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Entre bossus les boiteux sont valets

Dans le document CONTES Tome II (Page 54-58)

L

   Aurèle prit le train pour Montréal, il était vêtu de neuf et la température, à Saint-Ours, dépassait toute espé-rance.

— Mais Aurèle, dira Joë Folcu, marchand de tabac en feuilles, n’en portait pas moins sa bosse, comme une gorge de pigeon dans le dos…

Pas une fois, ce mot, qui manque de charité, n’eût affecté le bossu, même si Joë Folcu l’avait amplifié en passant sa main, comme le veut l’usage, sur sa bosse.

Dans un paysage pluvieux, la présence d’un bossu apporte la chance, dit-on, si la bosse est flattée à l’insu de l’infirme. Mais cette fois Aurèle était au-dessus de toutes les superstitions. Qu’on ait ou non touché sa bosse, il faisait beau à la gare et dans son cœur. Pour la première fois de sa vie, Aurèle se rendait à Montréal avec un « rendez-vous » dans sa

Contes II Chapitre XII

poche.

D’habitude, Aurèle attirait la pitié dans le village. Chaque fois qu’il se postait quelque part, sa présence faisait groupe. Le dimanche, à la sortie de la grand-messe, il formait le noyau d’une petite foule après la criée, de-vant le kiosque du parc. Non pas qu’il eût plus d’esprit qu’un autre bossu, ou qu’il tînt lieu d’oracle, ou que sa bosse portât chance à quiconque y posait la main. Mais il était humain, dans un village comme Saint-Ours, que les infirmes ne fussent pas mis au rancart. On se devait de leur tenir compagnie et ce pauvre Aurèle en était devenu vaniteux.

Toutefois, les jeunes filles évitaient Aurèle. Elles s’en écartaient même.

Est-ce à dire que ses succès auprès des hommes entretenaient une certaine timidité chez elles ? Causer avec Aurèle, dans le parc, devant le bureau de poste, ou devant la boutique de Joë Folcu, marchand de tabac en feuilles, n’était-ce pas s’exposer à devenir le centre d’un attroupement ?

Il faut dire aussi que les jeunes Saintoursoises craignaient de se trou-ver en tête à tête avec l’infirme. Que serait devenu leur succès auprès des autres jeunes gens de la paroisse ? On peut adresser la parole, de temps à autre, au plus infirme des estropiés. Mais il n’est pas recommandable de trop récidiver. Ce serait s’exposer à des badinages de mauvais aloi.

— Qu’est-ce que tu y trouves donc, toué, au bossu, pour y parler quand il est seul ? Sa bosse va-t-elle t’apporter de nouveaux cavaliers ?

Devant une telle déficience de jeunes filles, et songeant au mariage comme tout Saintoursois, Aurèle avait eu recours aux petites annonces

« des âmes seules » ou « d’élites ». Après une correspondance échevelée d’une couple de mois, enfin une âme incomprise avait brûlé ses ailes.

Mon Dieu ! qu’il faisait beau à la gare de Roch, en face de Saint-Ours, et dans le cœur d’Aurèle, dès que le train se mit en marche pour Montréal.

Une correspondante montréalaise avait exprimé le désir enfin de le rencontrer sur la place d’Armes et de se faire accompagner dans un res-taurant.

Sur le quai de la gare, ses amis les plus intimes l’avaient escorté. On savait, pour avoir pris connaissance de la dernière lettre, que ce pauvre Aurèle se rendait à Montréal pour y prendre femme. L’infirme, savait-on

Contes II Chapitre XII

de même, n’avait pas caché à sa correspondante la courbe de son dos.

Pour qu’une fille consentît à l’inviter, il fallait tout de même qu’elle fût d’élite, ou bougrement « âme seule ».

Et lorsque le bossu descendit à Montréal, ses yeux étaient boursouflés et quelque peu rougis. La suie l’avait-il incommodé, ou le pauvre Aurèle

« débordait-il » de bonheur ?

