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Les travaux de Claudine Friedberg pour appréhender les classifications vernaculaires

2. L’ethnoécologie comme cadre d’analyse de la récolte des algues en Bretagne aujourd’hui

2.2. Les travaux de Claudine Friedberg pour appréhender les classifications vernaculaires

d’aborder et d’analyser au mieux les données, nous nous sommes appuyés sur les travaux de Claudine Friedberg. Pour elle, pratiques, représentations et interrelations influencent tous les aspects du processus classificatoire qui peut être considéré comme une mémoire de la société ou de la communauté. Pour notre recherche, les classifications vernaculaires ne sont pas l’objet de l’étude en soi, mais ce sont des révélateurs des pratiques, des savoirs et des représentations détenus par les informateurs et éventuellement partagés par le groupe de professionnels. Puisque nous posons l’hypothèse que les savoirs locaux nous permettent de mieux comprendre les enjeux autour de la ressource algale, alors « il est nécessaire de comprendre comment ces savoirs se construisent et s’organisent, comment ils rendent compte de la façon dont la réalité est perçue, conçue et vécue par chaque société. Ceci pose évidemment aussi la question de leur insertion dans le fonctionnement social. » (Friedberg, 1997, p. 6).

Il s’avère que les données collectées correspondent avec les éléments théoriques développés par Claudine Friedberg et dans d’autres travaux ethnoscientifiques comme ceux de Peter Dwyer, qui a observé que dans des contextes et pour des objectifs différents, les personnes regroupent les objets naturels de manières variées et qu’ils fonctionnent avec plusieurs classifications de la nature (Dwyer, 2005). Eugène Hunn (1993) fournit certaines précautions qui font échos à nos travaux. Il explique ainsi que les systèmes de classifications vernaculaires sont généralement moins détaillés que la classification linnéenne propre aux sciences biologiques et les dénominations ne sont pas

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obligatoirement standardisées. Il peut y avoir une « sur différenciation » pour certains constituants de l’environnement particulièrement importants et d’autres ne peuvent être précisés que dans un contexte particulier. Tous les auteurs soulignent que

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es idées qu’une société se fait de l’organisation et du fonctionnement du monde ne sont pas toujours faciles à mettre en évidence. De nombreux éléments sont implicites, mais il est nécessaire d’en tenir compte puisqu’ils influencent les pratiques et font sens pour le groupe et au sein de leurs savoirs (Friedberg, 1997).

Le texte qui suit s’appuie sur l’ensemble des travaux de Claudine Friedberg (Friedberg, 1968, 1974, 1991b, 2005) et tente de résumer sa pensée. Un objet, quel qu’il soit ne prend un sens qu’en fonction des autres objets, c’est-à-dire lorsqu’une place lui est attribuée dans un système de référence. Les objets naturels et leurs classifications ne sont donc qu’une partie de la démarche cognitive classificatoire. Ce processus classificatoire mobilise des mécanismes de différenciation et aussi de rapprochement entre des objets dans une même catégorie. Il s’agit d’établir des ressemblances entre eux, tout en les distinguant. Le processus est divisé en trois étapes : l’identification, la nomination et l’insertion dans un système de référence. Ces trois étapes se chevauchent et s’entremêlent puisque pour donner une place à un objet, il y a lieu d’abord de le reconnaître pour pouvoir en parler ; il faut le désigner par un nom, ce nom pouvant aussi bien déceler ce qui a permis de le reconnaître ainsi que le rôle qu’il joue dans la société, etla place occupée peut dépendre du système de nomenclature et d’identification.

