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Le mirage indien : illusions et admirations

Conventions orthographiques

A. K Narain le faisait remarquer dès les premières lignes de son livre The Indo Greeks Revisited and supplemented 48 : tout semble commencer avec Theophilus Bayer, en 1738, à

I.1.3 Le mirage indien : illusions et admirations

« On sait que, dans l’historiographie, la question de la constitution et du fonctionnement des « mondes multiculturels » a retenu l’attention des savants, ce depuis le XIXème siècle et pour de nombreuses régions du monde méditerranéen. On sait aussi que les phénomènes de langue, les phénomènes des pratiques religieuses et des croyances, les phénomènes de représentations, essentiellement à travers la littérature, les arts plastiques et l’archéologie, ont toujours constitué les principaux champs de la recherche » 84

. À bien des égards, le monde indien présente une identité aussi forte et originale que celle de l’Égypte lagide. Pourtant, alors que les Grecs ont entretenu avec l’Égypte un rapport admiratif depuis Hérodote, et que la période hellénistique y vit même la coexistence des modèles idéologiques royaux85, une semblable considération semble avoir été refusée dès l’Antiquité à l’Inde. Sans doute, encore, l’influence des victoires d’Alexandre, couplée avec les souvenirs de la venue civilisatrice de Dionysos et Héraclès en terre indienne, ont ancré dans les esprits l’idée d’une nécessaire comparaison, et par conséquent infériorité de l’Inde face à la Grèce : « Les Indiens se nourrissaient aussi des bêtes qu’ils capturaient, et les mangeaient crues, du moins avant l’arrivée de Dionysos. Mais lorsque celui-ci vint, et qu’il devint le maître de l’Inde, il fonda des villes, leur donna des lois et fit don du vin aux Indiens comme il l’avait fait aux Grecs … »86. Tout Grec superpose naturellement à cette vision, qu’Arrien attribue à Mégasthène, le souvenir du cyclope homérique ; cette anthropologie culinaire cache une infériorité politique, civique, comportementale, dont les débarrasse mythiquement Dionysos,

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COUVENHES,LEGRAS, 2006, p. 5-11.

85

DUNAND, 2006, « Les deux modèles me paraissent coexister sans heurt, mais sans interférence », p. 129.

86 A

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afin que les Indiens s’acheminent vers la civilisation, c’est-à-dire commencent à ressembler aux Grecs.

L’Inde eut souvent à se défendre d’être la parente pauvre de l’intelligence et de la culture, heureusement sauvée de ses déficiences par une Grèce naturellement civilisatrice. Th. Bayer consacrait la partie finale de son livre à critiquer l’attribution aux Indiens de la paternité des noms de nombres, puis la paternité de l’arithmétique, et même de la musique. La colonisation britannique87 et la présence anglaise dans ces contrées entérina, un temps, l’idée que les colonisateurs modernes étaient dans une position comparable à celle des anciens Grecs : « La situation des Anglais, dans l’Inde actuelle, peut aider à comprendre celle des Grecs dans l’Inde d’il y a deux mille ans », écrivait E. Goblet d’Alviella88

, dans un livre par ailleurs très documenté, s’autorisant de l’exemple de J. Fergusson et de celui du général Cunningham89 pour chercher les influences classiques dans les sciences et les arts de l’Inde, même s’il reconnaissait que démêler les apports grecs dans, par exemple, les sciences indiennes, est une tâche ardue90. L’historiographie indienne s’employa, dans les limites d’une problématique qui lui était imposée, à nuancer et infléchir les affirmations du colonisateur : G. N. Banerjee91 détaille l’apport grec dans les arts du Gandhara, mais défend la science indienne, valorise les arts notamment la littérature, et la comparaison avec l’hellénisme paraît souvent un artificiel prétexte utilisé pour exprimer un subtil nationalisme.

