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Une pieuvre en plein Richelieu

Dans le document CONTES Tome II (Page 128-132)

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’   foi à la survie des crins de cheval.

Mais non, ils ne pouvaient mourir puisque les violonistes les fixent toujours à leur archet et que le mobilier de mes ancêtres en est encore garni ? (N’est-ce pas suffisant, comme preuve d’inamovibi-lité ?)

À l’âge des impressions durables, je devais avoir cinq ans, n’avais-je pas assisté à la résurrection d’un crin plongé dans une eau bouillante ?

Voilà donc un poil long, arraché à un fauteuil, chez une grand-tante, et qu’un oncle, pour mon édification, sans doute, venait de plonger (pas ma tante, mais le crin), dans une bouilloire. Le poil s’était frisé, comme une branche de céleri confiée à l’eau froide.

Ce que l’on peut abuser d’une naïveté ! N’est-ce pas d’ailleurs les en-fants trompés qui maintiennent, jusque dans l’âge adulte, certaines cré-dulités absurdes ?

Lorsque, vers la trentaine, j’appris d’un entrepreneur de pompes

fu-Contes II Chapitre XXX

nèbres que la barbe et la moustache continuaient de croître sur les ca-davres, après l’inhumation, comment vouliez-vous que les crins de mon enfance ne me revinssent pas en mémoire ?

À quarante ans, aujourd’hui, je ne pousserai pas la croyance jusqu’à soutenir que le poil des morts puisse friser dans l’au-delà, tout comme les crins de chevaux dans les matelas de ma grand-mère. Mais que la dé-monstration m’en fût donnée et je serais lent à retrouver le sommeil, la nuit suivante.

Les impressions de l’enfance, je les crois aussi durables que les pré-jugés. Et pour en finir avec les crins, je dirai en plus que je leur porte rancœur, car ils étaient raides à mon petit derrière, sur les coussins de mes ancêtres.

Si je ne puis, encore de nos jours songer aux crins des chevaux, sans éprouver une démangeaison incommensurable, et par tout le corps (signe indubitable de la durée) Joë Folcu, marchand de tabac en feuilles, ne sau-rait, de son côté, me dit-il, évoquer le faîte des arbres, sans frémir d’effroi, et même sans entrer dans une peur panique.

Est-ce à dire que Joë ait poussé l’impressionnabilité jusqu’à confondre le bruissement des feuilles avec le crissement ressenti, par tout enfant, chaque fois qu’un ongle se « promène » sur un tableau d’ardoise ?

Ce réflexe, qu’il ne faut pas confondre avec une envie de se gratter trouve sa justification en d’autres causes.

Je préère m’en rapporter à l’histoire entendue de Joë, plutôt que d’analyser ce genre de réaction.

Joë Folcu, enfant, se trouvait à une époque où les Saintoursois se de-vaient d’impressionner les leurs, s’ils voulaient en venir à bout. Non pas que tous les petits Saintoursois eussent été à cette époque plus fermés aux notions que ceux de nos jours. Mais pour démontrer à leurs enfants les dangers des allumettes, il fallait qu’ils leur brûlassent, avec un feu d’allu-mette, qui un doigt, qui un genou, qui une paume.

Joë Folcu se trouvait à une époque où l’exemple prédominait toutes les données.

On savait donc, par expérience, combien il était dangereux pour les

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enfants de prendre leurs ébats de baigneurs sur les rives dites du Bout-de-l’Île. Le sable y abondait, mais ce n’était là qu’un trompe-l’œil, puisque cette plage ne se prolongeait pas très loin sous la rivière. À quelques pieds de la rive, le fond était constitué par une glaise aussi traîtresse qu’un

« ventre de bœuf » ou un terrain mouvant.

Au Bout-de-l’Île, le baigneur qui prenait pied au-delà du sable ne ris-quait pas de s’enliser. Mais un enfant de moins de dix ans pouvait y en-foncer suffisamment pour y être submergé. Que de fois avait-on arraché du fond visqueux des enfants menacés de suffocation. Même un nageur épuisé ne risquait pas de prendre pied avant que d’atteindre la plage de sable.

Au milieu de l’été, malgré toute défense et menace de punition, trois petits Saintoursois s’étant noyés au large de la plage, une rumeur com-mença de circuler. Une pieuvre aux « cent pattes » avait été aperçue au Bout-de-l’Île. Gare à ses tentacules !

Inutile d’expliquer la frayeur des enfants et leur abstention de s’y bai-gner. Leurs trois petits camarades avaient dû être victimes de la bête aux

« cent pattes ».

Un matin que le petit Joë Folcu, moins poltron que les autres, s’était aventuré sur la plage de sable, non avec l’intention de s’y baigner, mais afin, tout simplement, d’y apercevoir la pieuvre, et de la décrire une fois pour toutes à ses camarades, ne voilà-t-il pas que la bête aux « cent pattes » s’était laissée « apercevoir ». Ses tentacules, dont plusieurs sur-nageaient, ne prenaient-elles pas leurs ébats au fil de l’eau ? La bête s’était laissée surprendre à deux arpents de la rive.

À peine le récit de Joë était-il commencé, parmi un groupe de petits dont les bouches bâillaient déjà, qu’un Saintoursois, un grand celui-là, survenait avec le même récit effroyable.

Avant que le soleil fût haut, une foule s’était formée sur la côte en face de l’île. L’heure devait être mal choisie. La pieuvre, à ce moment-là, était sans doute retenue au fond de la rivière. Ou peut-être la foule avait-elle, par sa présence, effrayé quelque peu l’intruse ?

Plutôt que de remettre à plus tard la constatation de l’« épouvan-table » vérité, ou la confirmation du récit, la foule avant de se retirer

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jusqu’au lendemain avait « posté » quelques surveillants plus braves ou plus patients que les autres. Ceux-ci étaient armés. À la première mani-festation, un coup de fusil devait alerter la population.

Le même soir, vers six heures, on tirait du fusil au Bout-de-l’Île. Ce fut une bousculade par toutes les rues de Saint-Ours. Des femmes avaient même décroché de la muraille quelques vieux fusils à pierre. Quant aux enfants, plusieurs des plus jeunes s’étaient retirés sous des matelas, dans les combles.

Joë Folcu, aujourd’hui marchand de tabac en feuilles, était-il du nombre ?

Son récit personnel n’en fait pas mention. Mais il n’était quand même pas le dernier Saintoursois à reconnaître que la pieuvre du Bout-de-l’Île n’était rien de plus, en somme, qu’une épinette surnageant, au gré des courants et des remous, à quelques arpents de la rive.

Puisque la vue d’un faîte d’arbre, aujourd’hui, met encore Joë Folcu momentanément en panique, nous conviendrons qu’il ne devait pas être au premier rang des Saintoursois qui ont admis, au Bout-de-l’Île, la mé-prise.

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CHAPITRE XXXI

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