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Les portraits monétaires : le roi en guerre

Conventions orthographiques

A. K Narain le faisait remarquer dès les premières lignes de son livre The Indo Greeks Revisited and supplemented 48 : tout semble commencer avec Theophilus Bayer, en 1738, à

III) Le roi-guerrier

III.3.1 Les portraits monétaires : le roi en guerre

Les portraits monétaires sont les seuls que les souverains gréco-bactriens et indo-grecs nous aient laissés d’eux, à l’exception d’un portrait attribué à Démétrios que nous présenterons plus loin : on y découvre que rares sont les souverains à n’être pas en armes, ou à ne pas porter d’attributs guerriers.

Contrairement d’ailleurs à ce que l’on serait enclin à croire, les souverains grecs d’Asie n’apparurent pas dès le début comme des guerriers : Diodote Ier

et II ne sont pas en armes, ni Euthydème Ier. L’iconographie monétaire est alors nettement influencée par le royaume séleucide et les monnaies de leurs souverains. Il faut attendre Eucratide Ier pour que le souverain apparaisse casqué, image qui va se révéler ensuite un poncif de la représentation royale en Asie centrale. Le casque d’Eucratide est alors fixé au type béotien.

Sur ce tétradrachme d’argent (16, 85 gr) d’Eucratide Ier

, le roi est casqué, drapé et diadémé. Il porte également la corne de taureau macédonienne. Au revers, les Dioscures chargeant à droite, armés de sarisses macédoniennes373. Le revers est parfois encore évocateur de la violence guerrière revendiquée du souverain, certaines monnaies accentuant la force évocatrice de la charge des Dioscures. Le graveur a su ici rendre de façon très expressive le mouvement des chevaux, dont les têtes tournées, presque tordues, les jambes avant levées et comme enchevêtrées, contrastent fortement avec la symétrie des jambes arrière toutes alignées.

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n° 74

Le même Eucratide, résolument novateur, associe son image casqué à l’usage de la lance dirigé à gauche, et donne de lui l’image du porteur de lance aichmephoros, émule d’Alexandre III auquel Lysippe avait consacré un poème perdu374

.

Sur ce tétradrachme d’argent, Eucratide Ier 375

casqué et porteur d’une corne de taureau, brandit la lance de la main droite. Hélioclès Ier préfère le type casqué et diadémé sans lance, mais Hélioclès II376, 40 ans plus tard, fait battre monnaie avec le même profil casqué. Le mouvement des chevaux est le même que celui gravé dans la première monnaie présentée plus haut, mais la gravure est plus maladroite car les chevaux sont plus lourds, plus grossièrement silhouettés, et paraissent donc engoncés dans leur masse.

374 B

ARBANTANI,2010, p. 234.

375

WHITEHEAD,1922, Plate IV. Dossier iconographique n° 118.

376

WHITEHEAD, 1922, Plate VI. À noter que ce catalogue n’attribue pas de rang à Hélioclès. Dossier iconographique, n° 100.

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Ainsi, Ménandre Ier, Hélioclès Ier et II, (ce dernier apparaissant aussi de profil à gauche et brandissant la lance), Nicias, Straton Ier, Antialcidas (lui aussi brandissant la lance dans la main droite) sont casqués. Ce type monétaire dut particulièrement impressionner les rois des dynasties suivantes puisque les souverains indo-scythes se firent représenter en porteurs de lance, avec l’innovation de la posture cavalière, mais aussi avec un casque apparenté au casque des Grecs377. Enfin, d’autres rois, Démétrios Ier, Ménandre Ier, Lysias, se font représenter portant en casque une dépouille d’éléphant, conquérants réels ou supposés de l’Inde et dignes successeurs d’Alexandre378

.

Au revers, le roi grec d’Asie peut apparaître à cheval, en armes, couplant ainsi les attributs du pouvoir à ceux de son statut guerrier : tels Antimaque II, Philoxène, Hermaios et Calioppé, Hippostrate379.

Enfin, les représentations de divinités guerrières ou associées à l’exercice de la violence sont frappées par les rois : Héraclès, les Dioscures, Athéna, Nikè, Artémis.

1) Héraclès380 est particulièrement vénéré en Bactriane, comme l’atteste, dans le gymnase d’Aï Khanoum, l’inscription d’une dédicace partagée avec Hermès faite par les deux frères Straton et Triballos381. Des Séleucides aux Kouchans, le culte et l’appel à la protection d’Héraclès ne faiblissent pas, et la statuaire ou les représentations sculptées sont

377

FRÖHLICH,2005, p. 66 : « Une autre forme de casque est également représentée sur les monnaies indo- scythes, qui ressemble plus au casque des Gréco-Bactriens et des Indo-Grecs. Il s'agit d'un casque aux bords évasés, tel qu'on le rencontre sur les monnaies du souverain gréco-bactrien Eucratide Ier, repris par la suite par de nombreux autres dynastes, jusqu'à l'un des derniers indo-grecs, Apollophane. Ce type de casque grec à bords larges permet de protéger la nuque et l'avancée avant y tient lieu de visière. Sur les monnaies gréco- bactriennes et indo-grecques, le casque est pourvu d'un cimier, peut-être également présent sur certaines monnaies indo-scythes. » 378 Dossier iconographique n° 71, 72. 379 Dossier iconographique n° 76, 77, 78, 79. 380 Dossier iconographique n° 70, 71, 87, 104. 381

