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Un purgatif à toute épreuve

Dans le document CONTES Tome II (Page 46-50)

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’, ’  faut pas confondre avec la synthèse d’un idiot encrassé, n’est rien, somme toute, qu’« une résolution individuelle propre à chaque individu ». En d’autres termes, d’aucuns ne peuvent manger de porc sans « tomber dans les pommes » ; d’autres mangent du concombre au lit.

Et voici ce qu’en pense Joë Folcu, chaque fois qu’il entend mettre son tabac à l’abri des indigestions et autre mal « synchronisé ».

N’est-il pas de bons mangeurs qui entreront en transes, dès qu’ils au-ront mangé du poulet ? Il en est même qui perdent la vue et ne la re-couvreront qu’à l’aide d’une piqûre d’un sérum tiré du sang de poulet.

D’autres ne peuvent endurer du jaune d’œuf sur leur peau, surtout celle de la main. Une goutte de jaune provoque chez eux une éruption en tout semblable à une bulle d’eau.

Jamais ces malaises ne se produiront avec une goutte de jus de tabac, ou même une centaine de bouffées de bon tabac.

Contes II Chapitre X

Joë Folcu, marchand de tabac en feuilles, n’entend pas définir les causes de l’idiosyncrasie, ou les expliquer. Chacun son rôle, et les mé-decins en ont un à remplir. Mais Joë a pu observer nombre de cas idio-syncrasiques et les classifier par ordre de gourmandise, du moment que le tabac en feuilles et sa consommation n’entreraient pas en cause.

Combien de personnes, même dans les pays froids, ne sauraient en-durer que leur peau vînt en contact avec les tricots ? La laine, pourtant tressée contre les refroidissements, leur procure un frisson nerveux de tout l’épiderme et pousse même le client jusqu’au grincement de dents.

En est-il qui dormiraient en été sans se recouvrir de laine ?

La vue de l’eau, qu’elle soit d’un lac, ou d’un seau, porte l’un à grincer des dents, comme au contact d’une laine, tandis qu’un autre ne saurait enfoncer un doigt dans l’eau froide, sans ressentir une impression égale au choc nerveux d’une aiguille pénétrant dans la chair d’une pomme. N’est-il pas incompréhensible, pourtant, qu’un écolier puisse promener ses ongles sur des ardoises, ou sur le tableau noir, sans tressaillir ?

Des chats ne peuvent supporter le son d’un violon ; des chiens, ce-lui d’une flûte. Pourtant, la guimbarde et sa languette d’acier ne « dé-rangent » pas certain chef d’orchestre.

Ici, pour expliquer la cause de ces malaises, et sans que son tabac n’y entre en ligne de compte, Joë Folcu récite par cœur du dictionnaire, comme un médecin parlerait des maux de ses clients. On dit que ceux-ci profitent d’une incompréhension pour guérir.

On connaît des individus, de poursuivre le charlatan, qui sont d’une extrême sensibilité à certains médicaments, comme l’iode, à certains ali-ments, comme les fraises, ou les moules, à certaines odeurs, à certaines radiations.

En d’autres termes, de préciser Joë Folcu, on dirait un estomac suffi-samment troué pour que certains éléments y passent d’emblée, sans coup férir.

C’est à ce moment de son récit que Joë Folcu s’éloigne quelque peu des abrégés, pour entrer dans ses souvenirs personnels. Il était temps, car

Contes II Chapitre X

des gouttes perlaient sous le fourneau de certaines pipes. Des écouteurs commençaient à perdre leur jus.

Avant l’âge de trente-cinq ans, dit-il, l’eau-de-vie distillée des céréales, c’est-à-dire le gin, venait toujours à mon secours, les lendemains de mes libations par trop généreuses.

La digestion faite de mes quelques « douzaines » de bière, un fond de genièvre m’aidait toujours à sortir de mon lit. Je dois prévenir mes au-diteurs, de poursuivre Joë. À cette époque, je ne souffrais pas d’idiosyn-crasie, quant à la bière et au gin matinal. Je ne devais pas m’en repentir puisque cette eau-de-vie m’amenait, de verre en verre, à confier mes cha-grins à la bière. Et c’est ainsi que je me mettais au lit, le soir venu, assuré que la gueule de bois serait bravement combattue.

Or, c’est vers l’âge de trente-cinq ans que je fus atteint de l’idiosyncra-sie. De mon côté, ou à mon tour, je passai rapidement à une extrême sen-sibilité quant au gin. Chose curieuse, cette eau-de-vie me donnait, comme on dit, sur l’intestin. Dois-je conclure que le gin passait tout droit ?

Comment pouvais-je remplacer un gin qui seul, à cette époque, pou-vait offrir des consultations qui me convenaient ? Recourir immédiate-ment à la bière, n’était-ce pas m’exposer à retourner à la taverne avant l’heure du midi ? N’oubliez pas que je me devais, et à mes clients, de pas-ser l’après-midi derrière le comptoir de mon échoppe de marchand de tabac en feuilles. Chacun son tour d’être attablé devant un comptoir.

Puisque le genièvre, parmi les habitudes contractées par le marchand de tabac en feuilles, se suppléait à la dépression des lendemains de bière, et lui permettait aussi de supporter l’attente des soirées mises au service de cette même bière, il était devenu intolérable au pauvre Joë Folcu de supprimer le gin, parce que la bière lui aurait également été interdite.

Les autres boissons ne lui convenant pas (on ne se complaît pas faci-lement, à trente-cinq ans, à toutes les variétés), Joë avait dû renoncer à ses libations du soir. En l’absence d’un gin idiosyncrasique, ou par trop purgatif, les lendemains eussent été trop asséchés.

Et c’est ainsi que Joë Folcu est aujourd’hui continent, et que ses in-nombrables « menteries », conçues à tête reposée, et rédigées à jeun, sous forme de conte, donnent à son immense auditoire une certaine

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blance.

Mais le conteur en feuilles, qui doit à l’idiosyncrasie une grande par-tie de ses réactions intestinales contre l’absorption des gins hollandais, ne saura jamais qu’une âme charitable avait ajouté, tous les matins, à sa boisson matinale, 15 grammes d’« eau-de-vie allemande » et 15 autres grammes de sirop de nerprun, prescription absolument infaillible aux lambins.

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CHAPITRE XI

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