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Conventions orthographiques

A. K Narain le faisait remarquer dès les premières lignes de son livre The Indo Greeks Revisited and supplemented 48 : tout semble commencer avec Theophilus Bayer, en 1738, à

IV) Gouverner le royaume

IV.3.1 Les langues administratives

Quand M. Jursa débute au Collège de France, en Janvier 2012, une série de conférences consacrée à la Babylonie achéménide, il commence par l’histoire politique et l’administration, et présente les sources épigraphiques de son étude : des milliers de tablettes d’archives de temple, des archives familiales ou commerciales, des archives familiales de prêtres. Qu’avons-nous en Asie centrale grecque ? A l’exception des archives économiques d’Aï Khanoum, très fragmentaires et parcellaires, quasiment rien : ni décret, ni lettre ou proclamation royale, pas d’archives de temples, ni de comptes familiaux. Il faut même une sorte d’audace pour se lancer dans une tentative, sinon de description, mais de liste d’hypothèses relatives à l’administration grecque dans cette région. Car c’est bien d’hypothèses qu’il va s’agir, dans une contrée dont il est impossible d’affirmer, faute d’indices, ce que fut la répartition territoriale entre le domaine royal et les pouvoirs locaux, entre une appropriation personnelle et le maintien de structures antérieures. Enfin, l’aventure d’un pouvoir grec en Inde, dans la seconde et ultime phase de la présence grecque en Asie centrale, se déroula dans des contextes locaux inconnus même pour la période maurya qui précède en ces contrées la présence grecque.

L’histoire de la présence et du pouvoir grec en Asie centrale ne saurait se concevoir sans références précises aux périodes et aux empires antérieurs : c’est ainsi, dans les pas et

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BERNARD, 1978, p. 436.

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profitant des acquis des pouvoirs perses ou indiens antérieurs, que les Macédoniens, puis Séleucos et ses descendants, enfin les Gréco-Bactriens et Indo-grecs, ont conquis et géré la région. L’archéologie a en effet prouvé que les administrations impériales achéménides et indiennes avaient tissé leurs réseaux dans les zones que plus tard les Grecs conquirent : deux fragments de textes administratifs en araméen ont été découverts dans les fouilles menées à Kandahar, trois inscriptions d’Aśoka furent découvertes à Kandahar627 (une araméenne, une bilingue grec-araméen, une bilingue indo-grec), deux inscriptions en araméen dans la vallée de Laghman en Afghanistan628, une brève inscription araméenne à Sirkap signifient combien le roi indien tenait à sécuriser cette région. Souvent étudiées du point de vue de l’histoire religieuse, ces inscriptions démontrent aussi la puissance de pouvoirs qui s’affirment dans des supports durables et signent des conseils ou des injonctions faites aux populations. Ces inscriptions supposent également une infrastructure technique, militaire et administrative, qui pouvait en assurer la sauvegarde et la pérennité. Enfin, elles sont un indice de l’attitude des des pouvoirs qui avaient organisé (dans les cas de l’empire achéménide), admis et conservé (dans le cas de l’empire maurya) une présence grecque que l’on peut supposer importante à Kandahar629.

En Asie centrale grecque, les habitants des lieux continuèrent sans doute à user de l’araméen, comme le donnent à penser des ostraca trouvés à Aï Khanoum630

et même la monnaie de bronze au nom d’Euthydème provenant du nord de la Bactriane631

. Ces peuples, souvent envahis et colonisés, donnent l’image de populations sur lesquelles les pouvoirs successifs, au lieu de glisser et de disparaître chassés par le suivant, s’empilaient tel un millefeuille dont les modernes tentent de séparer les couches alors qu’elles devaient coexister plutôt simplement. Il en est ainsi de l’alphabet grec, que les Bactriens employèrent jusqu’au IVème siècle après J.C. : « Le bactrien, l'ancienne langue de la Bactriane (Afghanistan septentrional), occupe une place unique au sein des langues iraniennes car il a été transcrit au moyen de l'écriture grecque - un héritage de la conquête de la Bactriane par Alexandre au IVème siècle av. J.-C. Par la suite, après que la Bactriane fut envahie par des peuples nomades venus du nord, les Kouchans, ses nouveaux maîtres, continuèrent d'abord à utiliser le grec comme langue administrative, puis, rapidement, ils en vinrent à employer des lettres grecques

627 DUPONT-SOMMER,1966, p. 440-451. 628 DUPONT-SOMMER, 1970, p. 158-173. 629

Voir sur ce point, par exemple COHEN G.,2013, p. 256.

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RENET,RAPIN, 1983, p. 347-348. Ce ne sont toutefois que de très lacunaires et brèves inscriptions, dont P.

Bernard se demandait si elles n’étaient pas du moyen-iranien plutôt que de l’araméen : BERNARD,1972, p. 631- 632.

