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Conventions orthographiques

A. K Narain le faisait remarquer dès les premières lignes de son livre The Indo Greeks Revisited and supplemented 48 : tout semble commencer avec Theophilus Bayer, en 1738, à

II) Les sources

II.2.4 Les sources indiennes

Nous pourrions espérer des Indiens, le grand empire voisin des Grecs d’Asie, une copieuse moisson de références. Mais l’Inde n’a pas perçu son rapport à l’Histoire dans les mêmes termes que l’Occident ou, exemple extrême sans doute, la Chine207. Pour l’époque

antique, il faut chercher dans les Védas, l’épopée, la poésie, non des descriptions ou des développements chronologiques, mais des évocations. Heureux le chercheur à l’affût de la moindre évocation des Grecs et qui, au détour d’une phrase lit, mais en milieu tamoul, au sud donc : « Elle était l’œuvre des meilleurs artisans du frais pays tamoul auxquels s’étaient joints des sculpteurs du Magadha, habiles dans le travail des pierres rares, des orfèvres du pays Maratha, des forgerons d’Avanti et des charpentiers grecs (yavana) » 208. Ainsi, au IIème siècle de notre ère, dans le sud de l’Inde, les Indiens connaissaient des Occidentaux qu’ils appelaient « yavana ».

Les sources indiennes qui concernent les Grecs du Nord sont comparables à ces quelques vers d’un poème épique tamoul : tout au plus trouve-t-on un mot, ou deux, isolés au milieu d’une énumération de peuples. Nous tenterons plus loin d’avancer quelques hypothèses sur cette apparente absence d’intérêt, en nous attachant aux mots qui désignent les Grecs dans les langues de culture du Nord (II.1.2). Si l’on excepte les Édits en grec d’Aśoka, mais qui relèvent de l’épigraphie grecque, voici les quelques références que nous avons glanées

206

BARATIN,2009,p. 65.

207

«Il ne convient donc pas de chercher des modèles gréco-romains arabes ou chinois d’écriture de histoire dans le passé de Inde. Il est sans doute plus pertinent d’analyser les formes que la société indienne a choisies pour consigner son passé. Ainsi la tradition des itihasa-purana de l’Inde ancienne est par elle-même une indication sur l’introduction de la caste comme forme de stratification ainsi que sur la légitimation de la caste dominante. Toute société possède plusieurs passés, surtout une société constituée de multiples segments sociaux. Les enregistrements de ces multiples passés peuvent varier, se contredire ou se conforter mutuellement. Seule une analyse comparative peut clarifier les motivations cachées. » THAPAR,1998, p. 355.

208 S

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péniblement ; elles ne concernent que les Grecs du Nord car, outre l’absence de lien avec notre sujet, les rapports avec des yavanas évoqués par la tradition littéraire tamoule donnent à penser que la population du sud confondait Romains et Grecs :

En langue Magadhi : Aśoka édits V et XIII (les Yavanas-Grecs sont cités dans une énumération).

En langue Pali : Assalāyana sutta ; Milindapañha ; Gautama-Dharmasutra IV, 21. En langue sanskrite : Aṣṭādhyāyī IV, 1, 49 ; Atharvaveda V, 22, 14 ; Brahmanda Purana (Upodghata-pada) 16-17 ; Brihat-katha-Manjari X, 1, 285-286 ; Chāndogya V, 22, 14 ; Mahabharata I, 85 ; I, 165 ; III, 47 ; III, 188 ; V 19 ; XII, 65 ; XIII, 33 ; Mahaniddesa 155, 415 ; Manusmriti X, 43-44 ; Nirukta (de Yāska) II, 2 ; Padama Purana Srshtikhanda 47, 69-75 ; Ramayana 43 et 55 ; Yuga-Purana (Gargi-Samhita) 5, 7. (On peut ajouter certains commentaires de Patañjali, dans le Mahābhāsya, mais yavana n’y est que cité pour un exemple grammatical).

Il est nécessaire de s’arrêter plus longuement sur le Milindapañha, tant son retentissement fut considérable parmi les historiens occidentaux à partir du XIXème siècle. Ce Milinda, très tôt identifié comme Ménandre par T. Rhys Davis, en 1890, présentait l’immense avantage d’être grec, et de faire l’éventuel pendant avec Aśoka dont la redécouverte était très récente (le milieu du XIXème siècle). Certains crurent même que les Grecs avaient influencé l’écriture du texte pali, et W.W. Tarn consacra une annexe de The Greeks in Bactria and India à la comparaison entre le Milindapañha et la Lettre d’Aristée. Cette hypothèse est désormais totalement abandonnée, mais reste encore bien ancrée, chez certains auteurs, la certitude que le Milinda-Ménandre du texte indien est réellement bouddhiste209.