ROBERT,1968, p. 417-421, fig. 1 ; repris dans BERNARD, 1973, p. 208-211, pl. 109 a ; CANALI DE ROSSI, 2004, n°

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nombreuses382, aboutissant au fait qu’Héraclès est assimilé au bodhisattva383 Vajrapani à Hadda384. On sait combien le culte d’Héraclès, héros civilisateur, s’est répandu dans tout le monde antique385, notamment parmi les militaires ; Alexandre, quant à lui, prétendait compter le demi-dieu parmi ses ancêtres, contribuant ainsi à le populariser dans les territoires conquis. Certains auteurs grecs ont même cru reconnaître en Inde des traces de ce culte, sans doute plus ou moins confondu avec celui de Krishna ou de Shiva386. Euthydème Ier commence la longue série de monnaies gravées au revers avec Héraclès, assis et se reposant, mais les rois Démétrios Ier, Euthydème II, Zoïlos, Lysias, Théophile Ier le représentent aussi debout, couronné, portant la peau de lion, mais toujours avec la massue 387 ; Euthydème Ier, Démétrios, Straton Ier, Théophile, Zoïlos font graver le buste d’Héraclès au revers, portant la massue. Enfin, Héraclès est une figure reprise en numismatique jusqu’à l’époque kouchane388. 2) Les Dioscures assumaient la double fonction d’annonciateur de la Victoire et de protecteur, comme l’étymologie l’indique389

. Le type des Dioscures est choisi par Eucratide, désireux de se démarquer de ses prédécesseurs, surtout s’il les a évincés par la violence : les deux jeunes dieux sont gravés coiffés du ι ο surmonté d’une étoile, tiennent une palme et la sarisse, sur des chevaux au galop. Des monnaies d’Eucratide figurant les Dioscures au revers, ce type est le plus représenté ; un second nous présente les Dioscures symbolisés par leurs casques, surmontés d’une étoile et flanqués de deux palmes ; un troisième, moins fréquent, montre les Dioscures seuls, de face, lance posée à terre, et cette dernière série seule est bilingue. Il paraît inutile d’invoquer un quelconque rapprochement avec les mythes védiques390 , car l’usage des Dioscures en numismatique est bien attesté en milieu séleucide,

382

Voir sur ce point une bonne recension dans ABDULLAEV,2007, p. 544-566.

383

Initialement un protecteur de l’enseignement du Bouddha.

384 T

ARZI,2000,p. 163-170, pl. I, 3, II,4.

385

Jusque dans la lointaine Armorique, sous les traits d’Hercule. Le musée de Quimper et celui de Rennes en attestent par la présence de plusieurs statues.

386

DIODORE II.39, 1-4 ; STRABON XV.1, 7-10 ; ARRIEN, Indika V.10-13.

387

ALLOUCHE-LE PAGE, 1956, synthétise et distingue à juste titre trois types de monnaies d’Héraclès : un Héraclès nu, assis sur un entassement de rochers, appuyé sur sa massue, type initié par Euthydème Ier et repris par Agathocléia, régente probable de Straton Ier après la mort de Ménandre Ier ; le second type est un Héraclès debout, jeune, nu, jambe gauche avancée, portant la peau de lion, tenant la massue à main gauche et une couronne à main droite : Démétrios Ier, Zoïlos Ier, Lysias reprirent ce type ; un troisième type représente le dieu de profil, barbu, regardant à droite : Euthydème II, Lysias, Zoïle II, Théophile le reproduisent. Héraclès est associé à la maison d’Euthydème, jamais à celle d’Eucratide. ALLOUCHE-LE PAGE, 1956, p. 94-97.

388

ABDULLAEV ,2007,p. 548.

389

BADER, 1986, p. 482-483 et notes 56-57 : "Κάστωρ est dérivé d'un radical *kad- "briller, exceller, se distinguer" et son nom signifie "qui brille, etc.", tandis que Pollux est appelé "qui veille sur", conformément à sa fonction de σωτήρ. Le rapport du nom propre à l'appellatif est alors celui d'une forme de sens "voir" (d'où"veiller sur") à une forme de sens "briller". Поλυδ υκής est celui "qui brille beaucoup". Références et citations tirées de GRICOURT, 1994, p. 190.

390 A

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par exemple chez Séleucos Ier, II, et Antiochos II. A la suite d’Eucratide, Antialcidas, Lysias, Diomède et Archébios reprennent ce type.

