• Aucun résultat trouvé

Pauvre professeur de nouveaux jurons

Dans le document CONTES Tome II (Page 184-189)

C

   séance de conciliation ouvrière tenue, à défaut d’un palais de justice, dans une école, des bûcherons mis en cause parce qu’ils avaient, en pleine coupe, l’hiver, quitté les bois sur leurs raquettes, ne s’étaient pas, dans le tribunal improvisé, départis d’une forte odeur de sapin, bien qu’ils eussent pour la plupart la pipe aux dents.

De leur côté, les commissaires du conflit, occupant à trois le pupitre du maître, sentaient quelque peu le cigare éteint et, par réaction sans doute, la lotion. Mais il suffisait de fermer les yeux pour se croire, quand même, en pleine forêt.

Pendant les délibérations, un arôme de souliers de bœufs mouillés n’avait pas nui, malgré l’hiver, à une impression de sous-bois dominée par un parfum de végétation.

L’exposé de la cause démontra d’abord qu’un certain Joë Folcu,

mar-Contes II Chapitre XLIV

chand de tabac en feuilles, pendant l’été, avait semé la panique parmi ses concitoyens d’hiver, leslumberjacks,en poussant des jurons inconnus, et qui étaient, soutenaient-ils, de nature à attirer des malédictions sur le chantier.

Ceci posé, laissons les chemises à carreaux s’essayer à justifier leur subit abandon des bois, pour assister à notre tour, par rétroflexion, à des scènes qui augmentent aujourd’hui l’aspect emblématique du litige.

Comment, s’étaient demandé les commissaires de la conciliation, ces lumberjacks,pourtant si mal « engueulés », avaient-ils pu se scandaliser des propos de Joë Folcu jusqu’à laisser ainsi tomber leur hache et chausser la raquette du retour ?

Remontons, tout simplement, aux bois.

Lorsque Joë Folcu « monta » aux chantiers, au début de l’hiver, le sous-bois l’avait impressionné désagréablement, comme il se doit pour tout marchand de tabac qui fait un premier séjour dans un chantier de coupe.

L’hiver, la forêt est dégarnie et ses arbres semblent soutenir les quelques débris d’une voûte échancrée contre le ciel. L’idée d’un temple en ruine, après un bombardement, est inévitable à tout individu qui évoque les chicots d’une ville au lendemain d’un raid aérien.

Voilà donc, avait pensé le nouveau venu, un chantier où l’idée de construction est absente. De fait, les lumberjackss’y efforçaient à com-pléter l’élément ruine en jetant bas les quelques colonnes du temple.

— Il est bien beau, avait pensé Joë Folcu, d’achever le déblaiement des ruines, après un désastre saisonnier, mais cette besogne n’a rien de véritablement constructif. Pourquoi baptiser du nom de chantier des lieux de destruction ?

Le nouveau bûcheron, bien que doué d’un esprit poétique, n’ignorait pas que l’entreprise de la coupe fournissait au monde le bois nécessaire à la construction et au chauffage des habitations, pour n’envisager que ces usages primitifs. Toutefois, selon son esprit synthétique, c’est avec des natures mortes que les humains construisent.

Puis, le premier soir de son arrivée, Joë s’était endormi en constatant combien il ne devait pas s’étonner qu’un toit de bois, ou les murs des

Contes II Chapitre XLIV

granges, pussent, au détriment des pauvres habitants, pourrir avec tant de rapidité.

Couché sur le dos, les mains sous la tête, il avait tristement murmuré, au moment où le dernier deslumberjacksà se mettre au lit mouchait son fanal :

— L’œuvre des hommes nouveaux ne peut être que temporaire.

En présence de telles données philosophiques, il n’était donc pas éton-nant que l’intellectuel pût supporter la qualité des jurons utilisés par ses camarades.