Le Milindapañha est en effet un long texte non canonique du bouddhisme ; il nous est parvenu dans une version palie, la plus connue, et dans deux éditions, l’une coréenne et l’autre chinoise, sous le titre de Sutra du bhiksu Nāgasena. Dans sa version palie, le Milindapañha figure dans la troisième partie du canon, avec d’autres textes narratifs ou non doctrinaux, comme les Jatakas qui racontent les vies antérieures du Bouddha. P. Demiéville, en 1924, a établi que les trois versions (y compris la version palie) dérivaient d’une version antérieure primitive qui aurait été traduite à date antique d’abord en chinois, à partir d’un premier texte rédigé dans une langue inconnue, peut-être la gandhari. Par ailleurs, le

209

TRIPATHI, 1987, p. 206 : « Milinda or Menander was a Buddhist, and he has survived in Indian traditions. Thus, the Milindapanho preserves some of his puzzling questions on religion put to Thera Nagasena. Indeed, according to a Siamese legend Menander even attained to arhatship».

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Milindapañha a connu un tel succès que les versions chinoises sont au nombre de trois210, et que le grand philosophe Buddhaghosa au Vème siècle la lisait, et sans doute l’utilisa pour la rédaction du Vishuddhimaga (« La Voie de la pureté », célèbre commentaire du canon pali.)

Il s’agit donc d’un véritable ouvrage phare de la littérature bouddhique des premiers temps, bien qu’il n’appartienne pas aux sutras où apparaît le Bouddha ; il est passé au-delà de l’Inde par la route du Nord-ouest (une des deux routes d’expansion du bouddhisme, l’autre étant la route maritime du sud) avec un succès si considérable qu’une légende khméro- siamoise s’est emparé de Milinda et en fit un Bouddha211

.

La version indienne palie, la plus connue, la plus traduite, nous est parvenue dans un premier manuscrit complet datant de 1495. Le texte, comme celui de tout texte bouddhique ancien, est très composite : une première version s’arrêtait au chapitre 89 (p. 90 de l’édition Nolot dont la traduction complète comprend 328 pages ; L. Finot212, dans sa traduction de 1923 s’arrête exactement à cet endroit), les livres IV à VII de l’actuel Milindapañha n’existent d’ailleurs pas dans la version chinoise traduite par P. Demiéville. On ne doit pas en conclure cependant que la version palie la plus proche de l'original n’a pas été augmentée elle-même : P. Demiéville souligne que toutes les citations présentées dans le début pali correspondant à la version chinoise du Milindapañha, trouvent leur origine dans le Nikaya, et donc ont été insérées pour que l’ouvrage paraisse conforme à l’orthodoxie qui se mettait en place aux alentours de l’ère chrétienne. Pour simplifier (mais rien n’est jamais simple dans l’étude du bouddhisme primitif) : à une date comprise entre la mort supposée de Ménandre, vers 135 avant notre ère, et l’ère chrétienne, une première version fut écrite, dans une langue inconnue (mais qui n’était pas le pali) ; cette première version fut augmentée sous l’impulsion des moines de Ceylan qui, du premier au cinquième siècle de l’ère chrétienne, mirent en place l’orthodoxie du Theravada ; elle fut valable longtemps, puisque Buddhaghosa, au IIIème

siècle l’utilisa (mais n’utilisa que ces premiers trois livres)213

; elle fut traduite en chinois à une date indéterminée, puis traduite en coréen (dont il n’existe pas de version accessible en langue

210

DEMIEVILLE,1924, p. 21.

211

Sur cette légende siamoise voici ce qu’écrivait en note DEMIEVILLE, 1924, p. 35 : « M. H. G. Rawlinson,

Intercourse between India and the Western WorId, Cambridge, 1916. p .82, dit qu'un épisode identique à celui

que rapporte Plutarque figure à la fin d'une version siamoise du Milindapanha. Il est à craindre que cette addition, si elle existe réellement, ne soit due à quelque lecteur siamois de l'introduction de Rhys Davids. » La littérature historique et critique sur le Milindapañha ne nous fournit effectivement aucune trace de cette légende, à laquelle font cependant référence certains auteurs anglo-saxons, prouvant la validité de l’hypothèse de Paul Demiéville.

