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Conventions orthographiques

A. K Narain le faisait remarquer dès les premières lignes de son livre The Indo Greeks Revisited and supplemented 48 : tout semble commencer avec Theophilus Bayer, en 1738, à

IV) Gouverner le royaume

IV.2.3 Un palais pour le trône ?

Des palais en Bactriane, puis plus tard en Inde occupée et gérée par les Grecs, nous ne connaissons vraiment que l’ensemble palatial et administratif d’Aï Khanoum. Pourtant ces ensembles architecturaux et politiques ont sans doute existé : les rois de Bactriane puis les souverains ayant pris le pouvoir dans le sud de l’Hindou Kouch, ont repris les palais achéménides, puis ceux des rois indiens, sans que nous sachions s’ils ont eu le temps de marquer leur présence distincte et originale.

Aï Khanoum pose le problème de la présence royale permanente, que nous pourrions résumer ainsi simplement : la cité fut-elle une capitale ? La question s’est cristallisée autour de l’atelier monétaire d’Aï Khanoum, puisque reclassant les monnaies de Bactriane, B. Kritt587 réévalua l’atelier d’Aï Khanoum et voulut en faire le principal lieu d’émission monétaire de la Bactriane. C’eût été dévalué la prestigieuse cité de Bactres, à l’histoire et à l’importance stratégique autrement plus considérable que celles de la cité nouvelle probablement fondée par Séleucos Ier, aux confins du nord588. Une telle conception centralisatrice s’oppose en outre aux habitudes grecques séleucides qui, ici encore, paraissent pouvoir être appliquées aux Grecs d’Asie centrale.

Disposant d’un maillage de palais ou de paradis royaux sur l’ensemble de leur vaste empire, les souverains séleucides pouvaient ainsi se déplacer, déplacer leur cour avec leur

586 RAPIN, 2010, p. 243. 587 KRITT,1996, p. 33-34. 588

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administration, par conséquent jouir d’un pouvoir itinérant d’inspection et de décision, efficace et fréquent.

Le roi en déplacement affirmait aussi le pouvoir grec sur des populations d’autres origines, se montrait et montrait sa force, s’introduisant dans les décisions locales en présidant à des prises de décisions que des décrets solennisaient, que des monuments et des textes commémoratifs gravés dans la pierre installaient dans l’histoire589

. Le roi intégrait ainsi des communautés plus attachées à sa personne et aux liens personnels qu’elles avaient noués avec lui qu’à une idée abstraite de royaume perçu dans sa globalité : « La présence royale constituait en effet un élément essentiel du processus d’intégration puisque celle-ci était conçue, à proprement parler, comme la soumission à la souveraineté du roi plus que comme l’association à un ensemble défini comme le royaume »590

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Le roi en déplacement affirmait aussi le pouvoir grec sur des populations d’autres origines, se montrait et montrait sa force, s’introduisant dans les décisions locales en présidant à des prises de décisions que des décrets solennisaient, que des monuments et des textes commémoratifs gravés dans la pierre installaient dans l’histoire. Le roi intégrait ainsi des communautés plus attachées à sa personne et aux liens personnels qu’elles avaient noués avec lui qu’à une idée abstraite de royaume perçu dans sa globalité : « La présence royale constituait en effet un élément essentiel du processus d’intégration puisque celle-ci était conçue, à proprement parler, comme la soumission à la souveraineté du roi plus que comme l’association à un ensemble défini comme le royaume »591

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On imagine aisément que dans la Bactriane séleucide, avant la prise de pouvoir progressive des Diodotides, un palais devait exister au nord des territoires, face à la Sogdiane difficilement conquise par Alexandre au prix de ses habituels excès de violence. Sans doute achéménide, ce palais fut peut-être remplacé par un palais hellénistique ; la Bactriane, en tout cas, comptait au moins un « paradis » persan, vaste domaine de chasse clos plutôt que jardin, dans lequel le satrape chassait, usant de ce privilège considérable réservé à sa position officielle592.

