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Conventions orthographiques

A. K Narain le faisait remarquer dès les premières lignes de son livre The Indo Greeks Revisited and supplemented 48 : tout semble commencer avec Theophilus Bayer, en 1738, à

II) Les sources

1) Les sources internes

II.1.1 L’épigraphie

Il y a un siècle, en 1902, W.W. Tarn constatait que l’Asie centrale n’avait pas encore livré de documents écrits, et sans doute craignait-il qu’il en fût toujours ainsi : « (…) neither Bactria nor India has yet furnished a single Greek inscription ... »129. La moisson de textes est désormais plus riche, un siècle après le savant écossais 130, bien que le nombre de documents ne soit pas comparable avec ce qu’ont fourni les autres régions du monde hellénistique.

Longtemps il fallut se contenter des noms écrits sur les droits des monnaies et de quelques textes grecs trouvés, non pas en Afghanistan ou au Pakistan, mais à Délos131. Ce sont des inscriptions dédicatoires désignant « Hyspasines, fils de Mithroaxos, un Bactrien »132. Le nom d’Hyspasines a été rapproché par F.L. Holt133 de celui du roi de Characène Hyspaosines (209-124 av. J.C.), satrape d’Antiochos IV Épiphane avant de devenir roi de Characène, mais selon Pline134 il était fils d’un certain Sagdodonacos ; nous croyons

129

TARN,1902, p. 292.

130 Dans les lignes qui suivent nous ne traiterons que de l’épigraphie en langue grecque, seule susceptible

d’intéresser notre sujet. Pour une vue plus large, comprenant tous les idiomes parlés dans la région, voir MAIRS, 2011, p. 38-43.

131

Il ne s’agit donc pas d’épigraphie de Bactriane, mais d’épigraphie en rapport avec la Bactriane. ROUGEMONT

2012, p. 8 résume la progression remarquable des découvertes épigraphiques grecques en Asie centrale au XXème siècle : « À l’Est des chaînes du Zagros, on ne connaissait encore aucune inscription grecque à la fin de la seconde guerre mondiale […] c’est seulement dans la seconde moitié du XXème siècle que se sont multipliés les documents nouveaux. »

132

CANALI de ROSSI, 2004, no. 320.

133

HOLT,2012b, p. 114.

134 P

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plus volontiers R. Mairs135 qui interprète ce nom en fonction d’une origine iranienne, et rattache Hyspasines comme son père à une noblesse bactrienne installée de longue date par le pouvoir perse, et qui se sentirait par conséquent « bactrien » et non pas membre de la communauté grecque.

Le premier document d’épigraphie grecque, et non numismatique, fut découvert en 1946, à 35 km de Bactres, par D. Schlumberger, sur le site de Tepe Nimlik. Il s’agit d’un tesson de poterie, haut de 11 cm, portant des lettres grecques de 1 à 2, 5 cm. « Ce fragment, fait d'une terre cuite grisâtre, très grossière, se présente comme un morceau de panse limité au sommet par un rebord en légère saillie. L'inscription est insérée immédiatement au-dessous de ce rebord. La surface supérieure du tesson est plane. Probablement un couvercle. « Devant les cinq lettres conservées ATPOC> se voit l'extrémité de la haste oblique d'une lettre telle que A, Ki Ai A* ou X. […] Bien que dépourvu de valeur documentaire intrinsèque, ce tesson présente un intérêt incontestable par le lieu de sa trouvaille. Car le reste d'inscription qu'il porte est, à ma connaissance, et réserve faite des légendes monétaires, le premier texte grec qu'ait livré le sol de la Bactriane » 136.

Une interprétation de ces lettres parut en effet impossible durant de nombreuses années, au point qu’il fallut attendre une autre découverte pour que les quelques lettres de 1946 trouvent leur sens : en 1976 des archéologues soviétiques trouvèrent sur le site de Takht- i Sangin, au sud du Tadjikistan, une statue de Marsyas portant l’inscription : « Atrosokès a dédié ceci au dieu Oxus ». Atrosokes fit écrire en grec l’inscription, mais son nom était d’origine iranienne137

.

