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Conventions orthographiques

A. K Narain le faisait remarquer dès les premières lignes de son livre The Indo Greeks Revisited and supplemented 48 : tout semble commencer avec Theophilus Bayer, en 1738, à

III) Le roi-guerrier

III.3.5 Conquérants, mais jusqu’où ?

Les historiens s’accordent à voir dans les rois indo-grecs des conquérants dont l’audace leur permit de s’avancer profondément à l’intérieur de l’Inde. Strabon est cité en référence, mais Strabon ne croit pas en l’étendue de ces conquêtes, tant l’aventure

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NIKONOROV,SAVCHUK, 1992, p. 50-51. Kampyr-Tepe est située à environ 30 kms de Termez ; au début des années 1980, des équipes d’archéologues soviétiques y firent d’importantes découvertes, et la numismatique permit de dater l’occupation du site (IIIème-IIème siècle avant J.C.).

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Les thèses deSEKUNDA, 2005, présentant ces armées comme ayant connu une adaptation provoquée par l’efficacité de l’armée romaine, sont d’ailleurs critiquées et ne paraissent pas encore emporter l’adhésion.

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d’Alexandre lui semble indépassable446, et il n’est pas loin d’écrire que les Grecs d’Asie sont

des fanfarons, ou de traiter Apollodore, sa source historiographique, d’auteur mal renseigné. La question des conquêtes des Grecs en Inde n’a pour toutes sources occidentales que Strabon, et le romain Justin (LI, 6, 1) qui cite les Indiens comme peuple ayant été combattu par Eucratide. Les historiens disposent enfin de deux strophes en sanscrit, des slokas, tirées de la Yuga-purāṇa de la Gargī-saṃhitā, strophes d’interprétation douteuse et variée447, et souvent citées comme preuves textuelles de l’avancée en territoire indien. Notre propos ne sera pas de proposer une traduction, car il y en a plusieurs, et différentes, ni de remettre définitivement en cause la réalité d’une attaque des Grecs sur l’Inde, mais de présenter quelques remarques, et d’évaluer les difficultés ou les impossibilités d’une telle attaque.

Cette incursion violente des Grecs est à l’heure actuelle tenue pour acquise, si l’on en croit deux derniers travaux importants : la thèse d’O. Coloru448 (2006) et l’atlas du monde hellénistique de L. Martinez-Sève (2011). Dans ce dernier ouvrage, les poussées des Grecs sont matérialisées par deux flèches bleues très discernables, et les attaques sont attribuées à Ménandre Ier449. La source de cette certitude est sans doute l’étude récente de G. Wojtilla, « Did The Indo-Greeks occupy Pataliputra ? » qui répond par l’affirmative à la question, étude à laquelle O. Coloru accorde tout crédit dans sa thèse. G. Wojtilla rappelle d’abord à juste titre les différentes hypothèses relatives à l’invasion de l’Inde par les Indo-Grecs : fut- elle effectuée au IIème siècle av. J.C., par Démétrios, par Ménandre, par les deux réunis, quel fut son point terminal, l’Hypanis ou Pataliputra ? La preuve semble devoir tenir uniquement dans les vers du Yuga-purāṇa, dont l’auteur nous assure que leur établissement ne pose plus de problème : «… a rather high number of manuscripts has been made available, together with numerous critical studies on the textual tradition and the secondary information yielded by archeological and historical research. » Admettons-le, bien que cette affirmation non prouvée semble relever de l’argument d’autorité plus que de la démonstration scientifique, si

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TRABON XV, 1, 3 : « Prenons pour exemple Apollodore, qui, dans ses Parthiques, parle naturellement du démembrement du royaume de Syrie et de l'insurrection de la Bactriane enlevée par des chefs grecs aux descendants de Séleucos Nicator : il raconte bien comment ces mêmes chefs en vinrent par l'accroissement de leur puissance à attaquer l'Inde elle-même ; mais, pour ce qui est des notions précédemment acquises sur ce pays, nul éclaircissement à attendre de lui ; loin de là, il n'en tient nul compte et affirmera, par exemple, en contradiction formelle avec ce qu'on sait, que ces rois grecs de la Bactriane conquirent une plus grande étendue du territoire indien que n'avait fait l'armée macédonienne et qu'Eucratidas notamment y possédait jusqu'à mille villes. Il oublie qu'au rapport des anciens historiens il existait, rien que dans l'espace compris entre l'Hydaspe et l'Hypanis, jusqu'à neuf nations distinctes, lesquelles possédaient cinq mille villes toutes plus grandes que Cos Meropis, et que cette immense contrée fut conquise par Alexandre et cédée par lui à Poros. »

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USSMAN,93, p. 84, qui fait lui-même référence à NARAIN, 1957, p. 174-179 pour un résumé sur les diverses

interprétations.

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COLORU, 2009, p. 223-226.

