouvrit des tables « chargées » de bière. Les bons buveurs avaient pris leurs précautions. Il est interdit de fumer pendant la demi-heure réglementaire, mais combien de clients auraient accepté de mourir de soif à défaut de torpilles aériennes ?

N’est-ce pas alors que l’on dut entendre quelques mots de protesta-tion ?

— Saudit ! tu bois dans mon verre !

Joë Folcu est assez familier avec la multiplication des vins, mais il ne croit pas au miracle de la confusion parmi les verres de bière.

Dans la taverne obscure de Joë Folcu, il s’était pourtant produit un événement assez inexplicable. À 10 h. 30, comme la lumière retrouvait son empire, des discussions s’étaient engagées à plusieurs tables. L’un préten-dait qu’il lui manquait des verres. Un autre soutenait que le compte des verres y était, mais que plusieurs de ceux-ci souffraient dans leur contenu.

Quant à Joë Folcu, nulle protestation ne s’éleva de sa part. Il s’était muni de dix verres de bière, au moment de l’obscuration, et il en avait retrouvé cinq de plus et qui n’avaient pas été bus.

Ce que l’obscurité peut être parfois prodigue… Cette prodigalité était-elle attribuable au garçon du service ou à quelque voisin mis en erreur ?

Joë n’a pas dû pousser l’enquête bien loin puisqu’il était aux prises, dès le retour de la lumière, avec un autre problème, celui même qui devait, selon ses propres dires, le rendre à jamais célèbre.

Et voilà comment la science trouva libre cours dans son cerveau pour-tant brûlé par l’usage immodéré des tabacs.

Puisque, s’était-il dit, sans avoir recours à la règle de trois simple, cinq verres de bière peuvent, en pleine obscurité, surgir de ma table, pourquoi cinq autres, une autre nuit d’« obscuration », ne pourraient-ils pas, sur la

Contes II Chapitre XXXVII

table d’un voisin quelque peu éméché, lui donner à confondre miracle et prodigalité ?

Afin d’enlever à l’obscurcissement un certain sens de confusion, ne valait-il pas mieux que l’« obscurci » puisse y voir clair sans contrarier les conseils de la C.P.C. ?

Comment, direz-vous, peut-on utiliser la lumière sans venir à l’en-contre de l’usage ?

C’est ici que Joë Folcu devint indispensable.

Si les lois, assure-t-il, ne peuvent interdire aux yeux des chats de briller dans l’ombre, et aux étoiles de scintiller dans les soirs de couvre-feu, aurait-on raison contre un tavernier qui déposerait, sur chacune de ses tables, une bouteille remplie de mouches à feu.

Lorsque les pays belligérants utiliseront les rayons ultraviolets pour assurer la circulation dans leurs rues, et même dans leurs tavernes, les grandes nuits de raids, Joë Folcu se prévaudra-t-il d’en avoir été l’inspi-rateur ?

— Ne sait-on pas, conclura Joë Folcu, marchand de tabac en feuilles, que le rayon ultra-violet ne peut être visible à distance, tout comme l’éclat émanant des mouches à feu ?

n

Dans le document CONTES Tome II (Page 156-160)

Documents relatifs