Nous connaissons mal les palais grecs antérieurs à la période hellénistique ; il semble que les ensembles palatiaux complets et complexes soient une des caractéristiques du monde

589 MA, 2003, p. 243-259. 590 CAPDETREY,2007, p. 378. 591 C APDETREY,2007, p. 378. 592

BRIANT, 1991, p. 218 : « Modèles de prospérité agricole et horticole, les paradis étaient également des réserves de chasse, tel ce paradis de Sogdiane décrit par Quinte-Curce, et où la chasse était réservée aux rois et aux satrapes. »

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hellénistique. Mais, des quelques témoignages architecturaux de la période classique, nous pouvons tirer l’idée que les cités avaient déjà tendance à concentrer les édifices publics en un même lieu à l’intérieur des villes. Cette concentration administrative préfigure les concentrations architecturales politiques, administratives et culturelles qui aboutissent à la regia 593 hellénistique, centrée autour du noyau que constitue le palais royal, la regia étant alors le cœur du pouvoir sans pour autant être le cœur topographique de la ville. Il est en effet plus aisé de la construire ou de l’agrandir à la périphérie des villes, pour des raisons de nécessités urbanistiques s’il s’agissait d’un quartier palatial nouveau, ou pour des raisons sécuritaires, un centre ville étant toujours plus difficile à sécuriser qu’une périphérie dégagée. La regia d’Alexandrie et celle de Pergame sont des exemples accomplis de cette nouveauté politique. Située non loin du port, pour autant que les textes anciens et les témoignages picturaux nous permettent de le supposer594, celle d’Alexandrie aurait compris des logements, des jardins, des tombeaux royaux véritables héroa, un théâtre, et un gymnase édifié non loin. A Pergame, mieux documentée par l’archéologie, la regia a été construite autour d’une ancienne forteresse, ce qui explique que la partie intérieure ait été fortifiée ; des arsenaux, des casernes, des jardins et des logements faisait face au grand sanctuaire d’Athéna dont la bibliothèque était une annexe. Dans les deux villes, la proximité d’édifices religieux faisait du roi sinon un personnage tout-à-fait sacré, du moins un personnage associé au sacré, protecteur de la cité certes, mais aussi garant de son identité pérenne sous la forme de la religion, de la culture et des sciences595. Plutôt que d’évoquer les origines antérieures de la regia hellénistique et l’organisation de la cité telle que la Grèce l’avait voulue, il semble plus judicieux d’insister sur le projet politique particulier et novateur de la regia hellénistique: c’est autour du roi, d’une seule personne, que se concentrent désormais les pouvoirs, administratifs, militaires, politiques ou intellectuels596.

À l’exception du palais d’Aï Khanoum, nous ne connaissons aucun palais grec en Asie centrale. Les fouilles n’ont pu tout nous livrer, et sans doute faut-il se résigner, compte tenu

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Le terme grec de « basileia » serait sans doute plus appropriée que le mot latin, mais les historiens ont désormais donné à ce terme le sens de territoire royal, spatialement plus vaste qu’un simple palais. Voir sur ce point CAPDETREY,2000, p. 21.

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La topographie générale de la ville d’Alexandrie pose en effet de multiples problèmes : la ville a été peu fouillée, mais surtout beaucoup détruite au cours des siècles. Sur la question de la topographie d’Alexandrie, voir le résumé qu’effectue M. Rodziewicz des fouilles et des différents plans élaborés : RODZIEWICZ,1987, p. 38-

48.

595

LAUTER, 1987, p. 351-352.

596 H. Lauter, dans cette même communication, souligne la continuité entre la période antérieure et la période

hellénistique, « l’idée monarchique n’étant qu’une addition postérieure à un système préexistant », p. 354, affirmation discutable pour les royautés hellénistiques d’occident et combien plus encore pour celles d’orient, parce qu’elle minimise l’importance de la personne du roi, essence même du pouvoir hellénistique.

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de la situation politique et militaire, à ne pas connaître mieux Begram, Bactres, et Aï Khanoum désormais bien endommagée. Quelques traits caractéristiques apparaissent néanmoins. Ainsi à Begram le palais paraît-il dissocié de la citadelle, comme à Aï Khanoum597. La photo satellitale de Begram prouve même que la fonction administrative et politique étaient séparées de la puissance militaire, restée dans la citadelle conçue comme refuge ; mais la structure de Bactres est différente, puisque le palais n’apparaît pas dissocié de la citadelle, et que selon l’ancienne disposition il devait se trouver à l’intérieur des remparts de la forteresse. Begram, fondée par Alexandre, et Aï Khanoum, fondée par les Séleucides, seraient des villes grecques où le palais aurait trouvé naturellement une place distincte de la fonction militaire, comme centre du pouvoir politique, alors que Bactres n’aurait été que le siège du pouvoir militaire des Perses, un pouvoir militaire délégué et soumis au pouvoir central, avant d’atteindre à la dignité de ville royale sous les rois gréco-bactriens.

