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Conventions orthographiques

A. K Narain le faisait remarquer dès les premières lignes de son livre The Indo Greeks Revisited and supplemented 48 : tout semble commencer avec Theophilus Bayer, en 1738, à

II) Les sources

II.1.3 Un monnayage abondant

Affirmer l’importance du monnayage dans l’étude et la connaissance des rois grecs d’Asie est devenu un lieu commun. Comme tel, il finit par révéler ses limites interprétatives. Faut-il le rappeler, nous n’avons que peu de sources littéraires ou épigraphiques, peu de moyens de contrôler par recoupement les noms ou les reconstitutions historiques qui ont été effectuées au sujet de ces rois. Comme un acte fondateur maladroit, la première erreur d’interprétation est attribuable à Th. Bayer lui-même : Frank L. Holt relate, dans un style halerte et parfois volontairement proche du sensationnel, comment la première monnaie de Bactriane attribuée à Diodote conduisit le savant allemand à s’intéresser à la Bactriane168

. Mais il n’y avait qu’un exemplaire, en ce début XVIIIème

siècle. Le corpus monétaire est désormais vaste, et d’autres pièces restent encore probablement à découvrir. Par exemple, voici comment O. Bopearachchi décrit le trésor de Mir Zakah II : « D’après mon enquête et mes supputations, ce dépôt monétaire contenait plus de 4 tonnes de métal frappé, autrement dit près de 550 000 monnaies, essentiellement en argent et en bronze »169. Encore n’est-il que le second découvert dans ce village, le premier, Mir Zakah I, découvert en 1947 et étudié par R. Curiel et D. Schlumberger en contenait 10 000. Et ce ne furent pas les seuls dans la région, au point que l’on peut légitimement évoquer non pas l’existence de trafics de monnaies authentiques, trafics attestés, mais d’un artisanat du faux dont des exemples parviendraient jusque sur Internet, à des prix élevés mais défiant la concurrence des vraies maisons de négoce. Bien que la présence de ces faux soit minoritaire dans les collections, et que les trésors soient constitués de monnaies authentiques, dès l’Antiquité ils étaient produits, donnée qui prouve combien la fabrication de monnaies ne présentait guère alors de difficultés techniques : par exemple, en milieu gallo-romain l’atelier monétaire de Châteaubleau dans la

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HOLT, 2012b, p.7-14. Le chapitre s’intitule « The Adventure begins » ; il faut reconnaîttre que le livre de F.L. Holt est souvent passionnant, toujours stimulant.

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Seine-et-Marne, avec ses trois officines, produisaient au IIIème siècle des faux selon toutes les techniques en vigueur à l’époque170

.

Nous ne disposons donc pas, en raison de la dispersion des monnaies, des violences politiques ou des guerres dans la région, d’un véritable catalogue sinon complet, du moins général. Quant aux lieux de découverte et aux conditions de découverte, ils sont pour la plupart inconnus, et seules les fouilles archéologiques, pour un petit nombre de monnaies, nous permettent une localisation précise, encore celle-ci ne peut-elle tenir compte de réalités invérifiables, tel le commerce antique ou le passage et l’acheminement des monnaies ne serait-ce que pour payer des tributs ou la solde. Sur ce dernier point, F. de Callataÿ, se fondant sur des témoignages écrits et des trésors monétaires occidentaux, décrit les transports de fonds civils dans des corbeilles portées à dos d’âne ou dans des bateaux, et des transports militaires dans des caisses de bois dûment contrôlées par des bordereaux ; mais ces transports pouvaient s’arrêter soudain, voire ne pas même débuter, si un prélèvement à la source organisait une réserve monétaire de pièces, forcément neuves171. Or nous ignorons tout des transports monétaires en Asie centrale, qui durent pourtant avoir lieu, ne serait-ce que pour assurer la solde des armées en campagne.

