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Une cartographie difficile à établir

Conventions orthographiques

A. K Narain le faisait remarquer dès les premières lignes de son livre The Indo Greeks Revisited and supplemented 48 : tout semble commencer avec Theophilus Bayer, en 1738, à

I.2.1 Une cartographie difficile à établir

L. Martinez-Sève a récemment publié un Atlas du monde hellénistique99 dont les cartes sont les premières à tenter une délimitation de la Bactriane indépendante et des royaumes indo-grecs. Jusqu’alors, en effet, les cartes présentant l’Asie centrale grecque révélaient les emplacements des villes, des fleuves, mais n’osaient pas dessiner les contours des royaumes. Comme nous le verrons plus loin, cette prudence s’explique par des causes historiques : des guerres supposées incessantes entre les souverains locaux, des guerres contre les forces séleucides, indiennes, parthes, nomades, ont constamment remodelé un territoire dont la configuration montagneuse interdisait d’ailleurs (sauf dans la région de la plaine de Kaboul) qu’il fût totalement et absolument sous contrôle100

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Mais nos sources géographiques antiques ne nous aident guère : Strabon, Ptolémée, comme la plupart des anciens grecs et romains, considèrent que les fleuves sont des frontières naturelles tout autant que politiques101. Leurs propres sources d’information nous échappent le plus souvent, et sont probablement, pour la région qui nous concerne, des documents historiques de seconde main, ou d’éventuels souvenirs de compagnons d’Alexandre. Négliger les informations données par Strabon (VI, 11.1) serait évidemment absurde, et l’on peut tenir pour admis que Bactriane et Sogdiane avaient des liens anciens puisqu’elles faisaient partie de la satrapie séleucide. Mais il faut garder en mémoire que les Grecs opéraient des conversions de latitude et de longitudes parfois peu fiables car effectuées fort loin du lieu où les voyageurs avaient opéré les relevés initiaux102.

99

MARTINEZ-SEVE, 2011.

100

Voir le dossier iconographique, n°5, pour la présentation de la géographie physique de l’Afghanistan.

101

C’est un des points fondamentaux de la démonstration de Staviskij B. quand il établit les limites géographiques de la Bactriane sous les Kouchans. STAVISKIJ,1986, p. 51-52.

102

Serge Veuve, dans un article consacré à deux cadrans solaires découverts lors de fouilles à Aï Khanoum, montre bien qu’elles sont les capacités mais aussi les limites des relevés effectués par les Grecs : « La latitude réelle d'Aï Khanoum est de 37° 10'. Les résultats des calculs précédents présentent des écarts allant de moins 5' à l°20'. Il faut y voir des inexactitudes toujours possibles pour les mesures prises directement sur le cadran, mais aussi et surtout un léger manque de cohérence interne dans le tracé des différentes courbes sur la pierre par le constructeur du cadran. L'écart est somme toute minime. Même si l'on veut retenir le chiffre le plus faible, valable pour une localité située à 147 km au Sud d'Aï Khanoum, il est fort vraisemblable que le cadran a été construit à Aï Khanoum et pour Aï Khanoum. De toute façon la précision dans la mesure du temps n'avait pas la même importance dans l'antiquité que de nos jours. C'est ainsi que Pline signale que les Romains mirent près d'un siècle pour s'apercevoir qu'un cadran solaire transféré de Catane à Rome en 263 av. J.-C. ne leur donnait pas des informations correctes » : VEUVE, 1982, p. 34.

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Claude Ptolémée, plus spécifiquement, est inutilisable pour la Bactriane. Référence incontournable de l’histoire de la géographie, et remarquable travail de savant, Le Traité de Géographie est d’abord une réflexion sur la démarche du géographe, une remise en cause des conceptions et des méthodes cartographiques antiques, en même temps qu’une somme astronomique et arithmétique. S’appuyant sur les découpages satrapiques d’époque antérieure, et donc obsolètes à son époque, il ne peut donner d’informations fiables sur les réalités politiques de son temps, et ce d’autant plus qu’il accumule les erreurs. C. Rapin103

relève ainsi, concernant la Bactriane, la liste des villes mal situées, des fleuves coulant hors de leur lit vraisemblable, des régions déformées, des distances fautives : contradictions entre les sources utilisées par le savant grec et erreurs méthodologiques n’enlèvent évidemment rien au progrès scientifique que représente à son époque l’étude de Claude Ptolémée. Néanmoins, nous faisons définitivement nôtre le jugement de C. Baratin : « La compilation anarchique à laquelle il s’est livré, ainsi que les erreurs de toutes natures que l’on repère dès que l’on a matière à comparer avec les données de terrains ou aux autres sources plus fiables et datées, interdisent d’exploiter son œuvre à des fins historiques autrement que pour confirmer une information connue par ailleurs… » 104