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pour écrire la langue locale, le bactrien. L'adoption du bactrien par le souverain kouchan Kanishka Ier comme langue de ses monnaies marqua un moment crucial dans l'histoire de cette langue. Après la première émission de Kanishka, le grec disparut pour toujours du monnayage, pour être remplacé par le bactrien » 632. Au musée de Kaboul est conservée une intéressante inscription trouvée sur le site kouchan de Surkh Kotal : deux lignes de bactrien, gravées sur un bloc de calcaire mutilé à gauche et à droite ; ces lignes sont signées en grec, à l’aide d’un nom grec : « Palamédès ». Probablement fonctionnaire ou administrateur grec, au service du pouvoir kouchan, ce Grec a contribué à la construction d’un sanctuaire, et signé son acte, au Ier ou IIème siècle ap. J.C.633

En cela le grec en Asie centrale connut un destin analogue à l’araméen dans tout l’ancien empire perse : langue officielle de l’empire achéménide 634

l’araméen garda son statut officiel sous les Parthes et se diversifia dans les deux premiers siècles de l’ère chrétienne au point de se dialectiser, puisque le prestige de l’ancien empire achéménide, le nombre de locuteurs utilisant des langues d’origine iranienne, et les habitudes l’imposèrent sans effort635

. Nous avons moins de traces d’une persistance du grec en zone indienne : l’inscription d’Aśoka à Taxila date d’une époque antérieure à la présence d’un pouvoir grec. Pour l’essentiel, les traces d’une implantation de la langue grecque dans les us et coutumes officiels sont en petit nombre : l’onomastique fournit quelques noms grecs décelables en kharoṣṭhī, langue locale s’exprimant à l’aide d’un alphabet tiré de l’araméen636

, et surtout les historiens ont étudié le reliquaire de Bajaur découvert avant la seconde guerre mondiale (1937) en Inde britannique. Le nom de Ménandre s’y trouverait mentionné, mais le reliquaire est un objet manifestement composite et peut-être un faux partiel 637; plus intéressante, en revanche,

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IMS-WILLIAMS,2002, p. 1047-1058. L’auteur de ces articles a compulsé plus de 250 documents, dont de

nombreux documents juridiques et économiques.

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ROUGEMONT, 2012, p. 194-195. Voir également la note 684, p. 197.

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« La langue officielle était en Égypte, comme dans tout l'Empire perse, celle qui l'avait été déjà dans l'Empire assyrien, à savoir l'araméen. On comprend alors mieux pourquoi en démotique l'écriture araméenne portait le nom d'« écriture assyrienne » ; du reste, l'araméen était utilisé pour les rapports des princes asiatiques avec les rois saïtes : il n'est que de rappeler la célèbre lettre adressée par Adon d'Ekron à Pharaon. » : BRESCIANI,1995, p. 98. Voir également la mise au point historique de DUPONT-SOMMER,1974, p. 133- 134 ». 635 HOLGER,2008, p. 108, et 126-127. 636 M AIRS,2011, p. 43. 637

FUSSMAN,2001-2002, p. 858. G. Fussman avait fourni une passionnante analyse du reliquaire au terme de laquelle il présentait des doutes sur l’unicité des parties, et indiquait que l’objet pouvait être le réemploi d’un reliquaire de particulier ; Ménandre aurait pu régner jusqu’à Bajaur, au nord ouest de l’Inde, à moins que le roi local n’ait été simplement un tributaire, mais ce fait n’implique en rien que Ménandre ait été lui-même bouddhiste. Cependant, ces hypothèses s’effondrent si l’on peut porter le moindre doute sur l’authenticité d’une partie du document ; FUSSMAN,1993, p. 95-111. Dans ce même article G. Fussman écarte définitivement

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apparaît la persistance du grec dans la graphie des textes Kouchans, et même la titulature : Wima Kadphisès choisit de se faire appeler « Sôter Mégas », à la suite probablement d’un général ambitieux et dressé en rival dont nous ne connaissons que ce titre flatteur638.

Nos sources sont donc trop peu nombreuses pour que nous puissions tirer des conclusions précises sur la persistance du grec dans la région, et plus spécifiquement sur sa généralisation dans l’administration pendant que les Grecs régnaient : il semblerait que l’implantation du grec ait été en tout cas suffisamment forte pour que les Kouchans l’ait utilisé afin de transcrire leur langue, et qu’elle ait fait figure de langue administrative, mais on ignore dans quelle proportion, ni jusqu’à quelles couches de la population locale le grec a été concurrencé par l’araméen ou les parlers locaux pendant la période kouchane ; enfin, le personnel politique et militaire kouchan reprit la titulature grecque, pratique et sans doute prestigieuse.