Dans un ouvrage décapant principalement consacré à remettre scientifiquement en cause les analyses numismatiques de W.W. Tarn et A.K. Narain, ouvrage court mais qui parut pertinent au point d’être presque aussitôt traduit en anglais, O. Guillaume reproche aux numismates l’impressionnisme de leurs analyses, qui transparaît dans la façon dont les deux auteurs canoniques des débuts de l’histoire gréco-bactrienne interprètent les mêmes données (par exemple les motifs apparaissant sur les monnaies)172. Dans le chapitre V de son ouvrage, O. Guillaume conteste ou souligne les faiblesses des raisonnements s’appuyant sur certaines variables comme le comptage des monnaies (à l’heure actuelle toujours impossible), la connaissance précise des matériaux (toujours en cours d’étude), les interprétations liées aux surfrappes, les portraits des rois qui ne nous permettent pas de déterminer leur âge, et donc nous gênent en cas de filiation supposée ou d’interprétation du caractère royal, ou encore les interprétations liées aux légendes et aux types … Ajoutons enfin, ce que l’auteur détaille dans un autre chapitre, notre méconnaissance du sens des monogrammes, sur lesquels repose pourtant l’édifice des datations et des relations entre les souverains grecs. Ses remarques nous paraissent encore justes, et remettre en cause d’éventuelles certitudes liées à l’étude des

170 PILON,2003, p. 177-183. 171 CALLATAŸ, 2006, p. 8-12. 172 GUILLAUME, 1987, p. 81.

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monnaies ; les numismates n’ont que des hypothèses, les meilleurs d’entre eux, tel O. Bopearachchi soulignant souvent le caractère hypothétique des conclusions auxquels ils parviennent.

Un bon exemple des constructions hypothétiques auxquelles le chercheur se soumet nous est fourni par le travail de J. Jakobsson. Précisons tout d’abord que ce savant suédois est manifestement consciencieux et prudent : ces travaux abondent en précautions oratoires, en adverbes prouvant qu’il n’est pas sûr des hypothèses qu’il avance. Dans un article du JONS173, en 2007, il évoque les successeurs royaux de Ménandre. Parmi ceux-ci, les deux premiers : « The young Thrason Megas (c. 130 BCE) is believed to have been Menander’s son. If any conclusions could be drawn from epithets, Thrason’s mother was presumably a princess related to Euktratides I Megas, but despite this ambitious titulature only a single specimen of Thrason’s coinage is extant, so we must fear that the boy was soon murdered, perhaps by Zoilos I. This leaves Nikias (c. 130-115 BCE) as the remaining heir of Menander. Nikias was also a Soter king and sometimes used a modified version of Menander’s Athena Alkidemos reverse. Their portraits are rather similar : Nikias, who to this author ages from young to middle-age on his coins, was likely a younger relative of Menander. Menander, Thrason and Nikias are linked chronogically by a monogram unique to them. » Malheureusement le chercheur établit des rapprochements et des suppositions que rien n’étaie : de Thrason nous n’avons qu’une monnaie, donc il serait mort jeune. Mais pourquoi avoir choisi cette seule hypothèse, si ce n’est pour se débarrasser du problème et justifier l’existence d’un autre roi qu’il fallait placer dans les listes ? On remarquera qu’est évoquée la maternité d’une princesse inconnue, fille d’Eucratide, alors que rien ne prouve cette assertion, ni ne donne le nom de la princesse. Enfin, ajoutons que les numismates et historiens ayant tenté de dater le règne de Thrason le placent vers 90-85 (Bopearachchi) ou 100-95 (Coloru), et non pas en 130 qui est la date supposée de la mort de Ménandre Ier. Le lien avec Eucratide dépendrait de l’épithète, bien que nous ne sachions pas les raisons pour lesquelles les épithètes étaient choisies (d’ailleurs, l’auteur lui-même est très prudent à cet égard). Thrason est mort, pourquoi pas assassiné (et pourquoi pas dans son lit, à la chasse, de maladie, etc., cette hypothèse est gratuite, même si les rois hellénistiques nous ont habitués à de telle extrémités criminelles) ; et comme il faut le remplacer, voici Nicias qu’une providentielle épithète lie finalement (on aimerait une preuve) à Ménandre (il n’y aucune hypothèse concernant sa mère, en eut-il une ?). Passons sur le portrait de Nicias, qui est supposé