Le bossu connaissait cette lettre par cœur : « Mon cher Aurèle, après deux mois de correspondance, je ne peux résister au plaisir de serrer en-fin votre main. Les hommes, pour moi, sont des vaniteux qui marchent trop droit. Je n’aime pas qu’ils bombent la poitrine en présence d’une compagne. Ceux-là sont bossus du devant. Je préère pour époux celui qui s’est familiarisé avec l’humilité, celui qui marche courbé, tel que vous sans doute, sous le poids d’une grande affliction, un malheur de naissance.

À ceux-là, la Providence réserve la récompense d’une âme habituée à la souffrance et d’un cœur qui se conserve pur. »

Aurèle savait qu’une jeune fille capable de s’exprimer ainsi, à l’égard d’un pauvre bossu, ne pouvait être qu’une âme d’élite. En deux mois de correspondance, il lui avait ouvert son cœur et c’est avec fierté qu’il allait la convaincre de le suivre à Saint-Ours, où la terre de ses ancêtres l’atten-dait, et la stupéfaction des autres jeunes filles, dont il avait par trop subi la froideur et le dépit.

Sur la place d’Armes, tel que convenu, Aurèle s’était placé non loin du monument de Maisonneuve, à l’heure du midi. Il avait bien en poche une photo de sa correspondante, une photo de tête nullement « flattée ». Ces yeux noirs, d’une douceur angélique, ne pouvaient se confondre avec les yeux noircis au crayon des jeunes filles de nos jours et surtout celles des villes. Un ange allait se présenter au pauvre hère.

Contrairement à la plupart des rendez-vous, Aurèle n’avait pas à se garnir d’une cravate rouge feu, ou d’un journal plié en quatre sous le bras droit.

Des bossus comme Aurèle, il ne pouvait y en avoir deux sur la place d’Armes. Les infirmes n’ont pas à se maquiller pour être reconnus. Il fai-sait beau dans le cœur de l’infirme, sans qu’on eût à flatter sa bosse à

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son insu. Depuis une demi-heure qu’il attendait dans l’ombre de Maison-neuve, la bosse de l’infirme semblait se bomber comme le plus vigoureux des « poitrails ». Pour une fois dans sa vie, il était heureux d’être reconnu à sa bosse de bossu.

Les mots humains de la lettre s’alignaient dans la mémoire de ce pauvre homme : « J’ai dû, toute ma vie, renoncer à des cavaliers vani-teux de leur torse et à des vantardises de compagnons « hommes forts », des leveurs de poids et des têtes légères. J’aimerai dorénavant un garçon pour son caractère et son cœur et non pour sa désinvolture. »

Parmi la foule, plusieurs passantes avaient levé la tête vers ce polichi-nelle qui parlait seul au pied du monument. Puis elles avaient passé en levant les épaules. Aurèle ne concevait pas qu’il pût inciter à la raillerie ou à la pitié. Le village de Saint-Ours, par humanité, l’avait habitué à plus d’égard.

Et lorsqu’une bossue comme lui sortit de la foule, Aurèle, tout à son bonheur, avait bien à son tour haussé les épaules. C’était peut-être un haussement de pitié. Sait-on jamais ? Le bonheur donne quelquefois de ces élans de sympathie envers des êtres aussi malheureux que soi.

Ce geste, pour un autre, eût passé inaperçu, mais la bossue de la place d’Armes ne pouvait pas l’ignorer. Puis elle avait passé…

Tout à son bonheur, Aurèle n’avait pas regardé ses yeux, des yeux an-géliques et tout semblables à ceux de la photographie qui reposait contre son cœur.

Jamais le pauvre infirme ne sut que c’était ELLE, et lorsque, las d’at-tendre, il rentra le soir même à Saint-Ours, il dut annoncer à ses amis qu’il l’avait échappé belle.

— Pensez-vous que j’allais ramener à Saint-Ours une boiteuse ?

n

CHAPITRE XIII

Et cette fois-là, le fleuve aurait

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