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D’anciennes chroniques chinoises ont également compilé des informations historiques et géographiques sur l’Asie centrale : le Shiji rédigé par Sima Qian (IIème et Ier siècles de notre ère), le Hanshu rédigé par Ban Gu, (Ier siècle de notre ère), et le Hu Hanshu rédigé par Fan Ye aux IVème et Vème siècles de notre ère. Ces trois ouvrages, que nous aurons l’occasion d’évoquer plus loin plus en détail, nous livrent parfois des informations sur ces confins de l’empire chinois qu’étaient les territoires d’Asie centrale ; mais leurs connaissances sont de seconde main, le Shiji notamment reprend le récit effectué par Zhang Qian à la suite d’une mission impériale : le rapport de Zhang Qian, probable espion de l’empereur, daterait cependant de 125 avant notre ère. Outre les limites de la méthode suivie par les compilateurs, on doit reconnaître aussi que les adopter comme source précise d’informations nécessite une forte capacité imaginative ; en d’autres termes, leurs indications géographiques et démographiques, à moins de se livrer à des extrapolations ingénieuses, sont très vagues. Qu’on en juge, sur ces quelques lignes extraites du Shiji traduites en anglais par B. Watson : « Daxia (Bactria) is situated over 2,000 li 105southwest of Dayuan, south of the Gui River (= l’Oxus). Its people cultivate the land and have cities and houses. Their customs are

103

GRENET,RAPIN, 2001b, p.201-226, notamment les pages 201- 204.

104

BARATIN, 2009, p.54.

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like those of Dayuan. It has no great ruler but only a number of petty chiefs ruling the various cities. The people are poor in the use of arms and afraid of battle, but they are clever at commerce. After the Great Yuezhi moved west and attacked and conquered Daxia, the entire country came under their sway. The population of the country is large, numbering some 1,000,000 or more persons. The capital is called the city of Lanshi (Bactra) and has a market where all sorts of goods are bought and sold »106. Nous n’insisterons pas sur une estimation démographique que rien ne vient étayer, ni sur une certaine imprécision relative aux ressources économiques (relevons l’insistance sur le commerce). Nous pouvons conclure, de ces lignes, que l’Oxus aurait représenté une frontière septentrionale pour la Bactriane du IIème siècle av. J.C., et que la frontière aurait de toute façon bougé à la date de la rédaction, postérieure à l’observation de terrain. Parler de frontière est cependant presque abusif, si l’on accorde quelque crédit à l’émiettement politique que constate Zhang Qian (tout voyageur de l’époque était d’abord attentif aux conditions de sécurité de son périple) : pas d’État véritablement constitué, mais une mosaïque de principautés autonomes dans des proportions difficiles à établir. Par ailleurs, cette frontière, à supposer qu’elle fût politique et militaire, a-t- elle délimité aussi l’influence culturelle, linguistique du royaume de Bactres ? Il est difficile d’imaginer que des populations de même nature, de même origine ethnique, naviguant et transitant sur ce fleuve, n’ait pas essaimé des deux côtés de la rive.

La notion de frontière est donc à envisager de façon très peu statique et très peu limitative, même si huit siècles plus tard, le pèlerin Xuanzang (7ème siècle de notre ère) relève encore l’Oxus comme le principal élément topographique notable dans la région : « Le royaume de Bo he (Bactres) a environ huit cents li de l’est à l’ouest et quatre cents li du sud au nord. Du côté du nord, il est voisin du fleuve Bo zu (Oxus) » 107. Le récit de Xuanzang est généralement peu mentionné par les historiens de la région ; on peut le comprendre, car le lettré chinois écrit sous les Tang, très longtemps après la présence grecque, mais son guide du pèlerin, comparable en bien des aspects à celui écrit par Amery Picaud au 13ème siècle pour le pèlerin de Compostelle, permet de visualiser et concrétiser les paysages, les difficultés de circulation dans ces montagnes, les disparités de populations.

106

WATSON, 1962 (1993).

107

La littérature sur ce voyageur est fort abondante, et deux traductions françaises existent par exemple. Ces lignes sont extraites de MEUWESE, 1968, p. 65.

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