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Conventions orthographiques

A. K Narain le faisait remarquer dès les premières lignes de son livre The Indo Greeks Revisited and supplemented 48 : tout semble commencer avec Theophilus Bayer, en 1738, à

IV) Gouverner le royaume

IV.2.4 Un roi en représentation

Comment les rois grecs d’Asie centrale ont-ils manifesté aux peuples, physiquement et publiquement, leur présence ? Une fois encore, il est impossible faute de documentation, d’affirmer que les rois grecs d’Asie centrale adoptèrent l’attitude ostentatoire des autres souverains hellénistiques ; mais la question est légitime, si l’on admet qu’ils furent des souverains hellénistiques, et même si l’on considère que les rois perses ou indiens agirent de la sorte. Il ne reste que la cité d’Aï Khanoum, seule cité vraiment fouillée du monde grec d’Asie centrale, pour tenter de répondre.

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Observons d’abord le décor éventuel. Comme le remarque L. Martinez-Sève612

, si la monumentalité des bâtiments nous donne à penser que la ville d’Aï Khanoum fut une cité royale, rien n’indique qu’une vie politique et civile s’y soit déroulée. Le théâtre pouvait être utilisé à cette fin, car il pouvait contenir 6000 places613, mais il est douteux qu’il y ait eu autant de citoyens libres à Aï Khanoum, et l’hypothèse selon laquelle il était rempli par l’afflux de toute la population libre locale, de la vallée de l’Oxus, est peu convaincante (on sait grâce à Aristophane et au début des Acharniens comment, par exemple, il était difficile de faire venir des citoyens sur l’agora d’Athènes, même aux heures les plus difficiles de l’histoire de la cité, et que les archers scythes usaient d’une corde vermillonnée pour rabattre la foule vers le lieu de la discussion). Tout est surdimensionné à Aï Khanoum, comme si les bâtisseurs avaient été surtout désireux de prévenir un accroissement démographique, qui n’eut jamais lieu dans de telles proportions. L. Martinez-Sève relève que la vaste cour à péristyle aurait pu faire fonction d’agora614, hypothèse qu’avait rejetée P. Bernard jadis. On reste de fait

surpris par cet espace vide, fermé, qui ne donne sur aucun bâtiment public : presque 1,5 ha, 137 m de long sur 108 m de large. Des boutiques se trouvaient-elles sous les portiques ? Rien ne permet de le dire, mais le rejet des bureaux administratifs vers l’intérieur de l’ensemble palatial aurait pu permettre une vie autour de cette cour.

Reste une solution très orientale qui représenterait une novation architecturale : la cour serait l’équivalent des halls à piliers que le monde achéménide, notamment à Persépolis, utilisait. L’étrange hall à piliers fouillé à Pataliputra par V. Mishra et A.S. Altekan n’a pas de fonction définie lui non plus615. Certes il est couvert, et fait songer à un simple lieu de passage, mais la monumentalité de ses 80 piliers paraît disproportionnée en regard d’une utilisation purement transitoire et pratique. Tout comme ce hall pouvait être un lieu de démonstration et d’exposition du pouvoir royal, employé lors d’occasions officielles, ambassades ou réceptions, la vaste place d’Aï Khanoum aurait-elle pu n’être qu’une esplanade d’honneur, un lieu vide rempli seulement lors des occasions officielles ?

Il est en effet une fonction importante du roi hellénistique que l’archéologie n’a jusqu’à présent pas réussi à illustrer : la fonction de représentation, au sens quasi théâtral du terme. Suivant l’affirmation de Plutarque, les rois hellénistiques vivaient en effet dans une

612

MARTINEZ-SEVE,2012a, p. 220.

613 Note avec référence à P. Bernard qu’utilise page 220, M

ARTINEZ-SEVE,2012 a.

614

MARTINEZ-SEVE,2012a,p. 224.

615

Cités et commentés par ALLCHIN, 1995, p. 236-238 (avec reproductions des dessins effectués par les archéologues).

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sorte de théâtre public dont ils étaient les principaux acteurs616. Entouré de courtisans, le roi s’avance ainsi dans de considérables processions qui se concluent par des rituels, notamment lors des avènements, comme l’indique Polybe : « Lorsque les officiers de la couronne eurent ainsi réglé la question des Aitoliens, ils s’occupèrent aussitôt d’organiser la cérémonie des Anaclétéria du roi. Bien que l’âge de Ptolémée ne rendît pas encore la chose pressante, ils estimaient que cela stabiliserait la situation et que les choses iraient en s’améliorant, dès lors que le roi paraîtrait exercer lui-même le pouvoir suprême. On fit des préparatifs grandioses et la cérémonie fut digne de la majesté royale » 617. Mais déjà, face à Alexandre le Grand, les prêtres du temple de Jérusalem avait su rameuter le peuple et honorer le conquérant d’une entrée triomphale dans la ville618, et de telles démonstrations de force pouvaient se produire pour honorer le souverain (ainsi Démétrios entrant à Athènes) ou impressionner les populations voire les États rivaux : Polybe décrit avec une profusion de détails les jeux qu’Antiochos IV Epiphane fit célébrer à Daphnè, près d’Antioche619

.