Reconnaître et nommer

La reconnaissance permet de distinguer des entités dans l’ensemble des objets de la même catégorie, par exemple les plantes et de leur attribuer une dénomination. Cette étape n’a pas toujours lieu, en particulier dans les classifications populaires qui sont soumises à un souci de rapidité dans le repérage et l’identification et d’économie dans l’effort de mémorisation. Un parallèle peut être fait avec le principe de parcimonie19 en phylogénie. Claudine Friedberg identifie trois attitudes devant une plante également valable pour d’autres objets. Elle peut être très familière et donc reconnue au premier coup d’œil dans ce cas-là, le système de reconnaissance ne fonctionne pas, car il n’est pas utile. À l’inverse, si la plante est inhabituelle, soit en raison de sa rareté ou bien que commune elle est rarement utilisée, le processus de reconnaissance est mobilisé. La détermination peut se faire par des critères propres à l’objet : elle est alors « prototypique ». Elle peut aussi se faire par rapprochement principalement sur des critères morphologiques avec d’autres objets de même nature : elle est alors « componentielle conceptuelle ». Dans ce cas, les critères de reconnaissance peuvent être fournis à posteriori ou il n’existe aucune explicitation des caractéristiques, « c’est comme ça que je l’ai toujours appelé » est un exemple de réponses obtenues. Le contexte peut aussi favoriser le regroupement par la morphologie externe s’il existe des différences fortes entre les objets. Une fois reconnu, l’objet peut-être nommé. Cette dénomination se fait en utilisant ce que C. Friedberg nomme des « termes de base » et des « déterminants » et qu’elle illustre avec des exemples :

19 Principe consistant à n’utiliser que le minimum de causes élémentaires pour expliquer un phénomène. En phylogénie, science étudiant les liens de parenté entre les espèces, cela consiste à privilégier le plus faible nombre de « pas » (mutations) entre deux groupes taxonomiques (Lecointre & Le Guyader, 2001).

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o simple : hêtre

o composé : reine-des-prés

 Des termes de base accompagnés d’un ou plusieurs déterminants : chêne + vert ou carotte rouge + longue + de Croissy.

Il n’y a pas nécessairement de correspondance entre la nomenclature scientifique et populaire. Ainsi, plusieurs cas existent. Pour plusieurs espèces phylogénétiques proches, différents termes de base ou un même nom de base avec des déterminants différents peuvent être employés. Par exemple, dans nos données, plusieurs espèces de Laminaires, des grandes algues brunes, ont comme même nom de base « tali » : Laminaria hyperborea est nommée « tali penn » et Laminaria digitata « tali du ». Dans ce dernier cas, il y a un rapprochement avec la nomenclature naturaliste : genre + espèce. Mais, un même terme de base seul comme « tali » peut regrouper un ensemble botanique très divers, par exemple « tali piko » désigne une petite algue rouge Chondrus crispus, bien différente des Laminaires. Enfin, il existe des cas particuliers, par exemple les plantes du genre Viola sont désignées sous le nom de violettes, mais Viola tricolor est appelée la « pensée sauvage ». L’attribution d’un même terme de base peut se fonder sur un rapprochement ou des distinctions concernant des caractéristiques morphologiques, biologiques, écologiques ou comportementales ou culturelles.

Afin d’éviter toute confusion avec le système de classification scientifique, en nous basant sur les propos d’Harold Conklin et de Claudine Friedberg, nous utiliserons la notion de « type d’algue » pour désigner « les plus petites unités végétales reconnues par les informateurs » (Friedberg, 1974, p. 321) et cela pour l’ensemble des parties du manuscrit qui abordent le point de vue des professionnels. Une fois nommé l’objet est inséré dans un système, établissant ainsi un ordre dans cette diversité.

Classer

Les classifications vernaculaires peuvent regrouper des objets de différentes natures où les critères choisis a priori illustrent la correspondance entre eux pour la société étudiée. Il s’agit très régulièrement de liens plutôt symboliques ou métaphoriques puisque ces objets ont un rôle plus global dans le fonctionnement de la société. Si pour les universalistes, les classifications ont une structure hiérarchisée en six niveaux20 (Berlin, 1992; Berlin et al., 1973), pour les relativistes, courant dans lequel nous nous positionnons, les personnes regroupent les objets naturels de manière variée dans une multitude de catégories, qu’ils mobilisent en fonction du contexte (Bulmer, 1967; Dwyer, 2005; Friedberg, 1974). Claudine Friedberg distingue trois types de catégories :

1. Les catégories englobantes qui regroupent différents éléments hiérarchiquement équivalents, mais nommés différemment, c’est le cas dans nos travaux où l’ensemble « goémon », pour les anciens goémoniers, inclut tous les types d’algue (cf. figure 9, p. 90).