Les photos satellites offrent également une vision globale de la taille de chaque construction : Begram comme Aï Khanoum sont dotées d’un palais sinon démesuré, du moins de taille comparable à la zone d’habitation civile qui les jouxte. Sur les images reconstituées par ordinateur de G. Lecuyot et O. Ishizawa598 la masse des bâtiments palatiaux d’Aï Khanoum impressionne d’autant plus que la ville est peu bâtie, vide des habitations qui n’ont pas eu le temps de la remplir.

À Aï Khanoum, la partie militaire est ainsi séparée de la partie civile, puisque la citadelle est sur une hauteur, le palais est au milieu de la plaine, à l’écart des lieux d’habitation mais sans être pour autant totalement éloigné ; enfin, hérôon, gymnase, complexe administratif sont proches, il n’y a guère que le théâtre dont on puisse dire qu’il est à l’écart599

.

Aï Khanoum aurait pu également jouer le rôle d’une cité utopique, peuplée certes de colons, mais aussi d’habitants autochtones comme le donnent à penser l’architecture de briques, le temple présentant des structures iraniennes. En somme, moderne et programmée pour être la vitrine d’un pouvoir nouveau, et le lieu d’accueil d’un nouveau peuple mixte.

Ce palais est singulièr, si central et démesuré en regard du reste de la ville. Le palais est écrasant, puissant, mais rien ne permet de croire qu’il était occupé par le roi, que celui-ci, même Eucratide qui lui donna son nom, en fit sa capitale. Trop loin, trop vide de population,

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Dossier iconographique, n° 31,32 et 33 pour Begram, 17, 18, 21, 23 et 25 pour Aï Khanoum.

598 Dossier iconographique n° 36 à 39. 599

ARISTOTE, Pol., VII. Aristote recommande en particulier d’entourer la ville, en toute occasion, de remparts, au nom d’un principe de réalité. Aï Khanoum ne fut peut-être pas le poste militaire que l’on imagine, même si des attaques se produisirent, car la « ville ronde » plus au nord tenait ce rôle depuis les Achéménides.

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trop isolée en Bactriane, Aï Khanoum convient comme avant-poste et comme symbole, mais Bactres et sa puissante forteresse voire son ensemble fortifié environnant et Zariaspa, voilà qui paraît plus sûr et plus efficace.

Cette singularité apparaît également dans une comparaison avec les cités mauryas ou indiennes immédiatement postérieures. À Pataliputra, le palais fut difficile à repérer, si l’on en croit L.A. Waddell, qui se fia surtout à la description chinoise postérieure pour diriger ses recherches600, et sans doute était-il situé au sud excentré par rapport à la ville. Le souci des bâtisseurs semble avoir été de protéger ce palais sans tenir compte des théories de l’Arthaçāstra qui prônait la construction des villes à l’image des camps militaires601, le roi occupant la place centrale. On mesure évidemment la distance qui sépare la théorie politique et la réalité d’une cité ancienne construite par ajouts successifs, situation que l’on retrouve à Taxila. Dans cette cité, les emplacements supposés des palais nous montrent un écart avec le reste de la ville, habitations populaires et citadelle militaire comprise602. Il est curieux de constater que des trois villes, Aï Khanoum, Pataliputra et Taxila, dont l’importance politique et humaine fut comparable, seule la cité de Bactriane met autant en avant son palais, comme s’il s’agissait de l’exposer à la vue de tous, de le rendre accessible à tous. Ou alors, avait-on si confiance dans les capacités des fortifications grecques ? Il est vrai qu’en regard des remparts de briques indiens603, et des fortifications perses moins performantes, les remparts grecs devaient être perçus comme bien plus sophistiqués.

