• Aucun résultat trouvé

Les frontières occidentales et orientales

Conventions orthographiques

A. K Narain le faisait remarquer dès les premières lignes de son livre The Indo Greeks Revisited and supplemented 48 : tout semble commencer avec Theophilus Bayer, en 1738, à

I.2.3 Les frontières occidentales et orientales

(a) La fontière ouest des royaumes grecs correspond à ce que l’on nomme la Margiane, c’est-à-dire la région de Merv. Il faut toutefois nuancer cette identification, car l’oasis de Merv actuelle ne représente qu’une partie de ce qu’était la Margiane antique, bien plus étendue119. La Margiane devint perse au VIème siècle av. J.C., Alexandre la conquit et fonda une Alexandrie, Antiochos Ier s’y installa et fonda une ville (probablement Gyaour-Kala)120, il est logique d’imaginer que la Margiane devint au IIIème

siècle av. J.C. une partie du royaume gréco-bactrien, jusqu’au IIème siècle av. J.C. La région de Merv n’a fourni aucun élément épigraphique important, et fouillée par les archéologues soviétiques, peu d’informations sur la présence grecque. Ainsi, même à Gyaour-Kala la moisson est faible : les premières monnaies sont arsacides, et une monnaie d’Euthydème seulement fut découverte121. Les archéologues soviétiques considérèrent que les années de présence grecque ne laissèrent qu’une trace limitée, pour ne pas dire négligeable, dans la région : « D’une façon générale, les archéologues soviétiques ont considéré que la conquête d’Alexandre et l’occupation séleucide n’avaient pas laissé de traces archéologiques spécifiques autres que, éventuellement, une stimulation du développement urbain en cours à Merv et une intensification des échanges »122. Nous sommes donc face à une contradiction entre l’archéologie et les sources écrites qui soulignent que les Grecs furent présents en Margiane. Une réévaluation de cette présence conduit C. Baratin, qui use de prudence toutefois, à conclure : « On peut ajouter aujourd’hui qu’à Merv, l’influence grecque exercée par la présence séleucide en Margiane s’est très probablement prolongée lors d’une phase de domination gréco-bactrienne, dont nous avons vu qu’elle était attestée par les monnayages jusqu’au milieu du IIème

siècle avant notre ère »123 . En définitive, si les Grecs conquirent et dirigèrent la Margiane, leur domination fut sans doute militaire, et par conséquent politique, mais exercée par quelques soldats. On ne peut déduire des quelques traces de culture hellénistique trouvées dans la région une importante présence démographique grecque : la Margiane subit l’attraction de la culture grecque, et plus tard encore quand la domination parthe fut établie, mais ces marches de la présence grecque étaient bien une frontière extérieure.

119 GAÏBOV,KOCHELENKO, 2002, p. 46. 120 G AÏBOV,KOCHELENKO, 2002, p. 48. 121 BARATIN, 2009, p. 272. 122 BARATIN, 2009, p. 273. 123 B ARATIN, 2009, p. 285.

41

(b) La frontière de l’Est semble aussi mouvante que la frontière ouest. Elle dépend des relations qu’entretinrent les Grecs et les Indiens, mais ne peut se définir territorialement avec une absolue certitude : quand et jusqu’où les premières conquêtes grecques eurent-elles lieu ? Jusqu’à quand les Grecs furent-ils présents en Inde, et jusqu’où ? Répondre à ses questions représente un défi dont aucun des spécialistes, numismate ou archéologue, n’est sorti définitivement et catégoriquement vainqueur jusqu’à maintenant.

Il semble cependant établi que les Parthes n’occupèrent pas la région de Taxila, et que les Grecs y restèrent donc après la perte de l’Arachosie. Les seules informations dont nous disposons sont numismatiques, et peu nombreuses. C. Baratin liste les trouvailles monétaires effectuées au sud de l’Hindou Kouch et marque les limites de la présence grecque dans cette région : « Les cinq monnaies indo-grecques que comporte la collection du musée de Kandahar, riche de 163 pièces, sont respectivement trois drachmes d’argent au standard de poids attique, dont deux émises par Apollodote et une par Ménandre, et deux bronzes, un d’Apollodote, et une monnaie carrée bilingue grec/kharoṣṭhī d’Eucratide. Le monnayage arsacide est représenté par six drachmes d’argent, dont la plus ancienne est de Mithridate II. Les fouilles du site ancien de Kandahar, Shahr-i Kuhna, menées quelques années plus tard durant la même décennie 1970, ont permis d’enrichir quelque peu cette collection. Les trouvailles monétaires changent un peu le tableau que l’on pouvait esquisser à partir des monnaies du musée. Elles ne comportent pas de monnaies arsacides. Les pièces anciennes sont essentiellement de cuivre : une pièce d’Alexandre, une pièce d’Antiochos III, un cuivre de Negama, souverain de Taxila à la chute du pouvoir maurya, deux cuivres bilingues d’Euthydème Ier