Aujourd’hui encore, il serait légitime de regretter le peu de documents épigraphiques dont nous disposons, en comparaison de l’épigraphie en domaine séleucide ou lagide : R. Mairs écrit ainsi justement : « The very small amount of textual material recovered from the Hellenistic Far East means that it is impossible to undertake sociolinguistic studies of the depth possible for other regions of the Hellenistic world, such as Egypt » 138. Mais les découvertes se sont multipliées en un siècle, dans de nombreux sites, et si l’épigraphie grecque ou en rapport avec les Grecs est encore faible, elle est cependant révélatrice d’une réelle présence grecque, qu’il s’agisse des hommes ou de la langue même. Voici une liste des

135 MAIRS, 2013b, p. 372-373. 136 SCHLUMBERGER, 1947, p. 241-242. 137 L

ITVINSKIJ,PICHIKYAN,VINOGRADOV, 1985, p. 84-110. Lire l’article de P. Bernard qui analyse la dédicace en la

rapportant au courant migratoire qu’auraient instauré les Séleucides entre l’Asie Mineure et la Bactriane ; BERNARD, 1987b, p. 103-115.

138 M

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lieux où des inscriptions en grec sur pierre, céramiques, briques, parchemin ou peau ont été trouvées : Aï Khanoum, Dil’berdzhin, Emshi-tepe, Garav kala, Kandahar, Kampyr-tepe, Kara-Kamar, Kuliab, Samarcande, Surkh Kotal, Takht-i Sangin, Taxila, Tepe Nimlik, Zhiga Tepe.

Certaines furent spectaculaires, ainsi les inscriptions en grec que l’empereur Aśoka fit graver à Kandahar. D. Schlumberger annonçant la découverte de la seconde d’entre elles, présentait ainsi cette sensationnelle avancée historique : « Beaucoup d'entre vous se souviennent, je pense, de l'annonce mémorable que M. Louis Robert vous fit ici, le 20 juin 1958 : près de Kandahar, en Afghanistan, venait d'apparaître, sur une paroi de rocher, une version grecque, claire et complète, et suivie d'une version araméenne, de l'une des pieuses proclamations d'Açoka. Cette grande découverte se trouve aujourd'hui suivie d'une autre, faite au même endroit »139. Aśoka fut le premier unificateur de l’Inde, le grand protecteur du bouddhisme et le souverain qui fit le choix du refus de la violence après une campagne militaire particulièrement meurtrière. Ce personnage hors norme avait été récemment redécouvert, en 1837, ses inscriptions en langues indiennes faisant sortir du brouillard un pan entier de l’Inde post-védique ; ces inscriptions grecques offraient l’occasion de confirmer une forte présence grecque en Arachosie, et montraient qu’il avait existé des rapports entre eux et les Indiens de l’empire Maurya. Elles ne nous renseignent cependant que sur la doctrine d’Aśoka140

.

En apparence la moisson est donc d’une appréciable richesse, et le contraste avec le vide désespérant du début du XXème siècle pourrait nous conduire à des erreurs de perspectives. Dans son répertoire Iscrizioni Dello Estremo Oriente Grieco, F. Canali de Rossi relève pour la Bactriane 93 entrées d’inscriptions grecques, dont il faut retirer 8 inscriptions kouchanes ; restent donc 85 entrées proprement grecques141. Sur ces 85 entrées, 64 renvoient

139

SCHLUMBERGER, 1964, p. 127.

140 La traduction la plus récente est celle effectuée par les soins de G. Rougemont. L’auteur rappelle que ces

inscriptions ont suscité un enthousiasme considérable dans la communauté scientifique : en raison de la personnalité du roi indien, par leur contenu même, mais aussi par les interactions qu’elles supposent entre les peuples. Aussi la bibliographie est-elle considérable ; P. Bernard, dans ROUGEMONT, 2012, p. 168-169, a opéré un choix d’études qui permet d’entrer dans le sujet. Les traductions de G. Rougemont sont par ailleurs novatrices, car très attentives aux maladresses de l’adaptation en grec des propos tenus originellement dans les langues de l’empire indien ; ainsi, dans le célèbre édit XIII, souvent présenté comme celui de la « conversion » d’Aśoka, G. Rougemont repère des maladresses, voire des « bizarreries ». Sommes-nous en présence d’un texte traduit par un Grec, ou par un Indien ? Voir les pièces de cet important dossier épigraphique dans ROUGEMONT, 2012, p. 167-173.