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ressemblant et nous apprend que le roi fut représenté jeune (tout de même, rappelons que les images royales sont en grande partie déterminées par des stéréotypes, et qu’il est rare que le souverain soit représenté laid, ou très vieux, comme si une éternelle jeunesse devait être son lot ; rappelons aussi que l’image du souverain en majesté n’est pas obligatoirement, dans le monde hellénistique, une image vraie du corps du roi, mais un mixte de sa fonction, de la représentation qu’il veut donner de lui, et de ce que transmet la Vox Populi). L’évocation d’Athéna Alkidemos paraît plus probante, mais elle est affaiblie par le choix d’une interprétation qui écarte la différence avec les monnaies gravées de Ménandre : c’est une version modifiée, et voilà tout. Mais justement, c’est une version modifiée, il serait utile, au risque certes de créer de nouvelles hypothèses qui n’auraient leur justification qu’en elles- mêmes, d’indiquer pourquoi elle a été modifiée, quel sens accordé à cette modification. Rappelons que cette Athéna peut aussi n’être évoquée que pour rattacher le souverain, mythiquement mais aussi idéologiquement, à la Macédoine, et dès lors l’Athéna serait une revendication de la légitimité à régner. Enfin, et ce débat n’est pas tranché lui non plus, les monogrammes relieraient les trois rois de façon familiale, dynastique ; mais nous ne savons pas avec certitude ce que signifient les monogrammes, ni quelles étaient les raisons de leur emploi, et l’analogie avec les marques des briques crues employées par les bâtisseurs d’Aï Khanoum doit nous rendre prudents. En effet, les archéologues ont cru que celles-ci pouvaient avoir une signification, administrative ou technique, affirmant un pouvoir royal, ou encore répartissant des équipes d’ouvriers. Malgré les efforts et les décomptes des chercheurs, il leur a fallu se résigner : « Ces marques, qui pourraient servir à identifier des équipes, ont généralement la forme de lettres grecques ou de simples traits. Leur nombre d’une partie à l’autre de la construction varie considérablement et souvent plusieurs marques coexistent dans une même maçonnerie, si bien que l’on ne peut encore dire à quoi elles correspondent »174

. Comment, dès lors, ne pas s’étonner de l’optimisme dont fait preuve F. Widemann, numismate reconnu mais peut-être trop dépendant de sa technique, quand il écrit : « Les progrès techniques des analyses, la manipulation de grandes quantités de données que permettent aujourd’hui les statistiques et l’informatique apportent de nouvelles possibilités d’établissement de faits scientifiques qui, interprétés correctement, sont de véritables faits historiques présentant, comme d’autres données archéologiques, l’avantage d’être extensifs, perfectibles par l’apport éventuel de nouveau matériel monétaire ou géologique, et de progrès

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en analyse » 175. Or, nous manquons de tout cela, à commencer par les données statistiques et la possibilité de pratiquer des analyses fréquentes dans d’autres domaines monétaires, comme la charactéroscopie. Et que dire du fait qu’il n’existe parfois qu’un seul exemplaire de certaines monnaies ? Que nous ne sommes pas sûrs de posséder la totalité des portraits monétaires royaux grecs d’Asie ? Sur la trentaine de rois grecs, la plupart ne nous sont connus que par la numismatique ; comment intégrerait-on les noms et monnaies de deux ou trois nouveaux rois ? L’hypothèse est si peu absurde qu’elle correspond à ce qui se produisit avec le prince iranien Naštēn, dont on découvrit une seule monnaie, jusqu’alors inconnue, dans le trésor de Mir Zakah II176.

Enfin, la multitude, le mot n’est pas exagéré, de monnaies d’Hermaios frappées après sa mort, et la polémique qui les accompagne, donnent une idée de l’ampleur des difficultés d’interprétation : sommes-nous en présence de rois différents, que l’on devrait décliner en Hermaios I, II, III et IV selon F. Widemann177 ? Les observations personnelles d’O. Bopearachchi sur 4 000 pièces provenant du trésor de Mir Zakah II178 ont cependant confirmé le caractère posthume de ces frappes, notamment en raison de la présence des monogrammes associés à des akshara kharoṣṭhī, et donc l’amène à ne garder qu’un Hermaios.

Retournons dans le passé, et laissons-nous aller à un apologue que l’on pourrait intituler : L’ambitieux et les numismates. Vers 100 av. J.C., dans une vallée isolée du sud-est de l’Afghanistan, un riche ambitieux s’ennuie, confiné à des tâches de surveillance pastorale et d’administration de ses domaines. Son père avait pourtant nourri de grandes ambitions pour lui et l’avait nommé Diogène. Notre Diogène prend un jour la décision de guérir ses frustrations et de flatter son narcissisme par l’usage de la brutalité conquérante : ses ressources financières lui permettent d’acquérir les services d’une bande de 300 nervis, vite baptisée « armée ». Il s’empare de la totalité de la vallée, puis se répand sur une ou deux autres vallées, voisines d’infortune. Il pille évidemment, et se retrouve en possession d’un stock de métal : 51 kilos d’argent, 70 kilos de cuivre179. Tout à sa folie des grandeurs, il réquisitionne les services d’un artisan local, forgeron ou bijoutier, qui grave mal son nom sur 3 ou 4 coins monétaires, en imitant les monnaies d’un roi dont on se rappelle qu’il fut jadis

175

WIDEMANN, 2009, p.17.