Je ne ferai pas ici le procès de nos imprécations. Dans un chantier de lumberjacks,les impatiences, marquées de jurons, ne sont pas moins in-supportables qu’ailleurs. Mais la surveillance y est quelque peu relâchée.

Les chefs de file ne peuvent donner le bon exemple, tout comme au village les sociétés s’érigeant contre notre manie de jurer. Dans le Grand-Nord, les aumôniers poursuivent leurs visites, mais celles-ci sont éloignées, et pour cause.

Or, Joë Folcu, dont les propos, derrière son comptoir de marchand de tabac en feuilles, étaient habituellement fort soignés, se scandalisa que l’on ne pût manier la hache sans pousser, à qui mieux mieux, d’horribles jurons. Pourquoi ces malheureux, s’était-il convaincu, qui font œuvre de destruction dans la forêt, prononcent-ils constamment en vain le nom de Dieu et toute la nomenclature de la liturgie ? Ne pourraient-ils pas s’exprimer sans ponctuer ou rythmer leurs propos de mots inutiles autant que scandaleux ? Si la langue des forts à bras a besoin de points d’appui, de chevilles, de points sonores et faibles, comme dans les vers, pourquoi ne remplaceraient-ils pas leurs grossières expressions modulées par des mots qui ne fussent pas blasphématoires ?

La grande forêt dénudée, l’aspect de son abandon et ses ruines, que venait amplifier la présence de copeaux sur la neige, avaient inspiré à Joë Folcu un courage digne des chevaliers et c’est ainsi qu’il s’était mis en marche, comme un croisé, la hache sur l’épaule, à défaut d’un pic ou autre armure, contre la manie irréfléchie du juron.

Aujourd’hui, les bûcherons assistent à un conseil de conciliation qui s’efforcera de comprendre la raison qu’ils avaient de quitter si

brusque-Contes II Chapitre XLIV

ment le chantier.

Dans le box des témoins, un bûcheron, les yeux encore remplis d’ef-froi, s’était écrié :

— Comment pouvait-on rester dans le bois avec un homme tel que Joë qui employait toujours des mots inconnus ? Tous les génies étaient invoqués et, chaque fois qu’il parlait de « catacrèse », de « strocotte » et de « pulphrasse », les hommes sursautaient et risquaient d’échapper leur hache. J’ai vu un pauvre diable, qui fuyait sous la chute d’un arbre, s’accrocher les pieds et passer près de la mort.

Et les commissaires apprirent du témoin que Joë Folcu venait de crier au camarade empressé d’éviter la chute de l’arbre :

— Ote-toué de là, « catacrèse », l’arbre va timber…

Peu habitués à des imprécations de ce genre, les bûcherons sur-sautaient et s’étaient adonnés à des distractions dangereuses pour des hommes du métier.

Les commissaires finirent par deviner où Joë Folcu désirait en venir avec ses substituts d’expressions. L’homme entraîné par négligence à uti-liser certains mots, conclurent-ils entre eux, ne saurait se désister de ses jurons les plus familiers sans qu’on y mît quelques manières.

Joë Folcu fut expulsé du chantier et tous les bûcherons retournèrent aux bois.

En manière de consolation, après l’enquête, le président du conseil avait expliqué au marchand de tabac en feuilles.

— Votre intention était excellente, mon ami. Nous sommes de votre avis qu’il faille épurer les expressions des nôtres, mais vous y êtes allé sans le moindre discernement. On peut remplacer, occasionnellement, un

« torrieux », par un « saudit », mais vos « catacrèses », vos « strocottes » et vos « pulphrasses », tout en conservant un caractère violent et synco-pal, telle une phrase ponctuée de coups de poing, avaient de quoi étonner quelque peu les habitudes chères aux bûcherons. La prochaine fois, parlez donc français, et exercez-vous dans la compagnie de gens dont les métiers s’accommodent mieux de l’étonnement et de distractions.

Contes II Chapitre XLIV

n

Dans le document CONTES Tome II (Page 184-189)

Documents relatifs