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Conventions orthographiques

A. K Narain le faisait remarquer dès les premières lignes de son livre The Indo Greeks Revisited and supplemented 48 : tout semble commencer avec Theophilus Bayer, en 1738, à

III) Le roi-guerrier

III.2.3 Les enseignements d’un conflit

Ce conflit inaugural scelle en réalité l’indépendance de la Bactriane : les Bactriens tiendront pour diplomatique leur soumission aux Séleucides et agiront ensuite comme s’ils étaient indépendants et n’avaient pas de compte à rendre à la puissance séleucide. Il est aussi lourd d’enseignements pour la perception des conditions dans lesquelles la Bactriane grecque fait et subit la guerre. Antiochos peine à vaincre les Bactriens nouvellement indépendants, ce qui ne laisse pas de surprendre, quand on se remémore la campagne d’Alexandre un siècle plus tôt et la facilité avec laquelle il volait de victoire en victoire, ou plutôt de place forte se soumettant en place forte. Mais il est vrai que c’est en Sogdiane qu’Alexandre eut le plus de difficultés à l’emporter, qu’il commit le plus d’exactions et de destructions, un territoire certes soumis au pouvoir achéménide et partiellement hellénisé, mais plus divers dans son

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« Il y avait en effet dans les régions avoisinantes de nombreuses bandes de nomades qui constituaient un danger pour eux deux, et si on les laissait envahir la Bactriane, ce pays redeviendrait sans aucun doute une contrée barbare. » POLYBE, XI, 6, 34.

293 Sur ce Démétrios, nous préférons suivre E. Will qui, en son temps, refusait déjà de relever les diverses et

variées spéculations (WILL,1966,rééd.2003, T II,p. 61) : on peut imaginer ce que l’on veut, Polybe ne dit rien de ce mariage, pas même qu’il eut lieu, et encore moins que ce Démétrios devint roi. Rappelons enfin que le nom de Démétrios était très fréquent, et ne s’est appliqué ni à un seul prince, ni aux princes seuls.

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Geste banal, qu’il est étrange de voir interprété comme une preuve de la famine qui aurait régné dans l’armée d’Antiochos, comme l’écrit WIDEMANN, 2009, p. 58, alors que deux ans de siège n’auraient pas entamé les réserves des Bactriens (dont la région était pourtant occupée voire dévastée…)

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peuplement, et surtout plus excentré. Doit-on en conclure que les arguments présentés par Euthydème et rapportés par Polybe étaient suffisamment pertinents pour qu’Antiochos ait, dès le début de sa présence en Bactriane, modéré les capacités destructrices de ses troupes ? Bien que le procédé du discours indirect soit très fréquent dans l’historiographie antique, tout donne à penser que les propos d’Euthydème sont une habile analyse de la situation géopolitique régionale que Polybe validerait en l’attribuant, à cet instant, au souverain bactrien, tandis que le Séleucide ne dit rien, hésite, et songe d’abord à la conduite de sa campagne vers l’Indus. Une communauté de destins, grecque et revendiquée comme telle, transparaît dans cette page, qui conclut le conflit entre le pouvoir séleucide et ce qui semble bien l’amorce d’un pouvoir grec en Bactriane : avec intelligence, Euthydème ferait appel au thème classique de solidarité des Grecs face au danger barbare.

Mais le plus surprenant reste la faiblesse militaire des Bactriens. Quand Polybe relate la bataille qui oppose Antiochos et les cavaliers d’Euthydème (X, 8, 49), il présente une avant-garde séleucide qui repousse une troupe bactrienne d’aristocrates à cheval, c’est-à-dire l’habituel contingent des soldats qui venaient jadis participer aux guerres des Perses. Ce n’est pas une armée, encore moins une armée nationale ; adaptée au terrain nous dit-on295, et de fait la plaine de Bactres est vallonnée, entrecoupée de collines, ce qui semblerait favoriser un combat de guérilla ou fait d’escarmouches. Mais la lourde et conventionnelle armée d’Antiochos l’emporte : que les troupes bactriennes ne sont donc pas adaptées.

Il convient ici de ne pas se laisser aveugler par des considérations modernes : depuis le XIXème siècle, et les interventions russes, anglaises, puis soviétiques, l’Afghanistan paraît être une terre de guérilla, seulement ; rappelons donc qu’il n’en fut rien dans les siècles qui précédèrent les temps modernes, lors des invasions musulmanes et sous les Ghaznévides, et que la Bactriane antique disposait en outre d’un réseau de routes qui permettaient le passage d’une armée, bien avant l’arrivée des Grecs296

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Les fortifications de Bactriane existaient, et les historiens affirment désormais qu’elles sont de type passif, autant à Bactres qu’à Aï Khanoum, c’est-à-dire qu’il faut peu d’hommes pour en assurer la défense, ou encore que la massivité des édifices suffit à elle-seule pour impressionner et faire reculer les agresseurs. Ainsi, selon P. Leriche, les fortifications grecques d’Asie centrale connurent une évolution comparable, en Bactriane ou dans le sud de l’Hindou Kouch : des fortifications passives et massives, puis un allègement des édifices et une adaptation à l’usage de l’artillerie. En somme, les Grecs auraient choisi des fortifications

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WILL,1966,rééd.2003, T II,p. 60.