et un cuivre carré bilingue d’Eucratide, enfin un tétradrachme bilingue de mauvais aloi d’Hermaios. Puis les monnaies indo-scythes sont représentées par un petit ensemble de cinq tétradrachmes en argent. D.W. Mac Dowall avait par ailleurs signalé la découverte d’une monnaie de bronze carrée d’Agathocle réalisée par l’Indian Archaeological Mission en 1953, et U. Scerrato avait trouvé à Kandahar des tétradrachmes d’argent d’Antimaque Ier

associés à un statère d’Eucratide. Au Seistan, les séries gréco-bactriennes s’arrêtent avec celles d’Antimaque Ier, tandis qu’en Arachosie, après les bronzes Apollodote

Ier, circulent encore des bronzes bilingues d’Eucratide Ier, témoins, peut-être, de ces combats contre les « Arachotes » dont parle Justin à propos des Gréco-Bactriens du temps d’Eucratide. Si la confrontation entre Apollodote Ier et Mithridate Ier dont nous avons fait l’hypothèse a bien eu lieu, on peut supposer qu’Apollodote avait réussi à stopper la progression à l’est du souverain parthe, en lui faisant éventuellement une allégeance formelle,

42

et que c’est sur Eucratide que ce dernier a peut-être pris ces territoires, avant de se heurter à Ménandre. Quoi qu’il en soit, la circulation de monnaies parthes au sud de l’Hindukush n’est attestée qu’à partir de Mithridate II (…) » 124.

Les souverains bactriens n’entamèrent tout d’abord pas de conquête sur leur voisin indien : après la fondation du royaume par Diodote, il fallait une logique consolidation, une nécessaire organisation politique et administrative. Puis, environ soixante ans plus tard, Euthydème et son fils Démétrios entreprirent de conquérir le Séistan, les Paropamisades et une partie de l’Inde. On ne sait pas ce qui détermina cette avancée dans de si vastes territoires : le souvenir des conquêtes macédoniennes, et par conséquent la conviction que ces terres appartenaient à la Grèce ; l’effondrement de l’empire maurya, et donc une opportunité d’accroître son domaine ; une poussée démographique et de bonnes récoltes, hypothèse personnelle invérifiable en l’état des connaissances historiques mais conforme à ce que l’on sait d’autres pays et d’autres temps. Sans doute plusieurs de ces facteurs jouèrent-ils un rôle. On ne sait pas non plus si Démétrios conquit ces terres sous le règne de son père, ou seul, ou encore en deux temps (d’abord au nom de son père, puis en son nom propre). Débattre de ces questions met en cause l’analyse des sources latines et grecques, très succinctes (voir plus loin), et des interprétations des données numismatiques assez subjectives, portant sur les raisons pour lesquelles Démétrios s’attribua le scalp d’éléphant (en souvenir d’Alexandre le Grand, comme le pensait jadis W.W. Tarn, pour honorer une victoire très hypothétique, ou pour souhaiter une victoire et annoncer sa conquête)125. Les historiens s’accordent cependant sur le point d’attribuer à Démétrios la fondation de Démétrias126

, en Arachosie, et donc la conquête de la région. Démétrios fut-il seul du nom, ou peut-on envisager un Démétrios II ? Les arguments numismatiques développés par O. Bopearachchi paraissent de bon sens, bien qu’ils ne soient pas corroborés par l’archéologie ou une source autre que la numismatique : il y aurait eu un premier Démétrios, conquérant d’une partie de l’Inde, et un Démétrios II qui de 175 à 170 avant notre ère aurait contrôlé des territoires grecs au nord de l’Hindou Kouch. Strabon (XI, 11, 1) rapporte que les conquêtes des rois bactriens incluèrent la Patalène et la côte environnante, c’est-à-dire le sud de l’actuel Pakistan et le delta de l’Indus. F.

124

BARATIN, 2009, p. 264-265.