212

On peut consulter les traductions suivantes :RHYS DAVIDS, 1890 et 1894 ; FINOT, 1923, (1983) ; NOLOT, 1995.

213 D

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occidentale), et augmentée de nouveau dans la version palie, vers le cinquième siècle de notre ère214 afin d’atteindre la taille actuelle.

Le Milinda du texte est-il bien le roi historique grec ? Les monnaies de Ménandre Ier l’attestent, et G. Fussman se livre à une analyse onomastique lui permettant d’écrire : « Il n’y a rien, en effet qui, dans la structure phonétique de Menandros, s’oppose aux tendances phonologiques de la gandhari… il n’est pas impossible que très tôt, dès le Ier

siècle de notre ère, le nom de Ménandre y [dans la littérature bouddhique] ait été déformé par l’étymologie sanskritisante et refait sur le modèle d’un des noms sanskrits de l’abeille : Milinda » 215. Si nous ouvrons le dossier du prétendu bouddhisme de Ménandre Ier, nous ne trouvons que trois témoignages 216 : le texte de Plutarque, sur lequel nous avons plus haut émis des réserves liées à sa nature et au projet d’écriture, une monnaie (une seule) conservée au British Museum, et le Milindapañha. Si l’on remet en contexte le texte de Plutarque, l’anecdote du roi Ménandre de Bactriane apparaît pour ce qu’elle est : le contrepoint à la présentation d’un mauvais souverain, un tyran de Syracuse ; doit-on aller jusqu’à envisager que Plutarque, pour les besoins de sa démonstration, aurait pu solliciter l’histoire, ou aller jusqu’à l’inventer ? On voit figurer sur l’avers de la monnaie du British Museum une roue du Dharma et une palme sur le revers. La tentation est alors grande d’interpréter cette roue du Dharma comme la confirmation d’une hypothétique conversion de Ménandre au bouddhisme. Or dans l’Inde du deuxième siècle avant notre ère, la roue n’est pas utilisée uniquement par les bouddhistes, même si les stupas de Sanchi et Barhut en font un abondant usage, et l’Inde classique y aura recours sans que ce symbole soit exclusivement connoté comme bouddhiste217. Le

214 D EMIEVILLE, 1924, p. 34. 215 FUSSMAN, 1993, p. 73. 216

DEMIEVILLE, 1924 en ajoute un quatrième, qu’il est d’ailleurs le seul à longuement analyser p. 35 à 43: il s’agit

d’un extrait de La Bodhisattvâvadânakalpalata, composée par le poète cachemirien Ksemendra au milieu du XIeme siècle, le 57ème chapitre intitulé Stūpāvadāna. Le poème cite effectivement Milinda en ces termes : « Un roi nommé Milinda construira un stūpa dans ce pays. » Mais comme le prouve Demiéville lui-même, une confusion est possible avec le roi Kanishka, et sa conclusion, pour une fois, est fort peu convaincante : « Quelle peut être la source du Stupâvadâna, et particulièrement du passage relatif à Milinda ? Notre examen de ce chapitre et de ceux qui le précèdent en a montré les rapports avec le récit du Vinaya des Mûlasarvàstivâdin, école cachemirienne par excellence. Ksemendra suit manifestement un texte apparenté à ce récit. Or on ne peut manquer d'être frappé du fait qu'il place la prophétie sur le stupa de Milinda à l'endroit même où notre lecture parallèle du Vinaya nous laissait attendre la prédiction sur le stupa de Kaniska. Est-ce une coïncidence? Est-ce une substitution opérée par Ksemendra, auquel Milinda aurait été connu par ailleurs, peut-être par quelque recension duMilindapañha? Mais alors n'aurait-il pas situé le stupa à Çâkala? Il paraît plus simple de supposer que Ksemendra utilisait un texte ancien démarquant au profit de Ménandre la prédiction relative à Kaniska. Si tel était le cas, il faut avouer que son témoignage serait en fin de compte le plus solide de tous sur la conversion de Ménandre, ou du moins sur l'opinion de la postérité à ce sujet. » Il est en fait plus simple d’imaginer que la postérité a tenté de prouver a posteriori, au prix d’inventions et de confusions, la validité d’un texte de l’importance du Milindapañha.