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l’on se réfère à ce que G. Fussman déclarait : « Le texte a été manipulé et corrigé par les différents éditeurs et commentateurs de façon à en extraire un maximum de renseignements historiques et, j’ajouterai, de renseignements historiques correspondant à leur sentiment »450

. A.K. Narain consacre d’ailleurs un copieux appendice451 aux différents établissements de textes, et aux divergences qui en surgissent. G. Wojtilla date en revanche le texte d’une façon apparemment indiscutable : tous s’accordent à le considérer comme tardif ; quelques auteurs le datent du Ier siècle av. J.C., les plus nombreux abaissent cette date jusqu’au IIIème siècle ap. J.C.452

Si l’auteur considère donc le texte comme établi depuis les années 1980, il ne cache pas les difficultés de traduction qui, elles, ne sont manifestement pas résolues pour un certain nombre de mots. Après deux pages (p. 500-501) de rappel des quelques points qui posent problème dans la traduction du sloka 47, G. Wojtilla présente ses hypothèses, avec précaution « In view of the above, our tentative translation would reads as follows « Then, having occupied Sāketa, the viciously valiant Greeks, together with the Pañcalas and the Mathurās, will occupy Kusumadhvaja (a suburb of Pātaliputra) »453. Le sloka 48 n’est pas moins difficile

à traduire, puisque même l’identification de Pātaliputra est sujette à discussion : pour résumer, une grande bataille aura lieu, près d’une ville aux fortifications constituées de palissade de bois, et des engins de siège (peut-être cracheurs de feu) seront employés454. Et c’est donc avec surprise que le lecteur lit cette conclusion affirmative, à la page suivante : « In sum, a positive answer can be given to question put in the title of this paper : the Greeks occupied Pātaliputra sometime before the death of the last Mauryan ruler, perhaps sometimes before 180 B.C. It cannot be attributed either to Menander or Demetrius. »

Il paraît cependant hâtif d’accepter une telle conquête sans mettre en avant certaines évidences ou interrogations.

- Jamais Ménandre ou Démétrios ne sont nommés par les textes indiens à caractère guerrier, pas plus d’ailleurs qu’un autre roi grec.

- La datation pour le moins fluctuante du texte indien, sa composition incertaine, dans des conditions inconnues, par un inconnu, dans un lieu inconnu nous rendent enclin à la plus grande prudence.

450 FUSSMAN,1993,p. 84. 451 N ARAIN,1957, p. 239-246. 452 WOJTILLA ,2000, p. 499. 453 WOJTILLA, 2000, p. 501. 454 W OJTILLA,2000,p. 504.

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- Le Yuga-purāṇa n’est pas un texte historique, mais un texte apparaissant dans un recueil astronomique : la nature du texte explique ainsi que la préoccupation du/des rédacteurs n’était certes pas la précision géographique ni temporelle, ce qui n’interdit pas de remédier à ces incertitudes mais doit aussi nous rendre prudent. - Cette attaque semble avoir été, si elle a eu lieu, le fait d’une coalition, dont les

Grecs, par la vertu d’une interprétation très hostile, pourraient avoir été les chefs puisqu’ils sont qualifiés et désignés par un défaut, à la différence des autres agresseurs ; mais rien n’est sûr, pas même la traduction par « the viciously valiant Greeks » puisqu’il existe d’autres interprétations du texte indien.

- Quels auraient pu être les buts de guerre ? Ils sont certainement évidents, puisque personne ne se pose la question ; à supposer que les Grecs aient voulu conquérir toute l’Inde, ç’aurait été une bien folle entreprise, à quelques années d’une invasion nomade dont les prémisses devaient se profiler ; ç’aurait été une entreprise bien aléatoire, avec des troupes hétéroclites, et sans doute un contingent grec minoritaire. Les chefs grecs n’auraient pu vouloir que détruire un ennemi potentiel, dont on se dit qu’il était pourtant le moindre des dangers pour eux, puisque le pouvoir maurya indien entrait en décomposition.

- Reste évidemment le désir de gloire et de pillage ; fallait-il pour autant s’enfoncer ainsi en territoire indien, aussi loin ? On ne sait pas d’où seraient partis les Grecs : prenons deux villes indiennes contemporaines pour faciliter la compréhension des distances, Peshawar et Lahore, toutes deux en territoire grec à l’époque. Peshawar est à 2049 km de Patna, moderne nom de Pātaliputra, Lahore à 1535 km. On reste admiratif, mais dubitatif quant à l’utilité de l’exploit : n’y avait-il donc aucune ville proche et plus aisée à piller en Inde ?

- Notre connaissance de Pātaliputra est, non pas insignifiante, mais lacunaire et insuffisante, et ne permet pas de corroborer ou d’infirmer des hypothèses relatives à des attaques grecques. La cité été identifiée en 1783455 comme étant près de l’actuelle Patna, dans le Bihar, mais il fallut attendre les fouilles de L. A. Waddell456 pour qu’un travail important de prospection et de mise à jour fût réalisé ; sur 83 pages, L. A. Waddell, influencé dans ses fouilles par la description de Mégasthènes, consacre 59 pages aux descriptions de la situation de la ville, aux remparts de la cité et aux palais, sans avoir eu le temps de s’intéresser aux maisons

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RENNELL,1783, p. 40-42.

