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Rebouteur relégué au jardinage

Dans le document CONTES Tome II (Page 88-92)

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 ’  raison, avant qu’il s’adonnât aux pratiques de la pro-fession de rebouteur, Paul Lusignan (prononcez « Pit », selon l’usage), septième enfant mâle chez lui, s’affirmait déjà parmi les siens du cinquième rang comme redresseur de torts. Généralement, du côté des forts, il incitait les opprimés à tourner le dos aux revendica-tions. C’était dans sa nature.

— En voilà un enfant prédestiné au clissage des membres fracturés, m’expliquait Joë Folcu, marchand de tabac en feuilles. Comme futur re-bouteur, ne préparait-il pas des patients, puisqu’il invitait ses compa-triotes à présenter leur petit derrière à l’ennemi ?

Il reste qu’après plusieurs années de ce régime, où la soumission ne le cède en rien aux clisses et aux fractures, on boite beaucoup plus qu’ailleurs dans le cinquième rang de l’arrière-concession.

Avant que ses dons de rebouteur fussent reconnus, et qu’on y eût re-cours dans Saint-Ours, Pit Lusignan avait exercé sa main de thaumaturge

Contes II Chapitre XX

en se livrant à la réparation des meubles, des pattes de tables et de fau-teuils en particulier.

L’anatomie du corps humain n’est sans doute pas inspirée de celle du mobilier canadien, mais le futur « ramancheur » n’en avait pas moins appris à faire tenir des clisses et à fixer, selon la pression donnée, des pansements. Pendant que les morceaux fracturés adhèrent l’un à l’autre au moyen de colle à bois, de même les ossements reprennent vie par le contact prolongé. De toute façon, ne faut-il pas que ces morceaux tiennent en place ?

Entre-temps, Pit s’était essayé à réparer des pattes de chats et de chiens, n’en déplaise aux théories médicales qui s’objectent à ces réus-sites. Patte pour patte ; os pour ossement.

À l’âge de vingt ans, la porte du rebouteur était déjà garnie, en ma-tière d’enseigne professionnelle, de deux tibias en croix. Ces emblèmes donnaient espoir aux estropiés. On ne doit pas les confondre avec ceux que l’on surmonte d’une tête de mort et qui prévient le danger et plus précisément le poison.

Or le soir, entre sept et huit, il y avait autant de patients chez Pit qu’on en trouve habituellement dans un bureau de poste à l’heure de l’arrivée du courrier. C’est donc vers l’âge de vingt ans que le ramancheur commença d’éprouver des difficultés professionnelles avec le médecin proprement dit et attitré du village.

À juger de la foule, qui se portait tous les jours au-devant des connais-sances médicales attribuées au nouveau rebouteur, devons-nous conclure que la moitié de Saint-Ours boitait en diable ? L’affirmative eût justifié l’aménagement d’un hôpital ou d’un hospice.

La popularité de Pit Lusignan lui venait surtout de ses dons supposés de thaumaturge.

— Quand on peut ramancher une patte de chat et l’épaule démie d’une vieille fille, dira Joë Folcu, marchand de tabac en feuilles, quel estomac

« bouché » résisterait à un toucher si habile ?

Disons, de l’honnêteté de Pit, qu’elle avait été honorable. Lancé dans la vie comme ramancheur, le malheureux ne se croyait pas responsable de tous les talents qu’on lui prêtait dans la paroisse.

— J’ai bien appris mon métier de rebouteur, expliquait-il, en réparant

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des pattes de tables et de chaises, mais quant aux panneaux et aux bour-rures, je m’en lave les mains.

Et les malades saintoursois, et ceux qui redoutaient de le devenir, ne le tenaient nullement quitte, puisque chacun le consultait, qui pour un mal de dents, une apparition subite de cors aux pieds, qui pour la consti-pation, qui pour le « corps lâche », d’autres pour des maux de reins ou des hallucinations en rêve et en plein jour.

Avant que le médecin diplômé, le vrai médecin du village, présentât son rapport au Collège des médecins de la province, on raconte que Pit Lusignan était appelé à se prononcer, séance tenante, sur des maladies d’animaux susceptibles de se communiquer aux hommes de la ferme. La Société des médecins-vétérinaires allait-elle s’en mêler ?

— Il est des popularités bien encombrantes, surtout lorsque les ani-maux se mettent de la partie, conclura Joë Folcu, marchand de tabac en feuilles, qui se plaignait, à cette époque, d’être venu au monde avec des oreilles décollées.

Comment surseoir ? Allait-on demander à Pit Lusignan de la pluie afin de sauver des moissons de carottes ? Le rebouteur ne présentait pas de notes à ses patients, ni ne prescrivait, mais les cadeaux en espèces et en argent qu’il recevait de ses consultations n’étaient quand même nul-lement portés au débit du médecin en titre, devenu par conséquent son ennemi. En politique, Pit eût sans doute été élu haut la main.

— Et si son bureau de consultation, d’ajouter Joë Folcu, marchand de tabac en feuilles, eût été situé en face de celui du véritable médecin, l’herbe aurait poussé sur le trottoir du docteur.

Après avoir accusé réception au premier avertissement du Collège des médecins, Pit Lusignan s’en était allé avec empressement chez le médecin du village.

— Ma pratique de la médecine n’est pas illégale, avait-il énoncé, en ouvrant le débat, puisque, en définitive, je ne guéris personne…

— Mais, mon cher confrère, vous les estropiez davantage…

— Et pourquoi vous en plaindre, docteur, puisque je les ajoute à votre clientèle ?

— Me prenez-vous, avait alors rétorqué le médecin, pour un marchand de cannes et de béquilles ? Et même si cela était, n’est-ce pas vous qui

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répareriez encore ces béquilles ?

Plutôt que de s’injurier plus avant, le rebouteur et le médecin avaient préféré s’en tenir à un compromis. Puisque la clientèle en tenait pour la pratique illégale de la médecine, devait-elle payer de sa santé une telle ignorance de la législation ?

— Si mes os en croix, à l’entrée de ma grange, retiennent de préférence la confiance de ceux qui ont perdu foi en votre plaque de cuivre, pourquoi ne pourrais-je vous consulter, après coup, sur leurs maux et, sûr de vos connaissances, les leur appliquer ?

— Si vous me payez la consultation, sur chacun de leurs maux bé-nins, avait accepté le médecin, et que leurs cadeaux vous dédommagent amplement, je n’y vois plus d’inconvénient. Votre rôle d’intermédiaire bienfaisant se résumera, en somme, à celui d’un infirmier.

Cette entente fut rapidement divulguée dans Saint-Ours, et Pit Lusi-gnan, aujourd’hui, ne soigne plus que les fleurs de son jardin. On dit qu’il n’a pas recours à l’expertise d’un horticulteur.

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CHAPITRE XXI

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