176

BOPEARACHCHI, 1993b, p. 609-611.

177 Voir un résumé de ses positions et de celles d’O. Bopearachchi dans W

IDEMANN,2009, p. 220-221, et 385-386

où est un résumé historique des interprétations relatives à Hermaios est présenté.

178

BOPEARACCHI,1999, p. 40.

179 A

RLES, BROUSSEAU,FAUCHER,TEREYGEOL,2009, p. 64 ; les quelques hypothèses présentées ici (notamment le

poids des métaux et le nombre de monnaies que l’on en produit) sont des adaptations des expériences effectuées en archéologie expérimentale par ces chercheurs, et prouvent combien il était techniquement simple de frapper des monnaies dans l’Antiquité.

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puissant : Ménandre. Flanqué du beau titre de « Sauveur », Diogène, qui n’a sauvé que lui- même, fait frapper environ 3 000 monnaies d’argent et 5 000 monnaies de cuivre. Un de ses « sujets », par prudente expérience, thésaurise 200 de ces monnaies dans un pot d’argile (maigres économies). A quelques temps de là, un prince nomade s’empare de la vallée, supprime Diogène, rafle les monnaies qui circulent dans le petit espace géographique, les refond, et l’on oublie l’ambitieux qui ne subsiste plus que dans un pot enterré, derrière une petite maison.

2200 ans plus tard, une mine anti-char explose, fait s’effondrer le bas-côté de la route qui longe le village et révèle quelques restes archéologiques : parmi eux, le trésor monétaire. Le petit village de paysans qui récupère la trouvaille se partage les monnaies, et chacun d’aller chez son vendeur, à Peshawar. Les vendeurs pakistanais utilisent alors leurs contacts à l’étranger, et voici que pendant plusieurs années, à l’unité, des monnaies de Diogène apparaissent dans les catalogues et les ventes : 100 monnaies de Diogène circulent, un nouveau roi grec est désormais révélé, et bien attesté par un nombre important de monnaies. Les numismates tentent alors de faire rentrer le nouveau roi dans une trame historique déjà complexe.

Ménandre aurait donc engendré deux fils : Straton Ier et Diogène. Les deux rois se seraient succédés, ou (hypothèse misogyne) l’étendue des conquêtes de Ménandre aurait nécessité très tôt qu’Agathocléia sa femme disparût du pouvoir, sitôt sa régence terminée (et peut-être même avant) pour faciliter l’accession au trône d’un co-roi. Un autre numismate conclut de l’état des monnaies, quasi neuves, qu’elles proviendraient d’un transport monétaire militaire : Diogène ne serait-il pas mort, en ces temps troublés, pendant un conflit armé, comme son père ? Mais l’état du monogramme, très approximativement reproduit, attesterait plutôt de la décadence de cette dynastie : Diogène, le cadet d’un illustre conquérant, a tenté de garder son rang et la grandeur passée de la famille, frappant des monnaies dans un dérisoire sursaut d’orgueil, avant de sombrer lors d’un désastre militaire.

Cette facétie paraît railler les numismates, ce n’est bien sûr pas son intention : en fait, les analyses sont ici crédibles, et pourraient être conformes à l’histoire, si d’autres sources d’information nous permettaient de les corroborer180. En Asie centrale grecque, nous n’avons

souvent pas la possibilité d’agir ainsi.

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Rappelons le cas de Thrason : roi inconnu, que Bopearachchi O. range avec prudence et circonspection dans les années 95 à 80, il n’est mentionné que depuis 1982 ; une seule monnaie à ce jour, non répertoriée dans un catalogue scientifique, non photographiée. Mais ce roi mystérieux a pris le titre de Mégas, ce qui doit faire réfléchir quant aux théories que l’on peut échafauder à partir de ce type d’indications. Voir WIDEMANN,2009, p. 201-202. Pour comprendre comment émergent, parfois, lors des fouilles, des monnaies inconnues ou imitées,

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2) Les sources externes