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du peuple ni aux monuments religieux457. Le reste de la monographie est une analyse historique du rôle d’Aśoka, dont Pātaliputra était la capitale, ainsi que la traduction des descriptions de la cité par Mégasthène et le chinois Fa Hsian. Une ville si importante fut en réalité peu fouillée : en 1913458, en 1927 pour les remparts par l’archéologue Wheeler, puis dans les années 1950459

, et à chaque fois partiellement.

- Cependant, Pātaliputra fut une grande cité, F.R. Allchin la décrit ainsi, après avoir évalué son étendue : « Pataliputra would have been far larger than any other South Asian city of its day, and on this score alone would certainly qualify for the title of Metropolis »460. Un raid guerrier serait donc justifié par une volonté de pillage, mais peut-on parler de conquête dans ces conditions ?

- Un tel raid était-il possible ? Sans doute. Mégasthène décrit longuement l’état des routes en Inde, et les distances n’interdisaient pas à une troupe montée de franchir de telles distances en quelques mois ; mais il faut aussi tenir compte des variations climatiques dues à la mousson, qui engendrent des difficultés supplémentaires en été. Dans une estimation des distances à parcourir, et de la difficulté à faire parvenir des messages et à recevoir des ordres sous les Maurya, G. Fussman cite les chiffres suivants : « […] on peut calculer qu’un courrier parti de Patna, capitale et résidence d'Aśoka, aurait mis environ trente jours pour parvenir à Kandahar, onze jours pour arriver au Bengale […] Imaginons que le gouverneur de Kandahar veuille informer le souverain maurya qu'un coup de main se prépare contre sa ville, ou qu'un soulèvement de population soit prévisible. Il lui faudra trente jours pour prévenir Patna. Dans le meilleur des cas, il recevra des instructions deux mois après le départ de son courrier et il se passera au moins quatre mois avant qu'une armée partie de Patna vienne lui prêter main-forte. Ces chiffres valent aussi, grosso modo, pour le trajet Suvarnagiri (dans le sud) - Patna. Entre juin et septembre, ils doivent être multipliés par deux »461. Une armée à cheval et comptant peu de fantassins, effectuant une vingtaine de km par jours, pouvait donc mettre 3 mois à parcourir la distance, mais tout siège était alors

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Ajoutons que les priorités des fouilles archéologiques étaient, à l’époque, de se concentrer sur les bâtiments publics. 458 SPOONER,1912-1913, p. 53-86. 459 ALTEKAR,MISHRA, 1959. 460 ALLCHIN,1995, p. 202. 461 FUSSMAN,1982, p. 631-632.

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interdit ; à moins que la troupe ne restât plus d’une demi-année, voire une année (hypothèse peu probable si loin de ses bases, en territoire totalement hostile). - Qui sont donc ces Grecs entreprenants et à l’audace frisant l’inconscience ? Peut-

être pas des Grecs. Si en effet le texte indien a été écrit à date haute, après la disparition d’un pouvoir politique grec en Asie centrale, il y a tout lieu de penser que les seuls yavanas qui étaient connus par les Indiens de cette époque-là étaient ceux qui commerçaient avec les Indiens en Inde du Sud, c’est-à-dire simplement des étrangers. La définition du terme yavana fut en effet fluctuante, selon les lieux et les époques ; vers le début de l’ère chrétienne, le terme aurait pu désigner des Grecs, des Indo-Grecs, et même des Romains. Plus tard, les Yavanas auraient été des étrangers, commerçants du sud essentiellement.462 Mais on ne sait pas quelle distinction les Indiens pouvaient établir entre des Yavanas indo-Grecs et des Indo- Scythes, voire des Sakas.

- Enfin, pour un auteur comme Strabon, l’Arachosie est l’Inde, la vallée de l’Indus est l’Inde, et il y a fort à parier que Démétrios conquérant de l’Inde ne l’était que de l’Arachosie, c’est-à-dire de la région de Kandahar. L’attaque sur l’Inde ne débouche sur Pātaliputra qu’en raison d’une interprétation discutable car il y avait à l’époque sans doute plus d’une ville entourée de grandes palissades, mais si Pātaliputra n’était pas le but du raid, rappelons que l’Afghanistan actuelle, le sud du Pakistan, le Gandhara étaient l’Inde, et pouvaient justifier l’usage d’une telle appellation.

Ainsi, l’avis naguère énoncé par G. Fussman est encore pertinent463

: les Grecs ont peut-être pris Patna, le fait est possible à la faveur d’un raid audacieux. Mais ajoutons qu’il est abusif de relier les textes antiques qui les gratifient de conquêtes supérieures à celles d’Alexandre en territoire indien et les textes indiens qui les accuseraient d’attaques et de destructions. Si les Grecs ont poussé vers le Bihar, hypothèse très incertaine, ce n’aurait pu être que pour un raid dévastateur effectué par des pillards sans scrupule ni perspective politique à long terme. Commencé vers le mois de février, parti du Pakistan actuel, le raid aurait pu durer dix mois, avec un siège court de quelques semaines autour de Patna : rentré dans son royaume, Ménandre aurait alors laissé des souvenirs de terreur aux populations traversées et rançonnées par son armée.

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Voir sur ce sujet RAY,1993, p. 422.

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