125

MECHIN, 2008, présente clairement les positions en débat dans sa thèse, p. 79 à 84. Ces arguments numismatiques paraissent convaincants, bien que fragiles, puisqu’ils reposent essentiellement sur une étude du monnayage de cuivre d’Euthydème.

126

Toutefois, Démétrias est une ville qui n’apparaît que chez Isidore de Charax et Strabon qui utilise ici Apollodore d’Artémita. Elle n’est pas localisée précisément. Voir BARATIN, 2009, p. 106.

43

Widemann127 fait état de ce texte et du Périple de la mer Érythrée, dans lequel l’auteur anonyme témoigne de la circulation de monnaie d’Apollodote et de Ménandre au premier siècle de notre ère. Mais le texte de Strabon est notre seule information, d’autant plus douteuse que pour lui la Patalène n’avait pas la même extension géographique que celle qu’on lui prête aujourd’hui sur nos cartes ; ce Ménandre, est-il le premier, le conquérant, ou le second qui lui fut bien postérieur ? Enfin, l’argument selon lequel des monnaies à Barygaza, entre 20 et 200 ans après les possibles rois nommés, prouveraient la possession par les Grecs de la province sud, semble ignorer totalement la durée de vie des monnaies dans l’Antiquité. Cependant, il est possible qu’une attaque ait eu lieu dans la région, non documentée par les textes ou l’archéologie ; il est possible que la Patalène ait appartenu un temps aux Bactriens et aux Indo-grecs, mais ce ne sont que des hypothèses étayées seulement par un mot écrit chez Strabon et une ligne du témoignage d’un voyageur anonyme.

L. Martinez-Sève dans son Atlas du monde hellénistique publie deux cartes relatives aux Grecs d’Asie centrale. Pour la première fois un historien ose définir les contours géographiques des royaumes grecs d’Asie, en tenant compte des derniers travaux et d’une forte dose de circonspection. Des deux cartes de cet atlas, celle sur les royaumes gréco- bactriens, mieux documentés, est évidemment la plus satisfaisante (sans doute aussi pour son auteur) ; tenter de cerner les contours des royaumes indo-grecs était plus périlleux : sauf pour la région de Taxila, cette tentative dépend d’hypothèses difficilement certifiables mais contribue à donner une approximation intéressante, et surtout une visualisation géographique de cette présence grecque128.

Synthèse

: L’Asie centrale grecque n’a pas eu la même fortune historiographique que les autres régions du monde hellénistique car elle n’a été étudiée que tardivement. Néanmoins, ce n’est pas le XXème siècle, mais le XVIIIème siècle qui la désigne à la curiosité des savants grâce au travail de Th. Bayer. Pendant tout le XIXème siècle des problèmes de définitions se sont posés, révélateurs des difficultés à envisager précisément la zone à étudier, Bactriane, ou Inde : on voit ainsi évoluer les termes qui désignent ces Grecs d’Asie, longtemps appelés Bactriens sans plus de précision, alors que peu à peu une distinction s’opère entre Bactriens ou Gréco-Bactriens pour les Grecs qui auraient occupé et dirigé la Bactriane jusque vers la première moitié du IIème av. J.C., et Indo-Bactriens pour

127

WIDEMANN, 2009, p. 67. Sur l’ouvrage de F. Widemann, lire une recension très détaillée : LABARRE,2010.

44

ceux qui conquirent le sud de l’Hindou Kouch. C’est d’ailleurs la proximité de l’Inde qui a longtemps gêné la compréhension du rôle de ces Grecs : les historiens se sont interrogés sur l’impact culturel de l’Inde sur la Grèce, mais plus fréquemment encore ils ont attribué à la Grèce, dont les Grecs de Bactriane auraient été un relais, une influence civilisatrice sur les peuples de l’Inde. Cette idée disparaît d’ailleurs vers la fin de la période coloniale occidentale. Encore aujourd’hui l’étendue des territoires qui furent gérés par les Grecs est difficile à délimiter. Les royaumes grecs furent nombreux, si l’on en croit la multiplicité des noms de rois que nous fournit la numismatique, et les conquêtes et les guerres durent aussi remodeler souvent les limites des souverainetés ; enfin, des invasions venues du Nord ont contribué à effacer beaucoup de traces de cette présence grecque. S’il est possible d’avancer des hypothèses assez précises pour la frontière nord, l’Ouest et l’Est du monde grec d’Asie centrale paraissent mouvants, difficiles à borner précisément.

45