141 Nous n’avons disposé que tardivement de la publication récente de G. Rougemont, mais les proportions

sont équivalentes à celles du livre de Canali de Rossi : son travail, qui couvre les inscriptions grecques d’Iran et d’Asie centrale, ne comprend que 161 entrées, et seulement 70 concernent notre sujet ; très peu dépassent en longueur les quelques mots, ou les quelques lettres.

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à des inscriptions découvertes à Aï Khanoum. Les inscriptions de Bactriane-Sogdiane représentent 15 % de l’ensemble des inscriptions de tout le recueil, soit une quantité très faible qui est à comparer avec le pourcentage des légendes monétaires. En effet, sur les 184 légendes monétaires recueilles par le chercheur italien, les légendes monétaires grecques de Bactriane-Sogdiane représentent 24% de l’ensemble, c’est-à-dire 44 légendes. Outre la disproportion entre les découvertes archéologiques et les monnaies (14 % et 24 %), qui nous rappelle combien notre connaissance de l’Asie centrale grecque est tributaire de ces dernières, l’observation de la collecte épigraphique en grec est bien décevante : la plupart des inscriptions, même à Aï Khanoum, est constituée de quelques lettres, tessons de vases sur lesquels on a gravé le nom du propriétaire142 ou une quantité d’huile d’olive143, quand il ne faut pas se contenter de quelques lettres isolées d’un nom144. Dans un tel contexte de pauvreté épigraphique, une inscription, peut-être funéraire, passe pour un trésor145 ; on scrute aussi les bracelets146 ou les coupes147.

Aussi comprend-on les trésors d’érudition que les épigraphistes déploient face aux quelques textes, gravés ou manuscrits, que le temps a laissé : les maximes delphiques d’Aï Khanoum gravées sur une stèle en pierre148 , un manuscrit philosophique lacunaire que P. Hadot rattacha à l’école platonicienne ou aristotélicienne149, un contrat pour des mercenaires scythes150 par exemple.

142 C ANALI de ROSSI, 2004, n° 309, 346, 347, 359, 388. 143 C ANALI de ROSSI, 2004, n° 335. 144 CANALI de ROSSI, 2004, n°375, 376, 377, 442. 145 CANALI de ROSSI, 2004, n° 304. 146 C ANALI de ROSSI, n°446, 447. 147 CANALI deROSSI, 2004, n° 445. 148

YAILENKO, 1990, p. 239-256 ; la présentation et la bibliographie sont à garder, mais l’article fait la part trop belle aux influences grecques sur Aśoka, négligeant le fait que ce souverain n’avait en rien besoin d’influences extérieures à la culture et aux traditions indiennes pour développer sa vision du Dhamma. Voir également sur ce sujet : SCHLUMBERGER, 1964, p. 126-140.

149 C

AVALLO, HADOT,RAPIN,1987, p. 248-249 : « La plus grande prudence s'impose donc car, finalement, aucun des arguments que nous avons énumérés n'est décisif. D'ailleurs le genre littéraire du dialogue permettait à l'auteur d'exprimer aussi bien ses propres idées que celles d'un adversaire, ou de conduire le répondant, par des arguments purement dialectiques et artificiels, dans une impasse. On peut dire seulement que tel qu'il se présente à nous actuellement, notre fragment suppose que l'interrogateur et le répondant admettent également la théorie des Idées. Cela ne veut pas dire que le dialogue soit nécessairement l'œuvre d'un platonicien. Mais, dans l'état actuel de nos connaissances et de notre recherche, nous ne pouvons savoir quel a pu être l'auteur de notre dialogue ni même finalement sa tendance doctrinale. Le problème de son interprétation définitive reste donc en suspens. »

150

CLARISSE,THOMSON, 2007. Ce dernier document est tout particulièrement passionnant, parce qu’il représente l’irruption de la vie réelle, des textes non officiels ou publics (comme le sont les dédicaces par exemple). BARATIN, 2009, p. 102, considère que l’on ne peut décider si ces mercenaires étaient stipendiés par des Parthes ou des Gréco-bactriens ; nous avons choisi la deuxième option, tant les Grecs eurent partout recours aux mercenaires pendant la période hellénistique, et parce que rien ne s’opposait à cette option.

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Mais, quand on établit le bilan, on ne compte qu’une bien pauvre quantité de textes et de fragments qui sortent ainsi de l’oubli, et c’est en mots ou lignes qu’il faut compter, et non en pages.