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Deux chiens pour un seul célibataire

Dans le document CONTES Tome II (Page 33-37)

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 F,  de tabac en feuilles, avait eu la vie sauve, il y a cinq ans, grâce à sa chienne de garde. Aujourd’hui le fils de cette chienne vient de le retenir de convoler. C’est donc à des chiens qu’il doit la vie et le célibat saufs. La race canine peut être utile à plus d’un égard.

(Afin de nous conformer au respect qu’inspirent habituellement ces deux états – la vie et le célibat – nous invitons le lecteur à ne pas les confondre en jugeant de la morale attachée à ce conte.)

(Dès qu’il songe à l’héroïsme attribué aux deux bêtes, le même lec-teur doit, en outre, chasser de son esprit les quiproquos rendus possibles par cette similitude. Ces exploits de chiens n’ont aucun rapport entre eux, bien que le fils ait renouvelé celui de sa mère. Les circonstances l’y avaient prédisposé, tout comme Joë Folcu, le rescapé, en profita, sans plus.

L’atti-Contes II Chapitre VII

tude de la chienne-mère n’avait pas inspiré la désinvolture de son chien-fils.)

Il y a cinq ans, Joë s’était donc assuré les services d’une chienne saint-bernard. Le jour, elle gardait l’échoppe ; la nuit, son maître.

Avant qu’un incendie éclatât chez le marchand de tabac en feuilles la chienne avait eu une portée de race. Comme les petits, la nuit, troublaient le sommeil du maître, il avait imaginé, et les dieux lui furent favorables, de séparer la mère de ses fils. La chienne passait donc la nuit près de son maître, et les chiens reposaient en bas, dans la cuisine.

C’est ainsi que le saint-bernard se trouvait en laisse, attachée à une

« patte » du lit, dans la chambre de Joë, afin qu’elle ne pût descendre à la cuisine et négliger en même temps ses premiers devoirs de chienne de garde.

Lorsque la fumée eut envahi la chambre, la saint-bernard, incapable de se porter au secours de sa progéniture, avait plongé ses crocs dans l’épaule de son maître, et avec les meilleurs intentions du monde, puis-qu’elle désirait le traîner vers la fenêtre, faute de mieux et le projeter au dehors.

Joë Folcu avait le sommeil dur, mais l’inconscience, causée par l’as-phyxie, était plus dure encore. Au pied de sa fenêtre, dans un banc de neige de son jardin, où il venait de s’enfoncer en robe de nuit, le froid eut raison de son absence mentale. Et, lorsqu’il ouvrit un œil hébété, ce fut pour reconnaître que sa chienne se balançait, au bout de sa laisse, à deux pieds du sol.

Après avoir sauvé son maître, la saint-bernard avait voulu le re-joindre, mais la « patte » du lit, plus haut, dans la chambre de Joë, l’en avait « quelque peu » empêchée.

Quand aux petits de la chienne défunte, laissés dans la cuisine, selon l’usage, de quatre qu’ils étaient, au moment de les confier à leur « boîte à chiens », les pompiers n’en avaient retrouvé qu’un seul de « convenable ».

Les autres furent enterrés avec leur mère.

On comprendra maintenant l’estime que Joë portait au seul survivant de ce désastre. Le fils de la mère héroïque n’était peut-être pas racé, mais d’un saint-bernard il avait conservé les grosses pattes, les grandes oreilles pendantes et la taille épaisse. Pour les yeux, c’étaient bien ceux de sa mère,

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des yeux « immenses » et soumis, les yeux d’un esclave dévoué qui se prévaut d’une dynastie d’esclaves.

En reconnaissance des exploits accomplis par sa mère, la belle chienne saint-bernard pure race, Joë était « tout soin » pour le fils. L’hiver, il lui enveloppait les oreilles. L’animal mangeait à sa table et couchait, sans laisse, cette fois, dans sa chambre, et sous le lit où se trouvait un coussin de duvet. Ma foi, il lui aurait bien donné à manger dans sa main, comme à un cheval, mais le chien, si « aimé » qu’il fût, n’était somme toute qu’un bâtard.

Et c’est bien ainsi que la servante de Joë Folcu se le représentait : un affreux bâtard que son maître gâtait « sans bon sens ».

Adélaïde avait d’autres raisons pour mépriser le chien survivant de Joë Folcu. Ce « fils de l’autre » ne la privait-il pas des attentions qu’elle était en droit d’attendre du marchand de tabac en feuilles ? Joë était d’un caractère entier. Comment aurait-il pu distribuer avec égalité, des « petits soins » à son chien et à une servante ?

Adélaïde, comme la coutume le voulait dans sa propre famille, désirait se faire épouser par un homme qui fût « quelqu’un » dans la paroisse.

C’est avec cette intention bien arrêtée qu’elle s’était mise au service de Joë Folcu, marchand paroissial de tabac en feuilles.

« Prise de court », en présence de l’amour « grandissant » qu’éprou-vait son maître pour le « chien-souvenir » (comme elle se plaisait à le surnommer), Adélaïde, qui détestait, et pour cause, le bâtard, avait résolu de changer son jeu.

— Si je me rapproche du chien, s’était-elle dit, peut-être nous rencontrerons-nous, en définitive ?

Et c’est à partir de ce moment que le chien eût été « aux petits oi-seaux », partagé qu’il serait entre son maître et la servante, s’il n’avait deviné le peu de sincérité que mettait Adélaïde à le gâter. Malheureuse-ment pour lui, Joë n’était pas toujours à ses côtés. En l’absence du maître, loin de l’appeler « ma crotte en or » et de lui gratter les oreilles (soin dé-licat qu’apprécie toujours un chien aux prises avec les puces), Adélaïde lui allongeait plutôt le pied au derrière, chaque fois qu’il avait le nez dans un bol de lait.

Même si un chien est bâtard et d’une mère qu’il n’a point choisie, il

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était difficile à la « crotte en or » de s’aguerrir à un tel traitement. Ainsi, de son côté, le chien avait-il changé sa docilité envers la servante en une rancœur de chien. Chaque fois qu’Adélaïde l’approchait, et surtout en présence du maître, il la lui exprimait par des grognements.

Joë, qui faisait confiance à son chien, ne put que lui donner raison. Un chien, habituellement, s’était-il dit, reconnaît de loin un criminel, et ne le juge pas qu’à ses pistes. Les chiens ne sont bons que pour ceux qui le méritent. Adélaïde ne pouvait être digne de sa maison sans que la « crotte en or » ne l’en reconnût.

Aujourd’hui Joë Folcu partage sa solitude avec son chien. C’est à la race canine qu’il doit d’avoir conservé et la vie et le célibat saufs.

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CHAPITRE VIII

Cette fois-là, il grêlait du sucre

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