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surdimensionnées pour dissuader des armées de type macédonien d’attaquer suivant la poliorcétique lourde et spectaculaire d’Alexandre ; puis, sous l’influence des évolutions militaires en Occident grec et des besoins locaux, les ouvrages défensifs se seraient allégés mais perfectionnés et complexifiés. Il semble donc bien que les Grecs, loin de préférer le combat de guérilla, se soient appliqués à organiser de solides défenses bâties, qu’ils voulaient dissuasives et derrière lesquelles ils escomptaient bien vivre en sécurité.

P. Leriche voit en l’allègement progressif des fortifications un changement d’habitude militaire et une transformation de la sociologie militaire grecque en Asie centrale : « Après une longue période où la défense est confiée à un nombre restreint de combattants, sans doute tous grecs ou orientaux hellénisés, il semble qu’en cette fin du IIIème siècle ou au début du IIème siècle, on ait élargi le cercle de ceux à qui pouvait être confiée la défense de la cité. Parmi ces nombreux défenseurs devait se trouver une part importante de combattants d’origine locale. Et l’on peut voir dans ce fait, soit l’indice d’une grande intégration de l’élément iranien dans la société gréco-bactrienne à la veille de la disparition du royaume, soit, plutôt et plus simplement, le témoignage d’une utilisation plus grande de mercenaires d’origine iranienne que l’afflux monétaire en provenance de l’Inde permettait alors de recruter »297. L’armée d’Euthydème aurait donc pu se livrer à une bataille de mouvement, dans un premier temps, puis se retirer à l’abri des fortifications pour défendre, aidée de toutes les diverses populations, une défense collective et fédératrice.

Pour intéressante, et fort probable qu’elle soit, cette hypothèse n’explique cependant pas le relatif échec militaire d’Antiochos, à moins que ce dernier n’ait retenu ses troupes ; il nous permet cependant de comprendre qu’Euthydème, disposant de peu de troupes et d’armée n’aurait d’abord fait confiance qu’aux Grecs et aux individus sûrs et assimilés, puis aurait mis à contribution tous les sujets de son nouveau royaume.

Comment une telle faiblesse numérique aurait-elle pu évoluer dans les quelques années qui suivirent ? Il faut rappeler en effet que le fils d’Euthydème, Démétrios Ier, s’empara probablement de l’Arachosie, qu’Eucratide et Ménandre se seraient disputé le pouvoir sur la Bactriane et la conquête des régions de l’Indus, dans un laps de temps fermé par la perte d’Aï Khanoum et de la Bactriane, soit en cinquante ans environ. Il aurait en effet fallu des soldats en nombre, pour que ces trois rois se battent, et envahissent l’Inde. A moins que le nombre de troupes engagé n’ait rien à voir avec les quantités d’hommes que l’on aimerait parfois envisager, et que Justin, compilateur et donc source qui n’est que de troisième

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main, ait une part de raison quand il nous présente Eucratide luttant avec seulement 300 hommes contre les 60 000 de Démétrios : de l’incroyable disproportion des chiffres on ne retient le plus souvent que les 60 000 (notamment P. Leriche dans la page citée plus haut) : et si le deuxième chiffre, et non le premier, était faux ? Rien ne vient confirmer les affirmations de Justin, sinon la certitude que nous voulons avoir des assauts contre l’Inde, pillages qui ont pu avoir lieu, razzias probables et possibles, mais qui pourraient n’avoir rien de commun avec les aventures titanesques que l’on imagine.

D’ailleurs, même du temps des Perses, il n’y aurait pas eu beaucoup de soldats en Bactriane : les troupes de Bessos, le satrape assassin de Darius, comptaient 7 à 8 000 hommes tout au plus, selon Arrien, et la noblesse bactrienne délaissa très vite le satrape au profit d’Alexandre, dès que celui-ci sembla en passe de remporter la victoire et d’installer une nouvelle légitimité ; les remparts de la Bactres achéménide semblent n’avoir pas été pourvus de beaucoup de soldats, puisque la ville céda au premier assaut.

Rien ne nous confirme, en réalité, la taille et les dimensions des armées grecques en Asie centrale, rien ne nous permet d’affirmer que les rois eurent à leur disposition d’autres armées que quelques milliers d’hommes, une sorte de noyau dur grec, auquel seraient venus s’adjoindre quelques milliers de mercenaires, dont on connaissait par ailleurs dans l’Antiquité le peu de fiabilité. Dans de telles conditions, ce ne sont pas les victoires des Parthes ou des Yuezhi qui doivent nous surprendre, mais la pérennité des Grecs, aidés il est vrai dans leur obstination à persister sur le terrain par la nature même de ce terrain, parcellisé et découpé en vallées aux accès aisément contrôlables.