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2. Les catégories complexes se construisent sur quelques critères appartenant à divers domaines naturels (un type de végétation) ou sociaux (un usage). Par exemple, la catégorie « goémon noir » désigne une partie des algues de la famille des Fucales (cf. figure 9, p. 90), mais elle fait également référence à des pratiques spécifiques de coupe et à un usage, l’amendement des terres. Ces catégories sont souvent organisatrices de l’espace et occupent une place prépondérante dans les milieux anthropisés associés à des pratiques.

3. Les catégories implicites, qualifiées également de « latentes », « cachées » ou « covert », ne sont pas nommées ou par une périphrase. Ce type de catégorie a été mis en évidence dans de nombreux systèmes classificatoires. Elle se retrouve pour des collecteurs d’algues en bateau qui établissent une division en trois grande ensembles : les types d’algue « échoués », « récoltés à pied » « récoltés la main » et ceux « récoltés en bateau », cette dernière catégorie n’étant jamais évoquée directement et se construisant en opposition au deux précédentes (cf. figure 42, p 236)

Dans son travail, C. Friedberg insiste sur plusieurs points fondamentaux. Il n’y a pas une volonté délibérée et explicite de classer comme pour les scientifiques spécialisés dans ce domaine. Les discontinuités et les différences entre deux catégories ou deux objets apparaissent à chaque fois qu’il est nécessaire de distinguer les éléments jouant un rôle particulier pour une société donnée (usages techniques ou culturels ou repère écologique). Dans les classifications populaires, les plantes peuvent appartenir à plusieurs catégories. Lorsqu’elles sont au croisement de plusieurs catégories, elles peuvent être qualifiées d’« espèce nœud ». Une autre différence entre taxonomies scientifiques et populaires tient au fait que le principe de subordination des caractères dans ces dernières est différent, car la hiérarchisation n’est pas la même pour tous les objets ou groupe d’objets. C’est-à-dire que les critères choisis peuvent être indépendants entre chaque catégorie. Il y a peu de chance que la classification vernaculaire forme un ensemble homogène rendant compte de la totalité du monde végétal ou animal et où toutes les parties aient une place définie. Ainsi, les classifications vernaculaires ne peuvent être schématisées sous la forme d’arborescence comme ceux de la systématique, science de la classification (Lecointre & Le Guyader, 2001) mais « plutôt un réseau de rapports entre les différents types de plantes et leurs groupements » (Friedberg, 1974, p. 331).

Au cours de l’enquête, l’ethnoécologue peut être amené à collecter des données différentes entre les informateurs. Ce désaccord est attribué par C. Friedberg à l’effondrement de la société rurale. Toutefois, les raisons sont plus complexes et multiples – diversité des histoires de vie, phénomène d’emprunt ou d’hybridation, etc. – et rendent difficile une séparation entre une étude sur les taxonomies populaires de l’enquête ethnologique générale : « la première peut enrichir la seconde, elle ne peut certainement pas la précéder ; il faut pour l’entreprendre avoir une bonne connaissance de la population étudiée » (Ibid, p. 319).

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3. Méthodologie générale

Tout au long de ses travaux sur la méthodologie en sciences sociales, l’anthropologue Jean Pierre Oliver de Sardan s’est attelé à démontrer la validité et la rigueur scientifique des méthodes qualitatives qui sont parfois remises en question (Olivier de Sardan, 1995, 2004, 2008). Si les méthodes que nous avons mobilisées sont classiques en ethnologie et en ethnoécologie, il nous semble important d’être le plus clair possible sur notre démarche pour sceller avec le lecteur, pas nécessairement familier des sciences sociales, un « pacte ethnographique qui assure de notre sérieux et de notre professionnalisme : ce que je vous décris est réellement arrivé, les propos que je vous rapporte ont réellement été tenus, le réel dont je vous parle n’est pas un réel de fiction ni le produit de mes fantasmes… » (Olivier de Sardan, 2004, p. 47).

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