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Les feuilles du tabac vont-elles frétiller d’aise ?

Dans le document CONTES Tome II (Page 71-75)

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   octobre, à raison d’un amendement à l’accise, Joë Folcu, marchand de tabac en feuilles, devra fermer boutique. Se-lon une nouvelle législation, le beau quesnel « canayen » sera traité, empaqueté, estampillé et vendu par des « paqueteurs patentés », et par des « fabricants patentés » qui, en plus, s’offriront un permis de

$200 l’année, quant au droit d’exploitation.

Fini le tabac en feuilles sur les cordes à linge, comme aux grands jours de blanchissage ! Finis, les éternuements au comptoir, pendant le secouement des feuilles, avant l’empaquetage en gazette ! Fini, le choix des feuilles et les caprices du fumeur de tabac noir !

— Et le beau tabac blond, d’ajouter Joë Folcu, nous restait bien sur les bras, mais on le vendait plus cher aux gens de la ville !

Le croupion haut, et les coudes sur le comptoir, Joë Folcu, la pipe

Contes II Chapitre XVI

éteinte en signe de deuil, comme d’autres observent le silence devant l’ad-versité, n’en poursuivait pas moins :

— Cassez vos pipes, messieurs, et sortez vos tabatières. Le tabac noir, engraissé au fumier de cochon, baisse la tête, éhonté et à contrevent, par-dessus les clôtures. Jamais plus le tabac aéré, qui frétillait de la feuille, sur les étaux des marchés, et au pied de la colonne Nelson, à Montréal, ne fera plus la risette sous les pincettes savantes des connaisseurs. Si on empaquette, aujourd’hui, le tabac en feuilles, « c’est-y qu’il redoute votre contagion », ou que votre odorat ait perdu le goût des ancêtres, ou que le tabac canayen craigne d’attraper le rhume ?

D’après la loi fédérale à l’étude, un paqueteur de tabac signifie toute personne qui, par elle-même ou par un intermédiaire, fait le commerce du tabac canadien en feuilles, ou prépare, empaquette ou écôte ce tabac, ou utilise les services d’autrui.

De surprise en surprise, Joë Folcu ayant constaté que la vente du tabac

« tout nu » allait se trouver interdite, avait renchéri :

— Messieurs les clients de mon défunt père, vos pipes ancestrales vont baver de honte. Jamais une pipe de plâtre, culottée par trois générations de fumeurs, ne condescendra aux tabacs « finfins » ni aux estampilles mondaines de l’expéditeur.

Chiqueur par surcroît, et qui poussait même l’avarice jusqu’à faire sécher ses chiques après usage afin de les confier ensuite à sa pipe, le marchand de tabac en feuilles ne tenait jamais compte, lorsqu’il bavardait ainsi, des impôts nécessités par la guerre et des bienfaits de l’uniformité en matière de vente.

Or, une nouvelle mode de vente, jusqu’ici inconnue, venait d’être ré-vélée dans l’un desbillsdes budgets, amendant sur ce point la loi de l’ac-cise. Pourquoi Joë n’aurait-il pas mordu là-dedans comme à pleines dents dans une tablette de chique ?

Joë Folcu, en bon politicien de paroisse, ne manque jamais de faire flèche de tout bois, à plus forte raison du tabac, qu’il soit en feuilles, traité ou en paquet.

— Messieurs, si le tabac de l’an prochain se conserve frais, combien dépenserez-vous en allumettes ? Vous, les écraseurs de tabac entre les paumes, comment vos doigts fouilleront-ils dans les paquets, sans que

Contes II Chapitre XVI

vous ayez l’air de véritables décrotteurs de nez ? Aux musées, les cou-teaux à tabac, et leurs planches usées comme des seuils de porte ! Vous, les petits paquets à papier de plomb, que ferez-vous des belles blagues en vessies de cochon, et en caoutchouc et en peau de phoque ? Y mettrez-vous votre mouchoir, bande de morveux ?

Devant le silence des fumeurs, toujours dans son échoppe, Joë Folcu en profita pour faire le procès du tabac à l’égard de la race.

— Autrefois, le caractère d’un homme se reconnaissait à la façon toute personnelle qu’il tirait sa blague de sa poche. Il la tâtait avant de vous la passer ; ou il la déroulait lui-même ; ou il la faisait sauter dans sa main, comme on soupèse, à l’avance, la qualité de votre appétit et la grosseur de votre pipe.

« Aujourd’hui, les petits paquets de plomb passent de mains en mains, comme une monnaie de plomb. Allez donc ouvrir un paquet, en y mettant des façons ? Vous passerez pour un efféminé. Lorsque, par ailleurs, le ca-marade referme lui-même le paquet, il vous revient démantibulé, comme s’il eût été pressé du poing. Et les paquets ne retrouvent jamais leur forme, comme une bonne blague au fond d’une poche. »

Selon le marchand de tabac en feuilles, le paquetage du tabac traité invite à la mollesse du caractère. C’est à qui garnirait son gousset d’un paquet le plus fantaisiste de formes et de couleurs et c’est ainsi que les tabacs importés surviennent dans nos mœurs.

— Plus le tabac vient de loin, plus il est faible et parfumé. Les tabacs blonds sont jaunes comme l’Orient et voilés comme les femmes d’Orient.

Pour faire plus chic, ne les passe-t-on pas à la teinture ? comme on les induit de parfum ? C’est plus du tabac, c’est du foin, et même du foin parfumé, saudit quesnel mal chiqué !

— Ne me parlez plus des fumées bleues. On dirait des fumeurs contre la rampe d’un théâtre. Vive les cendres blanches d’un honnête tabac et des bouffées jaunies par les tuyaux de pipes engraissés au jus de nicotine.

Ça, ça vous place un homme, de bon matin, avant le déjeuner. C’est là que se reconnaît l’endurance d’un homme aux gros travaux de la hache. »

Ici, Joë Folcu leva un doigt doctoral. Pour n’en pas détacher les yeux, comme un oracle, il en louchait, le pauvre marchand de tabac en feuilles :

— Quand un homme a subi l’épreuve des tabacs forts et des pipes

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imbibées de jus, c’est là, seulement, qu’il a droit de cracher comme un homme à six pieds de distance, et sans jamais rater le crachoir. Si, par mégarde, en hiver, il attrape le poêle à deux ponts, la fonte se fend et la cuisine prend feu. Ça, c’est un homme, mes enfants…

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CHAPITRE XVII

Pour attirer la pluie d’un ciel

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