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3) Athéna apparaît au revers avec Démétrios II, en une monnaie fort rare (peut-être à 3 exemplaires connus selon O. Bopearachchi, dont une dans le catalogue de la Smithsonian Institution391) ; Ménandre Ier n’est donc pas l’inventeur de ce type, bien qu’il l’ait beaucoup utilisé : Athéna est représentée selon les critères les plus archaïques et macédoniens, d’une déesse vêtue en hoplite, porteuse de l’égide et donc protectrice du peuple392

, regardant à gauche, avançant le pied droit, brandissant le foudre. C’est la principale représentation d’Athéna sur les monnaies de Ménandre, et l’on se perd en conjecture sur les raisons de ce

391

BOPEARACHCHI, 1993a, p.71, pl. 2 n°23.

392

Le plus souvent, sur les monnaies séleucides, Athéna tient une lance ; le foudre est représenté sur les monnaies antigonides (par exemple Antigone Gonatas, Philippe V) : LACROIX,1949, p. 116-121.

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choix 393: désir de faire référence à Alexandre, volonté de se démarquer d’Eucratide ? On peut aussi penser que cette figure divine guerrière a été choisie pour impressionner les adversaires de Ménandre, ou plus simplement encore en raison d’un attachement personnel à la déesse. Apollodote II, Agathocléia, Straton Ier, Épandre, Dionysos, Apollophanes, Polyxène reprennent ce type tandis qu’Amyntas et Démétrios II l’adoucissent par le retour à l’Athéna casquée mais debout et en arrêt, la lance à terre.

394

395

4) Artémis est associée à Bactres, par l’intermédiaire de Démétrios Ier qui la choisit pour quelques monnaies, mais elle est aussi associée au nord de l’Inde où régna Artémidore. C’est l’Artémis chasseresse et violente, et non l’image complexe d’Artémis-Hécate qui figurent parfois aussi sur les revers d’autres monnaies, par exemple celles d’Agathocle et Pantaléon396.

5) Enfin, Nikè est représentée sur quelques monnaies. Déesse très anciennement évoquée397, elle peut être identifiée à de grandes divinités poliades (Artémis et Athéna, notamment en Asie Mineure), associée à des dieux niképhores comme Zeus, Arès ou Poséidon ; mais l’époque hellénistique, à la suite d’Alexandre qui lui voua un culte particulier398 et la fit graver sur ses monnaies, détache Nikè des autres divinités et lui rend un culte indépendant. Sur les monnaies qui nous sont parvenues d’Asie, nous ne distinguons que

393

ALLOUCHE-LE PAGE ,1956,p. 111.

394 Drachme d’argent de Ménandre Ier, 2,38 g, revers présentant Athéna. Monnaie conservée à la BNF,

département Monnaies, médailles et antiques, R 3681.381.

395

Drachme d’argent d’Artémidore, 2, 35g, revers présentant Artémis. Monnaie conservée à la BNF, département Monnaies médailles et antiques, voirBOPEARACHCHI, 1991, p. 31.

396

Mais on ne sait pas quel attribut ces deux rois voulaient valoriser dans la divinité : Hécate la lunaire, terrible et mystérieuse, ou Hécate la protectrice des carrefours.

397

LECLERC,1997, p. 325-352.

398 Au point d’instituer des jeux en son honneur en Sogdiane, Q

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peu de représentations de Nikè : Antimaque II, Archébios et Épandre399 sont les seuls à la faire graver au droit, Antialcidas, Amyntas, Apollodote, Ménandre Ier, Straton Ier, la faisant représenter au revers. Antialcidas et Amyntas privilégient la déesse associée à Zeus, Apollodote l’associe à Athéna, formes archaïques de la représentation, les autres rois (même Ménandre Ier qui fit pourtant d’Athéna, si souvent associée à Nikè, la déesse tutélaire de sa dynastie) la font graver seule, porteuse de palme ou de la couronne. Il est difficile cependant de discerner précisément les raisons de cette réprésentation : s’agissait-il de rendre hommage à une déesse utile en tant de guerre, ou d’évoquer le souvenir du souverain macédonien ? Les deux causes sont envisageables, car loin de se contredire elles se complètent et se renforcent.

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Un tel descriptif n’a en soi rien de surprenant, car les dieux figurés le sont de façon classique, et beaucoup (Zeus, Héraclès, Artémis, Athéna, Niké) sont présents dans les autres territoires soumis aux souverains hellénistiques. Sur ce point, les souverains grecs d’Asie ne se différencient pas de leurs homologues.

En revanche, la représentation aussi constante et majoritaire de dieux en armes ou encore protecteurs est révélatrice de la tension militaire dans laquelle les souverains grecs dirigeaient leurs royaumes : ainsi Apollon est peu présent sur les revers monétaires (Eucratide II, Straton Ier, Téléphe, Apollodote Ier), Poséidon et Hermès encore moins (Poséidon au revers de monnaies d’Antimaque I, Hermès chez Diodote II), seul Zeus peut prétendre à une place aussi éminente que celle attribuée à Athéna et Héraclès : on le voit ainsi gravé sur les monnaies d’Agathocle, Diodote Ier

, Diodote II, Antialcidas, Amyntas, Eucratide II, Hélioclès Ier, Hermaios notamment.

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