217 Voir les études de A

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Milindapañha, quant à lui, n’a pour seul identifiant grec que le nom du souverain : si l’on change ce dernier, et qu’on nomme le roi Chandragupta, par exemple, ni l’économie du texte bipartite, ni la teneur des propos ne sont en quoi que ce soit altérés. On peut objecter que le texte du Milindapañha présente une information sur le roi : son lieu de naissance, Alasanda, dont G. Fussman a justement démontré qu’il devait s’agir d’Alexandrie d’Egypte et non d’Alexandrie du Caucase, comme le voulait jadis A. Foucher218

. Mais jadis tous les Américains, dans la conscience populaire, venaient de New York, ou pour parler plus sérieusement, il est possible que cette mention d’Alasanda ne soit qu’un cliché littéraire motivé par les besoins de la démonstration rhétorique du moine indien. Ménandre-Milinda est l’écho d’un roi puissant, au point de laisser deux ou trois siècles plus tard son souvenir dans les esprits des indiens, et ce seul point fait sens pour nous, mais on ne peut déduire du texte pali aucune information sur le roi grec Ménandre Ier219. Le roi Ménandre Ier est aussi peu historiquement présent dans le Milindapañha que Charlemagne ne l’est dans La Chanson de Roland.

Dans la version palie du Milindapañha Milinda est grec et donc étranger, et son exemple importe à des clercs qui ont déjà commencé la diffusion du bouddhisme vers l’extérieur du sous-continent indien (et de fait, les plus anciennes versions du Milindapañha sont chinoises, connues sous le nom de Sutra du Bikshu Nāgasena, titre qui prouve qu’en milieu chinois le rapport à la Grèce était inconnue, ou du moins indifférent) ; enfin, Milinda passe du statut de raisonneur pour qui le débat philosophique est un combat, une joute, un divertissement royal, à celui de disciple du moine Nāgasena. Il n’est pas encore libéré au sens bouddhique, mais cependant apaisé, ce qui prouve la puissance et l’efficacité de la doctrine bouddhique, puisqu’elle peut soigner un roi, un barbare d’étranger qui plus est.

Il est intéressant de s’interroger sur les représentations qu’ont les historiens du roi Ménandre, ou dit autrement, il faut se demander pourquoi certains veulent que Ménandre soit bouddhiste. Un savant aussi éminent qu’O. Boppearachchi a scruté et étudié des milliers de monnaies, en particulier des centaines du roi Ménandre avec le type Athéna Alkidémos au revers. Pourtant, une seule monnaie isolée de Ménandre à la roue du Dharma peut avoir une connotation bouddhiste alors que ce symbole était quasiment banal à l’époque dans tous les cultes indiens220. Il considère le texte de Plutarque comme influencé par l’épisode de la guerre

218 F

USSMAN,93, p.79-81.

219

Voir sur ce point notre mémoire de Master 2, L’image du roi Ménandre 1er, rédigé sous la direction de M. Guy Labarre et Mme Claire Muckensturm-Poulle, soutenu à Besançon en 2008.

220 B

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des reliques qui suivit la mort du Bouddha ; c’est beaucoup solliciter quelques lignes de Plutarque qui, au mieux, comme nous le verrons plus loin, évoquent simplement une querelle de préséance entre des cités désireuses de recueillir l’honneur et les avantages financiers du culte royal.

Mais O. Bopearachchi n’est pas le seul ; W.W. Tarn et A.K. Narain, avant lui, doutaient de l’ordination de Ménandre, mais fort peu de son adhésion au bouddhisme.221

Faut- il voir dans ces deux références illustres les débuts d’une illusion collective, ou du moins d’une imprudence collective ? Nous exempterons en tout cas T. Rhys Davis de toute responsabilité, car le grand savant anglais écrivait, avec prudence et justesse, un résumé auquel il n’y a presque rien à ajouter 120 ans plus tard : « To sum up--Menander-Milinda was one of those Greek kings who carried on in Baktria the Greek dominion founded by Alexander the Great. He was certainly one of the most important, probably the most important, of those kings. He carried the Greek arms further into India than any of his predecessors had done, and everything confirms the view given by our author at I, 9 of his justice and his power, of his ability and his wealth. He must have reigned for a considerable time in the latter part of the second century B.C., probably from about 140 to about 115, or even 110 B.C. His fame extended, as did that of no other Baktrian king, to the West, and he is the only Baktrian Greek king who has been remembered in India. Our author makes him say, incidentally, that he was born at Kalasi in Alasanda (= Alexandria), a name given to an island presumably in the Indus. And, as was referred to above, Plutarch has preserved the tradition that he died in camp, in a campaign against the Indians in the valley of the Ganges […] Beyond this all is conjecture. When our author says that Milinda, was converted to Buddhism, he may be either relating an actual tradition, or he may be inventing for his own purposes. There is nothing inherently impossible, or even improbable, in the story »222.