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De l’art oratoire servi en conserve

Dans le document CONTES Tome II (Page 189-193)

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  « C » se reconnaît à la longue un orateur. Qu’il ait d’abord mésestimé son talent, vous le rencontrerez plus tard comme receveur de tramway ou dans un salon de coiffure. Les autres, qui négligèrent de s’ignorer, s’acheminent aujourd’hui vers les parlements. C’est dans les tavernes et aux marchés des légumes qu’ils s’exercèrent avant que de monter sur lehusting.

Depuis qu’ils ont établi, en estrade, leur capitale dans Québec, mes concitoyens ont le verbe haut. Ils se juchent pour « adresser la parole », qui sur une terrasse, qui sur une boîte de savon ou de gin, qui sur une chaise, à moins qu’il ait des auditeurs dans la rue. C’est alors qu’on le ren-contre devant les bulletins des journaux ; comme négociant ambulant de bouteilles (medecine man), ou démonstrateur, sur table pliante, de « nou-velles patentes », au coin des rues, dans le quartier des affaires. Celui-là

Contes II Chapitre XLV

fait ici le boniment pour la diffusion des lames de rasoir et son public se renouvelle sur les places. Comme c’est distrayant, en attendant le tram-way, ou les jours de rendez-vous !

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Donnez-moi un point d’appui et je soulèverai le monde, avait coutume de dire Archimède. Nombre de « Canayens » se rattachent à une autre formule, non moins courageuse : « Donnez-moi un attroupement et je lui vendrai de l’eau de pluie. »

Que de troubadours-nés sont aujourd’hui diseurs de bonne aventure, à défaut d’un entendeur cultivé ? Fatigués d’écrire des épîtres, ou des lettres d’amour, comme écrivains publics, des femmes sont devenues cé-lèbres dans les sciences occultes, en lisant l’avenir dans les paumes et, plus spécialement, en expliquant les rêves. Ce genre de bavardage se rattache encore à la narration.

Généralement, chez la diseuse de bonne aventure, il y a foule, mais dans le salon d’attente, ici, il se dit plus de choses que pendant la séance.

Et c’est ainsi que les esprits se préparent à la réception des messages oc-cultes.

C’est dans ces réunions, en attendant de passer chez la diseuse, que Joë Folcu, marchand de tabac en feuilles, se familiarisa avec la signification des rêves.

« LIT. – Dans un lit, danger. Incapable de dormir, maladie. Étran-ger dans votre lit (en rêve, naturellement), querelle conjugale. Lit bien fait, vous aurez bientôt une situation sociale. Voir un lit étranger, trouble.

Dormir dans un lit, bonne chance.

« MAINS. – Rêver de travailler de la main droite, bonne fortune. De la main gauche, malchance.

« LUNE. – La voir luire, votre femme vous aime ; vous recevrez aussi de l’argent.

« MORTALITÉ. – Rêver d’un ami défunt, pour une personne malade, signifie mort prochaine. Rêver que vous êtes mort, longue vie et bonheur.

Avant de mourir, apercevoir en rêve un grand nombre de mouches signifie personne raisonnable qui vous scandalise.

« Quant aux nuages aperçus en rêve, les explications sont infaillibles.

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Nuages blancs, prospérité ; à grande altitude, voyage ; retour d’un absent, secret révélé. Nuages de fumée ou noirs, colère. »

Parmi les démonstrateurs ambulants de « nouveaux produits », ceux-là mêmes qui professent aux croisements des rues, j’ai rencontré un autre orateur-né dont la voix s’était abîmée à toutes les intempéries. Incapable, certains jours de grande affluence, de se faire entendre par-dessus la ru-meur de la rue, il avait eu recours à un disque de phonographe et à un amplificateur radiophonique.

Appelé à faire son boniment, pour la vente d’un nouvel aiguiseur de lames de rasoir, un disque dissimulé dans sa table de démonstration « fai-sait l’article » en son nom, et il n’avait qu’à s’occuper de la partie vulgaire de la narration : le geste complémentaire.

Je le revois encore, l’œil inspiré et la bouche close, manipulant ses lames et ses pierres, pendant qu’une voix de ténor, amplifiée par un haut-parleur, également dissimulé, récitait le boniment. Le démonstra-teur n’avait qu’à s’agiter comme un ventriloque. La rumeur de la rue ne surmontait pas son discours en conserve et il faisait d’excellentes recettes.

Joë Folcu, marchand de tabac en feuilles, qui fut témoin de cette extra-vagante substitution d’orateur, se propose d’en imposer la méthode aux prochaines élections municipales de son village.

À l’aide d’un disque, ne pourrait-il pas lui-même donner la réplique et tenir ainsi, à une seule personne, une assemblée contradictoire ?

— Et pourquoi, soutiendra-t-il, deux disques dissimulés ne s’engueuleraient-ils pas sur un seulhusting,pendant que je circulerai, subrepticement, dans la foule, afin de recueillir ses réactions.

Alors, lui fit-on remarquer, tu t’écouterais parler de la foule, et c’est toi-même qui conduirais la claque ?

Joë Folcu sait tirer partie des enseignements de la ville.

— Et pourquoi pas ? Avec les campagnes électorales diffusées par la radio, le votant se plaint-il, en pantoufles, chez lui, que la voix seule de son candidat domine en l’absence de ses gestes et grimaces familières ? Nous apprendrons aujourd’hui à nos électeurs comment négliger la mimique de l’orateur, pour ne s’occuper que des idées et des programmes. Ne voilà-t-il

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pas de l’art oratoire pur, dégagé pour une fois de ses accessoires ? Avec le vote des femmes, il est recommandable à certains orateurs de ne pas trop se montrer sur leshustings.Quant aux têtes frisées, rien ne les empêche de faire distribuer leur photographie dans les rangs de l’auditoire ?

Cette discussion peut sans doute attirer nombre de discordances au prochain candidat Joë Folcu.

— À quoi bon, direz-vous, tenir des assemblées dont les orateurs se-ront absents ? Les émissions radiophoniques ne prévaudse-ront-elles pas en l’occurrence ?

Et le marchand de tabac en feuilles, qui doit aux lecteurs deLa Pa-tried’emporter le morceau, dans toute discussion prolongée, finira bien par vous donner un cours sur la nécessité pour tout individu de ne jamais s’isoler, en temps électoral, précisément.

— C’est dans la foule que la semence de la parole doit tomber. Donnez-moi un attroupement, et je lui vendrai de l’eau de pluie.

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Dans le document CONTES Tome II (Page 189-193)

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