• Aucun résultat trouvé

Où la pluie peut avoir goût de sel

Dans le document CONTES Tome II (Page 153-156)

L

   Béatrice n’est pas acrimonieuse d’hier. Avant la mort de son père, le vieux Arpin, ne disait-on pas que made-moiselle était avenante ? Mais cette époque est lointaine.

À quel moment le caractère d’une vieille fille commence-t-il de s’aigrir ?

— Dès que l’âge l’assèche ! répondra stoïquement Joë Folcu, marchand de tabac en feuilles.

Je préférerais m’en rapporter à l’époque où les contrariétés l’as-siègent, si mademoiselle avait eu une jeunesse de tout repos. Au contraire, Béatrice est contrariée depuis l’âge de quinze ans, au moment où, deve-nue orpheline de mère, elle dut la remplacer auprès de ses sœurs et frères.

Et quelle excellente figure de petite mère faisait-elle dans cette grande fa-mille !

Pourquoi la mort du vieux Arpin en fit-il une vieille fille acariâtre et

Contes II Chapitre XXXVI

pénible à supporter dans la vie des siens, comme jamais un ivrogne n’eût agi avec sa propre famille ?

Nous remonterons plutôt à la mort du vieux Arpin afin de suivre les étapes de cette transformation. Peut-être en trouverons-nous la cause ?

Le jour où le vieux est mort, il pleuvait à Saint-Ours. Le père Arpin est donc mort sans grand bruit, et même ses glas n’eurent pas d’écho. Sous la pluie, les toits près de l’église avaient joué le rôle de caisses de résonance, et l’annonce de ce décès, ramenée au sol par temps humide, ne dépassa pas les régions les plus avoisinantes.

Il n’est pas à dire que Saint-Ours n’apprit pas la mort de ce cher pa-roissien. Dans un brouillard qui transmet à peine les sons, il ne faut pas conclure que les sonneries du bourdon furent confinées à des fonds de cour, et que seuls certains animaux de la ferme tournèrent la tête, dans les étables, vers les portes ouvertes. La nouvelle des funérailles fut lente à parvenir dans tous les foyers et loin de nous l’idée que la mort du vieux Arpin passât inaperçue.

Toutefois, le matin des obsèques, il pleuvait encore, et les parapluies furent plutôt rares sur le parvis du temple. Quelle déveine pour la pauvre Béatrice. N’avait-elle pas offert des funérailles de première classe à son père, comme il se doit dans les familles « en moyens » ?

Au cimetière, il pleuvait encore ! C’est dans la glaise molle que fut enterré le vieux Arpin. Le fossoyeur dut passer le dos de sa pelle afin de glacer la tombe du vieux : le dos de sa pelle, comme on lustre un gâteau.

Mon Dieu, qu’il pleuvait ! qu’il pleuvait donc ! pendant la descente de la bière. Il y a des températures où les sentiments s’expriment bien mal ! Dans le cimetière, au moment des prières ultimes, la famille et les assistants durent par respect fermer les parapluies. L’eau ruisselait sur tous les visages, mais aucune de ces larmes n’était salée.

Béatrice aimait son père comme il se doit. Les funérailles de première classe en font foi. Mais combien fut-elle contrariée par la température ?…

Une demoiselle ne peut, derrière le corbillard, faire montre, comme un frère, d’un deuil bien ressenti. La marche « courbée » se prête si bien à une douleur. C’est au cimetière, parmi la confusion d’une foule sans

Contes II Chapitre XXXVI

discipline, autour d’une fosse, que la vieille fille eût aimé donner libre cours à un grand chagrin désordonné. Mais comment la pauvre fille eût-elle pu se rouler dans la boue, sans encourir le risque de voir les plus jeunes de la famille l’imiter ? On disait bien d’elle, dans le village, s’était-elle imaginée, qu’s’était-elle désirait la mort de son père afin de pouvoir enfin se marier. Mais comment prouver son chagrin en salissant de boue toute une famille ?

Mademoiselle Béatrice ne songea jamais au mariage. Son père n’eut pas, sur son lit de mort, à lui en arracher la promesse. Mais il aurait fallu, toutefois, que le village n’ignorât point son sacrifice consenti à la famille.

La pluie, au cimetière, en éloignant la foule, ne s’était pas, en plus, mon-trée propice à ses intentions. Devant la fosse ouverte, sa froide attitude n’avait pas répondu à ce que les voisins eussent attendu de sa personne : une véritable crise justifiant un triple deuil : la perte d’un père, la perte de sa propre jeunesse et le sacrifice d’une vie qu’elle aurait pu terminer au milieu de sa propre génération.

De nos jours, la pluie ne peut que faire fleurir une tristesse inavouée et que les siens s’accordent, avec les voisins, à qualifier de tempérament de vieille fille acariâtre. Il a fallu ces funérailles manquées pour donner à Béatrice l’aspect ennuyé qu’on lui reproche.

Peu de gens comprendront une douleur inexprimée. Béatrice n’eut pas d’impresario pour expliquer le spectacle de sa froideur et d’ailleurs combien de personnes auraient compris que l’averse eût pu inonder des pleurs sur un visage ?

Joë Folcu, marchand de tabac en feuilles, n’est-il pas le premier à ne ressentir un chagrin qu’à sa manifestation ? Il est maintenant assez mal en posture pour attribuer l’humeur de Béatrice à son « assèchement ».

Les grandes pluies du jour des morts, en novembre, n’avaient-elles pas suffisamment aspergé son visage de martyr ? En fait, sur la tombe inculte de son père, pour elle seule cette pluie avait eu un goût de sel…

n

Dans le document CONTES Tome II (Page 153-156)

Documents relatifs