Cependant le luxe ostentatoire du roi Antiochos ne parvint pas à éclipser la procession de Ptolémée Philadelphe, telle que le poète Kallixeinos de Rhodes nous l’a, partiellement transmise. « La fête se présente comme une fête grecque, dont elle suit le déroulement normal, avec la procession (π ο μ π ή ) au début, puis le sacrifice (θ υ σ ί α ) des 2000 animaux qui ont défilé, ensuite le concours (ἀ γ ώ ν ) annoncé p a r l ’ e x h i b i t i o n d e s p r i x , e t l e b a n q u e t (ἑ σ τ ι α σ ί ς ou ὑ π ο δ ο χ ή ), que l’on a parfois situé dans la tente de Ptolémée II pour les vainqueurs. […] Tout un pan de la culture alexandrine qui s’élabore sous Ptolémée II et qui est commémorée sous Ptolémée IV par Callixène, est ainsi expliqué par ces textes : l’art est au service de l’exaltation du roi ; la splendeur des célébrations s’adresse à un double public, celui de l’élite de la c o u r e t c e l u i d e l a p o p u l a t i o n d ’ A l e x a n d r i e »620. Mais comme l’analyse aussi F. Dunand, si le spectacle

616

PLUTARQUE, Dém., 41,3.

617 P

OLYBE XVIII, 55, 3-4. Il s’agit ici de Ptolémée V.

618

FLAVIUS JOSÈPHE, Antiquités Juives, XI, 326.

619

POLYBE XXX, 25.

620 Q

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des Ptolemaia est susceptible d’impressionner le peuple égyptien et tous ceux qui entendront narrer les pompes spectaculaires, c’est d’abord au public grec qu’il s’adresse621

.

De l’avènement au rituel funéraire, en passant par le mariage, les processions festives, les réceptions d’ambassadeurs, les pompes religieuses lors des jeux, la vie du roi hellénistique est une démonstration publique de force et de richesse. Où pouvait-on se montrer à Aï Khanoum ? Un tel espace, près de l’ensemble palatial, non loin de la grande artère centrale traversant la ville du nord au sud622, pouvait convenir à la tenue de manifestations spectaculaires et manifestant la gloire du roi, et donne à penser que la ville a pu, dès l’origine, être conçue pour de semblables spectacles royaux.

Deux dernières particularités architecturales d’Aï Khanoum donnent à penser que le dernier pouvoir gréco-bactrien, celui d’Eucratide, s’était conçu comme absolu et ostentatoire. Le théâtre se caractérise en effet par la présence de loges dans les gradins, loges si imposantes et monumentales623 que le fouilleur des lieux et responsable du chantier, F. Grenet, après avoir indiqué que la présence de telles loges n’a rien de surprenant dans le monde hellénistique du IIème siècle av. J.C. qui se serait adapté à une innovation de la technique théâtrale, la surélévation du podium par la construction de loges et de sièges d’honneur, se doit d’ajouter : « Il n'en reste pas moins qu'à Aï Khanoum cette proédrie haute prend, sous la forme d'une triple loge qui crée une véritable césure dans l'étagement des gradins, un caractère de monumentalité ostentatoire qu'on ne constate nulle part ailleurs » 624. 37 ans après cette fouille, lors de son cours au Collège de France, en janvier 2014, F. Grenet ne paraît plus douter que les vieux idéaux démocratiques qui avaient présidé à la naissance du théâtre n’avaient ici, dans la lointaine Bactriane, manifestement plus cours au IIème

siècle avant notre ère. F. Grenet reprend l’hypothèse émise en 1978, et considère désormais qu’une telle

621 D

UNAND,1981, p. 32. BERNAND, 1996, p. 304-312 fournit une traduction moderne du texte de Callixène ; il

vient à douter de la véracité des vers de Callixène, tant la procession surprend par la profusion de l’or, un mot répété tel un leitmotiv, notamment dans les derniers vers : « Quelle sorte de monarchies, chers hôtes, a été si riche en or ? Ce n’est pas une monarchie qui s’est approprié des richesses des Perses et de Babylone ou qui a exploité des mines ou qui possède le pactole charriant des paillettes d’or. Car seul le Nil, bien nommé « aux flots d’or » avec ses nourritures inépuisables, charrie précisément un or de bon aloi que l’on peut cultiver sans risque, en sorte que tous les hommes ont leur content, car, tout comme Triptolème, il est envoyé dans chaque terre. » Ibidem, p. 311-312.

622

Voir dossier iconographique n° 20, 24, 36 à 38.

623 B

ERNARD, 1978, p. 435-436 : « Ces loges sont de simples plates-formes à ciel ouvert, encastrées dans les gradins, profondes de 3,30 m et largement déployées, puisque la loge centrale atteint 15 m de large et les loges latérales 10 m. On n'y a relevé aucune trace de siège construit. Elles sont toutes trois complétées à l'arrière par une chambrette couverte (3,90 x 1,90 m), enfoncée dans les substructions du koilon et dont on n'apercevait que la porte qui s'ouvrait au milieu du mur de fond des loges. »

624 B

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disposition manifeste que la région connut un durcissement de la hiérarchie sociale « conduisant à accentuer le contraste entre les places réservées aux notables et les autres » 625.

Cet éloignement du pouvoir, dû à une représentation solennelle du roi, homme de guerre et de pouvoir mais aussi divinité, un dernier élément architectural découvert à Aï Khanoum la manifeste. Dans la rue principale, un grand propylée avait été aménagé pour filtrer l’accès au palais. Le choix de l’axe principal de la cité n’était pas anodin, et révélait un souci de mise en place si ce n’est de mise en scène du pouvoir, lointain pour qu’on le crût puissant et inaccessible, mais suffisamment proche pour qu’on le perçût éventuellement menaçant626.

3) La gestion administrative et économique