Peut-on y déceler la présence d’une salle du trône ? Sans que rien ne s’opposât à cette éventualité, rien n’indique dans les fouilles archéologiques qu’il y en ait eu une clairement identifiable. C’est par hypothèse que G. Lecuyot et O. Ishizawa ont situé une salle du trône dans l’ensemble palatial, comme s’il fallait combler un manque : « De plan quadrangulaire, le quartier administratif était circonscrit par une circulation périphérique et divisé en quatre blocs par deux grands couloirs qui se croisaient à angle droit. Deux des pièces les plus grandes devaient servir aux audiences royales. Elles étaient décorées de pilastres de pierre engagés dans la maçonnerie avec les chapiteaux en sofa. Selon nous, l’une d’entre elles pourrait avoir servi de "salle du trône" » 604. S’il y en eut une, peut-être était-ce de façon temporaire, au gré des voyages royaux : de même que les souverains séleucides se déplaçaient et inspectaient leurs territoires, les souverains grecs auraient ainsi pu séjourner brièvement à

600 WADDELL,1903,p. 24-26. 601 Dossier iconographique n° 14. 602 ALLCHIN, 1995, p. 231. 603 Dossier iconographique n° 15 et 16. 604 I SHIZAWA,LECUYOT,2005, p. 68-69.

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Aï Khanoum, avant de retourner à Bactres ou de gagner une autre ville, emportant avec eux le trône dont on sait quel rôle symbolique il jouait dans le rituel royal des souverains hellénistiques.

L’Asie centrale grecque ne nous fournit cependant que quelques rares représentations de trônes : des monnaies605 et quelques restes d’éléments de mobilier, toujours dans les fouilles d’Aï Khanoum606

. De ces bribes, nous pouvons tirer quelques remarques : le trône est évidemment un élément important de la symbolique du pouvoir, mais il semble ici essentiellement relié à celui de Zeus. Amyntas, Hermaios font graver des Zeus en majesté sur le trône, mais pas un roi n’est figuré en position de majesté. De même, le trône n’apparaît pas vide, comme sur certaines monnaies hellénistiques d’autres cités ou royaumes607, et comme on pourrait le présumer à la lecture de la pratique inaugurale qui suivit la mort d’Alexandre608

: le trône vide, sur lequel Perdiccas a posé les armes, l’anneau, le diadème et l’armure d’Alexandre, et dont d’autres souverains se sont inspirés, comme Ptolémée II, sur le trône de qui on pose une couronne d’or lors d’une procession609. Il semble d’ailleurs que cette

pratique renvoie principalement à l’Égypte lagide610

.

Le trône d’Asie centrale paraît orné de façon plus complexe, plus riche : les pieds qui ont été retrouvés à Aï Khanoum, et que P. Bernard rapproche de ceux des trônes achéménides, prouvent que l’influence esthétique perse s’est exercée dans l’ornementation, orientalisée et adaptée aux habitudes antérieures des précédents maîtres de la Bactriane.611 Ce sont, à quelques détails près, ces trônes que l’on peut déceler sur les monnaies d’Amyntas et Hermaios. Néanmoins, que conclure de la rareté, en Asie centrale, des représentations picturales consacrées au trône royal ? Le trône était-il un objet si banal et habituel qu’il ne paraissait pas nécessaire de le représenter spécifiquement ?

605

Voir le dossier iconographique n° 59.

606

BERNARD,1970, p. 327-343.

607

Voir le dossier iconographique n° 60.

608

QUINTE CURCE X, 6, 4.

609

ATHENEE, V, 202 b.

610

PICARD,1959, p. 410-411 : l’auteur présente surtout des références à l’Égypte lagide.

611

« La fantaisie des artistes hellénistiques et leur goût des compositions hybrides ne suffisent pas à expliquer ces nouveautés. Leur imagination n'a point travaillé dans le vide. Elle a joué autour du vieux motif des trônes perses à pattes léonines que l'installation de royaumes grecs en Orient contribua certainement à diffuser parmi eux » : BERNARD,1970, p. 342. La reconstitution dessinée du trône est tirée de la page 331.

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Sans doute, les pompes et les ors d’Asie centrale n’atteignaient peut-être pas non plus les fastueuses manifestations que nous voyons dans les autres royaumes. Le souverain en armes, et probablement toujours en guerre, devait plutôt que de se manifester symboliquement, apparaître in persona.

Dépourvue d’une salle du trône, Aï Khanoum n’était sans doute pas une capitale, sauf de façon éphémère sous Eucratide Ier. Aï Khanoum était trop excentrée, trop exposée aux risques d’incursions ennemies, comme le montrent les réparations des remparts. Néanmoins, elle eut certainement à connaître la vie de cour des souverains en déplacement, la présence du trône qui accompagnait toujours son maître, dans l’écrin d’un palais plus achéménide que grec.