Mais le souvenir reste principalement de la querelle entre les deux plus grands historiens du monde grec en Asie, W.W. Tarn et A.K. Narain. W.W. Tarn, en 193892, usant d’un anglais magnifique, fit avec grandeur et élégance entrer les Grecs de Bactriane et d’Inde dans le monde antique connu, au prix d’une reconstitution qui outrepassait parfois la documentation dont il disposait : les Grecs étaient des Européens, des colonisateurs et des civilisateurs. En réponse, l’indien A.K. Narain93

, vingt ans plus tard, annexait des Grecs submergés par le monde indien et donc indianisés, voire devenus indiens.

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« This picture of colonialist historiography of ancient India is reflected in works on the Indo-Greek and Greco- Roman influence in India. Especially notable is the way in which the appropriation of Graeco-Roman culture by European culture – and the consequent identification of the Indo-Greeks with the British – is accepted by almost all parties.” MAIRS, 2006, p. 19-30.

88 GOBLET D'ALVIELLA , 1897, p. 23. 89 GOBLET D'ALVIELLA , 1897, p.5. 90 G OBLET D'ALVIELLA , 1897, p. 95. 91 BANERJEE, 1920 (2007). 92 TARN, 1938. 93 N ARAIN, 1957.

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Les passions retombées, l’historienne indienne de formation marxiste, R. Thapar94

, envisage désormais des rapports d’égalité entre Inde et monde gréco-romain : les rois grecs sont ainsi des intermédiaires entre la Méditerranée et le sous-continent indien : « The Indo- Greek kings strengthened the contact with western Asia and the eastern Mediterranean which had started in the Mauryan period». Les échanges commerciaux et monétaires sont l’occasion d’une reconnaissance mutuelle : « India was now visible in the Greco-Roman world not merely as a land of the fabulous, but more realistically as a place with potential for trade and with traditions of knowledge that interested Mediterranean scholars » 95.

Que l’on n’accepte ou pas cette idéale vision des rapports Est-Ouest96, critiquable pour l’optimisme dont fait preuve R. Thapar en créditant l’Occident ancien de capacités à envisager avec réalisme l’Inde antique, le temps n’est plus à l’imposition d’une suprématie, mais aux « cultural interactions », variante du transfert culturel de l’historiographie européenne. Une telle conception permet à chaque civilisation d’être étudiée hors de toute subordination à une autre, dans son identité qui s’est aussi nourrie d’échanges avec l’étranger, sans être acculturée, ou contaminée, ou soumise.

Et plus encore : une telle vision des rapports entre civilisations postule que les interactions peuvent avoir été réciproques, et non systématiquement contraintes par la force militaire et administrative du vainqueur97. Ainsi, et pour évoquer en comparaison un autre royaume hellénistique, G. Coqueugniot peut à juste titre écrire que la bibliothèque d’Alexandrie était « un élément de [la] politique d’exaltation de la culture hellène dans un pays étranger », ajoutant que « la création d’institutions d’érudition prestigieuses orientées uniquement autour de la science grecque, comme le Musée et la Bibliothèque, s’inscrivait dans une politique globale de protection de l’hellénisme face à une culture indigène multimillénaire » 98. 94 T HAPAR,2002, p. 245. 95 THAPAR, 2002, p. 254. 96

On peut toujours consulter avec intérêt l’étude de FILLIOZAT J., 1981, p. 97-135. Ces pages présentent le grand intérêt de se différencier des opinions communément admises sur le sujet : pour l’auteur les informations dont disposaient les Grecs et les Romains étaient moins fantaisistes qu’on ne le croit ordinairement, et il va même jusqu’à écrire que les Indiens ont tenu en plus haute estime les Grecs que ceux-ci ne l’ont fait à leur égard. Mais les sources historiographiques de Filliozat datent, et l’historiographie contemporaine souligne plutôt combien les Grecs se sont intéressés aux Indiens pour s’y mirer, y reconnaître leurs peurs et s’en dissocier. Voir sur le sujet, MUCKENSTURM-POULLE, 2010, p. 57-71.

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BERTRAND,2006,p. 151-152.

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2) Un flou territorial